Panégyrique de Trajan (Burnouf)/Préface de la première édition

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Traduction par Émile-Louis Burnouf.
Imprimerie et Librairie Classiques (p. v-xiv).


PRÉFACE


DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


Dans le cours de mes études sur Tacite, j’ai eu trop souvent besoin de consulter Pline le jeune, pour ne pas reconnaître combien une lecture attentive de cet écrivain peut contribuer à l’intelligence du grand historien dont il fut l’ami. Il n’est pas rare qu’une lettre de Pline éclaircisse des faits et des usages que Tacite se contente d’indiquer ; et l’on trouve dans le Panégyrique de Trajan des détails que l’on chercherait vainement ailleurs, et sans lesquels nous aurions une idée moins complète des formes du gouvernement impérial. Il est intéressant aussi de connaître au moins les premières années d’un prince dont l’auteur des Annales s’était proposé d’écrire l’histoire ; et le Panégyrique est le monument le plus étendu et le plus instructif qui nous soit resté de cette époque mémorable. Ces considérations m’ont engagé à donner au public une nouvelle traduction de cet ouvrage, avec des notes destinées, soit à en expliquer le sens, soit à en faire comprendre l’importance historique.

Pline nous apprend lui-même, dans une de ses Lettres (III, 18), à quelle occasion et dans quel esprit fut composé le discours auquel on a donné plus tard le nom du Panégyrique. « Le consulat, dit-il, m’a imposé le devoir d’adresser au prince des actions de grâces au nom de la république. Après m’en être acquitté, dans le sénat, d’une manière appropriée au temps, au lieu, à la coutume, j’ai pensé que rien ne convenait mieux à un bon citoyen que de reprendre une si riche matière et de la traiter par écrit avec plus d’étendue. J’ai voulu d’abord que des louanges sincères fissent aimer à César ses propres vertus, ensuite que les princes à venir apprissent, non par les leçons d’un maître, mais par l’enseignement de l’exemple, quelle route peut les conduire à la même gloire. Car, s’il est beau d’instruire les princes de leurs devoirs, cette entreprise est délicate et annonce presque de l’orgueil ; mais louer un excellent prince, et par là montrer, comme du haut d’un phare, à ceux qui lui succéderont, une lumière qui les guide, c’est rendre un aussi grand service avec plus de modestie. » Ainsi le consul et l’empereur se trouvent justifiés du reproche, l’un d’avoir prêté à des éloges sans mesure et sans fin une oreille trop patiente, l’autre d’avoir prodigué l’adulation à un prince digne d’être loué avec plus de noblesse. Il est certain, d’un côté, que Trajan n’entendit pas ce long panégyrique, et de l’autre que, si la flatterie est quelquefois dans les paroles de Pline, elle n’est jamais dans son intention.

Du reste, je ne prétends nullement dissimuler les défauts de hauteur que je traduis, et il m’est arrivé souvent, dans les Notes, de critiquer, avec le respect dû à un beau génie, des passages où se révèle trop l’homme accoutumé, sous la longue tyrannie de Domitien, au langage de la servitude. Des censeurs, qui n’ont peut-être pas assez tenu compte de cette circonstance, l’ont jugé avec une extrême rigueur. Un des plus célèbres écrivains dont l’Italie s’honore, Alfieri, comme pour témoigner le peu de cas qu’il faisait du Panégyrique de Pline, a pris la peine d’en composer un tout différent, qu’il suppose avoir traduit d’un manuscrit latin récemment découvert. Le consul, dans l’écrit du sévère Italien, conseille sans détour à l’empereur de licencier toutes les armées, d’abdiquer le pouvoir, et de rétablir la république. Les moyens d’accomplir une œuvre si grande, il promet plusieurs fois de les exposer, et il ne les expose pas. Mais l’âge d’or n’a rien de comparable aux félicités dont Rome et le monde jouiront, et jouiront à jamais, dès que cette merveilleuse révolution sera opérée. Une sécurité inaltérable régnera dans tout l’empire dès qu’il n’y aura plus de légions ni de cohortes prétoriennes. Déjà les bonnes mœurs refleurissent, et les temps des Fabricius et des Cincinnatus renaissent comme par enchantement. Car la vertu républicaine (c’est Alfieri qui le dit) est fille plutôt que mère de la liberté.

