Pan et la Syrinx

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Pan et la Syrinx
Moralités légendairesÉditions de la Banderole (p. 137-168).

PAN ET LA SYRINX
OU L’INVENTION DE LA
FLÛTE À SEPT TUYAUX



Sur son galoubet matinal, Pan se plaint, Pan donne cours à des doléances très personnelles, aux échos de la Vallée-du-Gazon-Diapré, en Arcadie.

Tout le monde a passé par une belle matinée d’été dans une vallée folâtrement merveilleuse, tout le monde dira : « Je sais ce que c’est. »

Au large bienheureusement virginal, les cataractes printanières du soleil en radieuses brumes de bonheur, en déluge mousseux d’un vin de Champagne où infuserait le Soleil même, arrosent les futaies des bois et les nappes des collines et toute la vallée ! Ô milliards de prismes d’optimisme ! Ô Jeunesse, ô beauté, ô unanimité ! Oh ! du soleil !...

Immortel et jeune, Pan n’a jamais aimé comme lui et moi l’entendons.

Toute la nuit, dans la vallée inondée d’un mémorable solo de lune, il s’est plaint amèrement sur son imparfait et monotone pipeau-galoubet, sur son galoubet de deux sous. Puis il a fini par s’endormir. Ses rêves lui ont encore plus vidé le cœur. À l’aube, il a étiré et déraidi ses jambes de chèvre dont les poils étaient frisés de rosée (il ne fait plus de gymnastique) ; et maintenant il est là dans les thyms, à plat-ventre et accoudé, et il a recommencé à se seriner sa détresse sur son galoubet qui n’a que quatre notes, et il est seul dans la fine solitude matinale. Que faire, quand on aime, sinon attendre ainsi, en plein air, en essayant de s’exprimer par l’art ?...

Pan attend et chante ainsi : <poem style="margin-left:8em; font-size:85%">

L’Autre sexe ! L’Autre sexe ! Oh ! toute la petite Ève Qui s’avance, ravie de son rôle, Avec ses yeux illuminés D’hyménée, Et tous ses cheveux sur ses épaules, Dans le saint soleil qui se lève !…

Oh ! dites, dites ! La petite Ève descendant des cimes, Avec sa chair de victime Et son âme toute en rougeurs subites !…

Un corps, une âme Amis d’enfance !

Toute ma femme
De naissance !

Et s’emmenant toute vive
Avec son cœur trop gros,
Le miel rose de ses gencives
Et ses deux seins craintifs comme des levrauts !...

Les brises taquinaient
Les cerises de ses boucles d’oreille
Et elle levant son petit nez,
Criant au soleil : « Hé, merveille ! »

Puis, proclamant, fièrement campée :
« Je ne suis pas un petit paon,
« Je ne suis pas une poupée !
« Je me suis tout échappée
« Pour venir échouer sur le cœur du grand Pan !
« Oh ! je suis pure comme une tulipe
« Et vierge de toutes espèces de principes !
« Avril ! avril !
« Mon bonheur ne tient qu’à un fil ! »

Lors ! la faune et la flore
Nous traçant nos devoirs
Du soir à l’aurore,
Et de l’aurore au soir !

En rêve, je l’ai vue
La petite Ève bienvenue !
Épiphanie ! Épiphanie !
Mais ce n’était que mon génie.


Pan met un point et se reprend à considérer la bienheureusement virginale matinée dans toute la vallée. — Et c’est la radieuse matinée, et tout le soleil et l’universel bonheur si insaisissable ! Et voilà ; à lui de s’arranger pour être heureux, comme cette matinée s’est arrangée pour être heureuse.

C’est facile à dire. Pan se réabandonne à son galoubet imparfait mais fidèle et digne d’être appelé « mon vieux ». Il commence l’antique ballade : Je suis dégoûté des fraises des bois, et aussitôt s’arrête, dégoûté de la ballade elle-même.

Mais enfin ! Le thym frissonne entre ses membres, les frelons bourdonnent, les tiges d’ombelles sont bien à l’aise dans l’air charmant, les cigales commencent à cuire à petits cris, il fait heureux à perte de vue !