Pline, sans faire de si hautes promesses, enseigne au prince comment il faut user, dans l’intérêt public, d’une puissance illimitée. Il lui montre son bonheur attaché au bonheur des citoyens ; il lui fait haïr la tyrannie en opposant continuellement, aux vertus qui lui concilient l’amour et l’admiration des hommes, les vices et les forfaits qui attirèrent à Domitien l’exécration du genre humain. Pline ne rêve point le retour impossible des institutions qui ne sont plus : il sait qu’on ne remonte pas le torrent des âges ; mais il remercie les dieux d’avoir accordé aux Romains un prince accompli ; il les prie d’ajouter à un si beau présent le bienfait de la durée ; et lui-même il travaille à le perpétuer, autant que cela est en lui, en laissant eux empereurs futurs de grandes leçons appuyées d’un grand exemple. Pline comprenait, avec regret sans doute, mais il comprenait enfin que Rome, telle que le temps, ses conquêtes et ses vices l’avaient faite, n’avait plus rien à souhaiter de mieux qu’un bon despote : Alfieri, écrivant en 1787, était préoccupé des idées républicaines qui fermentaient alors dans toutes les têtes, et qui ouvraient aux illusions généreuses une carrière sans bornes. Au reste, ce qui me porterait à croire que son éloquente déclamation n’est pas aussi sérieuse qu’elle affecte de le paraître, c’est la réflexion par laquelle il la termine. « On rapporte, dit-il, que Trajan et le sénat furent attendris jusqu’aux larmes : mais l’empire n’en resta pas moins à Trajan, et la servitude à Rome, au sénat et à Pline lui-même. »

Parlerai-je à présent du style du Panégyrique ? Pline admirait Cicéron, il lui faisait même quelquefois des emprunts ; mais sa manière était différente. Les formes de l’éloquence n’étaient pas moins changées que celles du gouvernement ; ou plutôt il ne restait qu’une image et une ombre de l’ancienne éloquence. Au lieu de ce Forum orageux et passionné où se discutaient, sous la république, les droits ou les prétentions des grands, du peuple et des provinces, l’orateur n’avait pour théâtre que le tribunal des centumvirs, ou un auditoire composé d’amis bienveillants, venus pour entendre réciter une œuvre purement littéraire. C’est dans une de ces réunions, si fréquentes à Rome depuis que la tribune était muette, que Pline lut son Panégyrique. La lecture ne fut achevée que le troisième jour, et elle eut un succès éclatant. Pline, dans la même lettre où je puise ces détails, remarque avec satisfaction que les endroits les plus sévèrement écrits n’obtinrent pas moins d’applaudissements que les passages où il avait semé le plus de fleurs. Mais en même temps il compte sur l’effet de ces derniers auprès du public qui lira son ouvrage, et il confesse naïvement qu’il s’est abandonné à sa verve, et qu’il ne s’est pas interdit les agréments et les parures de la diction. Le lecteur, en effet, parmi une foule de pensées neuves, justes et finement exprimées, en trouvera d’autres dont la recherche et la subtilité 11e soutiennent pas le regard de la critique et ne peuvent être avouées par le bon goût. J’en ai fait remarquer plusieurs dans les Notes, afin de prémunir les jeunes gens contre la contagion de ces vices agréables.

Mais, si l’on est en droit de blâmer des antithèses peu naturelles, de trop longs développements, des traits d’esprit semés jusqu’à la profusion, au moins le style est pur, l’expression élégante, et la langue maniée avec une délicatesse digne du meilleur siècle. Il y a aussi des morceaux pleins de mouvement, de force et d’énergie, où la diction s’élève avec la pensée, et où l’auteur, inspiré par son sujet, rencontre la véritable éloquence. C’est alors qu’il intéresse d’autant plus qu’il paraît moins occupé de plaire.

La plus ancienne traduction française du Panégyrique de Trajan est celle de Jacques Bouchart, qui parut en 1632 : elle suit le texte d’assez près ; et le langage, un peu vieux, a une naïveté qui plaît quelquefois. L’année suivante, Pilet de la Mesnardière en publia une nouvelle. Il déclare, dans sa préface, qu’il a pris la liberté de mêler souvent ses pensées à celles de l’auteur, et d’ajouter quelques grâces qu’il a tirées du sujet, aux grâces diverses dont brillait partout le discours ; aussi son ouvrage est-il une paraphrase qui n’a de commun avec l’original que le titre et la matière.

L’abbé Esprit jugea donc avec raison que le Panégyrique était encore à traduire, et sa version, qui porte la date de 1677, est rédigée d’après un système tout différent, et dans un style qui ne manque pas de naturel. Mais l’abbé Esprit ne savait pas assez le latin : je ne citerai qu’un seul de ses contresens. Pline, en parlant des spectacles de gladiateurs donnés par Trajan, dit : Quam deinde in edendo liberaliatem exhibuit ! ce que le traducteur rend par ces mots : « Quelle magnificence ne fit-il pas voir dans les festins dont il régala les gladiateurs ! »

Enfin parut en 1709 la traduction de Louis de Sacy, qui a effacé toutes les autres, et qui est la seule qu’on lise encore de nos jours. Le comte Coardi de Quart en fit cependant imprimer une à Turin, en 1724 (un vol. in-f°). Il l’avait composée, dit-il, avant de connaître celle de Sacy ; mais il la corrigea depuis, et il avoue qu’il a beaucoup profité de cette dernière. Le comte Coardi, écrivant dans une langue qui n’était pas la sienne, a néanmoins des phrases assez heureuses, et quelquefois il a été plus fidèle au sens que l’académicien français. Sa version est accompagnée d’un long commentaire, où l’on trouve peu de choses qui servent à l’intelligence du texte, mais beaucoup de passages des anciens et des modernes, qui n’y ont souvent qu’un rapport très-peu sensible. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce travail, ce sont les violentes et absurdes invectives contre Tacite dont il est rempli. A en croire le commentateur, Tacite est le conseiller de tous les vices, le détracteur de toutes les vertus, le flatteur de tous les tyrans ; et, autant les mœurs de Domitien sont éloignées de celles de Trajan, autant la morale de Tacite diffère de la morale de Pline.

La traduction que de Sacy a donnée des Lettres de Pline, jouit, depuis plus d’un siècle, d’une réputation qu’elle doit surtout au naturel, à l’élégance et à la facilité du style. La version du Panégyrique est loin de mériter les mêmes éloges. Beaucoup plus inexacte que celle des Lettres, elle est écrite d’un style lourd, diffus et languissant. Les formes oratoires convenaient moins au talent du traducteur que le genre épistolaire, plus simple, moins périodique, et plus libre dans sa marche. M. Jules Pierrot a donné en 1829 une édition, revue et corrigée, de cette traduction. Il a effacé beaucoup de contresens, et rendu plus heureusement un grand nombre de passages ; mais son intention n’a pas été de faire une traduction entièrement nouvelle, et c’est là ce que j’ai voulu essayer, puisqu’il s’en était abstenu. J’ai cru que le Panégyrique valait la peine d’être traduit avec cette fidélité rigoureuse dont M. Gueroult l’aîné, mon maître et mon ami, a offert le premier exemple dans ses Extraits de Pline l’ancien. C’est surtout dans un ouvrage où l’auteur a donné à la forme des soins infinis, que le traducteur doit reproduire avec exactitude, non-seulement le fond, mais la forme elle-même. Je ne nie flatte pas d’y avoir toujours réussi, et je prie le lecteur d’excuser les fautes, en considération de la difficulté.