Et Pan, sentant qu’il a aussi sa raison d’être, reprend plus humainement sa ritournelle d’un grand amour :


Mon corps a mal à sa belle âme.
Ma belle âme a mal à son corps,
Voilà des nuits et des nuits que je brame,
Et je ne vois rien venir encor.

Ce n’est pas sa chair qui me serait tout,
Et je ne serais pas que le grand Pan pour elle,
Mais quoi ! aller faire les fous
Dans des histoires fraternelles !


Puis il se raisonne tout haut, en un petit aparté.

— Ô femme, femme ! toi qui fais l’humanité monomane ! Je t’aime, je t’aime ! Mais qu’est ce mot : Je t’aime ? D’où vient-il et que sonne-t-il avec ses deux syllabes quelconques et si neutres ? Pour moi, voici ce que je m’ai trouvé. Aime ne me dit quelque chose que lorsque j’associe à ce son, et par une inspiration non fantaisiste, le son du mot britannique aim qui veut dire but. — Ah ! but, oui ! « Je t’aime » signifierait ainsi : « Je tends vers toi, tu es mon but ! » Comme cela, à la bonne heure ! si j’y suis ! C’est du grand !


Oh ! viens-tu, tout à l’heure ?
Où aller te chercher,
Ma fragile Psyché
Que chaque instant déflore
Loin de mes bras prospères ?

Oh ! ce sera tant toi !
Ingénieusement je t’emmènerai
Au plus profond des bois,
Là où il fait le plus frais ;
Et puis tu pourras t’étirer sur le gazon
Après tant d’après-midi virginales,
Et t’abandonner à la bonne saison
Dans l’assourdissement des cigales.

Tu verras, tu verras.
Je ne suis pas ingrat,
Et mes bras sont prospères
Comme toute la terre.
Et ce n’est pas ta chair qui…


— Chut ! oh, mais, la voici ! rieuse et blanche, venant dans les hautes herbes de ma prairie ! Jouons et chantons, très absorbé, pour ne pas l’effaroucher. Mon Dieu, mon Dieu, qu’elle approche donc !


Je suis dégoûté des fraises des bois,
Depuis que j’ai vu en rêve
Ma petite Ève
Me sourire mais en mettant un doigt
Sur ses lèvres.

Je puis me dire dégoûté de tout mystère,
Depuis que la petite Ève maligne,
Tout en me souriant câline,
M’a fait signe
Qu’il faut se taire !…

Mystère et sourire,
Ô mon beau navire !

Sourire et puis chut,
Ah ! tais-toi, mon luth !


Et ce n’est pas sa chair qui me serait tout, ma parole...

Dans la toute matinée, au saint soleil, par l’heureuse prairie, en effet, c’est la nymphe Syrinx qui s’est avancée, imprévue, et toute vivante et en chair et en os (avec quelle jeunesse ses grands yeux le jurent !) et qui s’est arrêtée là, les regards ravis, le col penché, les bras ballants, charmée par la plainte inoffensive de Pan, et qui peu à peu s’est, ma foi, pour mieux écouter, mise à son aise, dans les jolis thyms, en face de lui, bien qu’à distance (bien qu’irréprochablement à distance).

Oh ! c’est parfaitement elle, rose et pudique, merveilleuse comme un amandier en fleur, en attendant !

Elle n’a pas honte, et sait ce qu’elle vaut, en dehors de tous étiages qu’il vous plairait. Mais avec sa forte chevelure montée en diadème très personnel, ses grands yeux élevés dans l’élévation et sa petite moue à peine rose, elle ne paraît guère pressentir qu’elle est au monde pour s’abandonner comme cela à la belle saison dans l’étourdissement des cigales.

Et cependant, malgré ses grands yeux élevés dans l’élévation et ses cheveux en diadème et sa moue si distinguée, elle est née pour en venir là, elle est outillée pour en venir là.

— Oui, se dit Pan…

— Hélas ! se dit Pan, et aux lendemains et aux surlendemains elle n’en aura pas moins ses grands yeux surhumains et tout unis et sa moue de l’autre monde !

Mais qu’importe ! Pan s’est, dans ses méditations, heurté à plus d’une antinomie aussi irréductible. Et aujourd’hui, malade de grand amour comme il l’est, il accepterait la Femme sans discuter.