J’ai pris pour texte l’édition de Gesner, reproduite par M. Schæfer, à Leipsig, en 1805. Je m’en suis pourtant écarté quelquefois, pour des raisons que l’on verra dans les Notes. Le vaste et savant travail de Schwartz (Nuremberg, 1746) m’a été fort utile par la grande quantité d’observations et de variantes qu’il contient. Indépendamment de beaucoup d’autres éditions que j’ai consultées, j’en citerai particulièrement une, sans date et sans nom d’éditeur, que MM. les conservateurs de la Bibliothèque de Sainte-Geneviève ont bien voulu me communiquer, et qui a presque l’autorité d’un manuscrit. Je la désigne par éd. de S. G. Ernesti, qui en avait un exemplaire, l’a prise à tort pour la plus ancienne de toutes. Ebert la croit imprimée à Venise en 1499. C’est celle qui est citée la troisième dans le Handbuch der classischen Bibliographie de M. Schweiger, p. 803.

Je dois de plus, à la complaisance de M. Hase et de MM. ses collègues de la Bibliothèque royale, la communication de trois manuscrits que possède ce grand établissement. J’en donne la description à la suite des Notes, ainsi que la collation exacte et complète, sauf quelques variétés orthographiques, comme totiens pour toties, temptare pour tentare. Ces trois manuscrits avaient déjà été vus par Lallemand ; mais il n’en a extrait que fort peu de leçons, et souvent d’une manière très-inexacte.

Parmi les manuscrits dont Schwartz donne la collation, est un codex parisiensis dont Chr. L. Scheidt a relevé pour lui les Variantes en 1732. Les leçons que Schwartz attribue à ce codex conviennent en grande partie à celui des nôtres qui porte le n°7805 ; mais beaucoup aussi ne s’y rapportent pas ; en sorte qu’après avoir cru d’abord à l’identité de ces deux exemplaires, je finis par rester dans le doute. Schwartz ne donnant pas la description de celui dont il a eu les Variantes, nous manquons du principal moyen de connaître la cause de ces différences. La vérité est qu’il n’existe à Paris que trois manuscrits du Panégyrique : celui de Schwartz se serait-il perdu entre l’année 1732 et l’année 1744 où a été imprimé le catalogue ?

Les leçons que j’ai trouvées dans ces manuscrits confirment la plupart des corrections que Schwartz, d’après ses propres recherches, avait introduites dans le texte. Quelques autres mériteraient peut-être d’y être admises également. Grâce à la disposition typographique que j’ai adoptée, je livre, pour ainsi dire, les manuscrits eux-mêmes aux savants qui voudraient soumettre le texte à une nouvelle révision.

On trouvera souvent, au bas des pages, des Variantes, prises soit dans les manuscrits, soit ailleurs : j’y en ai mis autant que l’espace le permettait, afin que le lecteur les eût immédiatement sous les yeux. J’ai ajouté dans les Notes celles qui n’ont pu tenir au-dessous du texte, et j’ai discuté celles qui pouvaient influer sur le sens. Les chiffres placés, de cinq en cinq lignes, à la marge du texte latin, n’ont pas d’autre objet que de faciliter les renvois et les recherches.

J’ai fait tous mes efforts pour rendre cette édition parfaitement correcte. Un errata indique le petit nombre de fautes qui s’y sont glissées à mon insu : il en est qu’un éditeur n’a aucun moyen de prévoir ni d’empêcher. Quant aux embarras plus graves que le lecteur pourrait éprouver en lisant la traduction, je le prie de recourir aux Notes, où j’ai tâché de répondre à quelques doutes et de résoudre quelques difficultés. Si je renvoie quelquefois à mon Commentaire sur Tacite, c’est que j’ai pensé qu’il était encore moins inconvenant de se citer soi-même, que de répéter dans un livre ce qu’on a mis dans un autre.

Paris, 31 mars 1834.