Il a cessé déjouer ses petites machines. Il la regarde. Il n’ose encore parler, de peur de rompre le charme de cette apparition, imméritée après tout. Qu’il se persuade et se pénètre d’abord qu’elle est là, et que c’est du présent !

Ils se regardent. Lui, les dents serrées, les yeux tout malheureux ; elle, avec ses grands yeux tout unis et sa bouche d’enfant gâtée d’en haut, parfaitement comblée d’être, telle quelle et sans haut ni bas.

Aussi, c’est elle qui prend sur soi de rompre le charme puisque charme il y a. Sa voix est assurément traînante et nostalgique, mais inébranlablement fraîche.

— C’est très joli, ce que vous jouiez là.

— Oh ! un galoubet de deux sous. Si j’avais une flûte plus compliquée ! J’en ferais, des choses ! Je ne douterais plus de rien !…

Elle se tait, ne demandant qu’à être intéressée, qu’à être distraite par ce beau temps.

— Je ne douterais de rien, insista Pan ; pas même de…

— De quoi ?

— De vous faire partager mon vieil amour.

— Vraiment ?

Elle dit ce « vraiment ? » d’un air non mondain mais élevé. Et sans baisser les yeux, elle se met à lisser les plis droits de sa courte tunique, sa courte tunique blanche légèrement serrée en taille au-dessous des tout jeunes seins et agrafée d’une fibule à l’épaule.

— Vraiment ?

— Oui, mais je sais que ce n’est pas la peine d’essayer, avec vos grands, grands yeux, et cette moue, charmante d’ailleurs. Non. Et puis, ce matin, vrai, j’ai trop mal de tête. Mais merci d’être venue. Votre présence là est très reposante pour moi.

Elle se tait, les yeux tout unis : il fait si grandement beau !

Pan baisse la tête, s’amuse à déchiqueter des fleurettes, et des brins d’herbes aussi.

Il lève les yeux. Elle est toujours là, à son aise dans le thym, le considérant toujours de ses regards virginalement intelligents, de sa moue virginalement intelligente.

Non ! On ne regarde pas avec cette inimitable innocence !

— Quand aurez-vous fini ?

— Mais, quoi ?

Oh, ma foi ! elle a dit ce « Mais quoi ? » avec un tel redoublement du parfait de ses yeux et du parfait de sa moue, que Pan se tord, que Pan pousse, dans la radieuse solitude matinale, un sanglot, un long et unique sanglot d’amour, d’amour tout court, à la Pan !

Mais elle doit savoir d’où vient et où va ce sanglot, puisqu’elle n’en perd rien de sa perfection d’air !…

Pan qui la voyait déjà toute effrayée et tenait prêt un « oh ! n’ayez pas peur ! » qui aurait enfilé la situation, se contente de dire :

— Je suis malade, si malade ! Oh ! je vous entends bien ! Vous allez m’objecter, toute révoltée, que vous passiez, que vous n’êtes qu’une occasion. Qu’en savez-vous ? Et d’abord comment passiez-vous par ici ? Vous vous taisez… Moi, je ne serais pas ingrat ! Ah, tenez, laissons cela.

Il baisse la tête et se remet à déchiqueter des brins d’herbes et des fleurettes aussi, comme un vil maniaque. Il relève les yeux : elle le regarde de toute sa beauté qui semble décidément sans but. — S’il se jetait immortellement à ses pieds pour l’étourdir. — Mais il se contient. Arrivera ce qui doit arriver ; tout est dans Tout. Et il reprend son galoubet, son vieux biniou, d’un air déjeune homme à qui l’art suffit, à qui quelques gammes par jour suffisent.

Il roucoule chimériquement :


Beaux yeux illuminés
D’hyménée !

Ame toute en vraies rougeurs subites,
Chair toute ointe de fausses pistes !
Ce n’est pas sa chair qui me serait tout,
Et je ne serais pas que le grand Pan pour elle,
Mais quoi ! aller faire les fous,
Dans des histoires fraternelles !

Avril ! Avril (ici un ritardendo à mourir)
Notre bonheur ne tient qu’à un fil !

Épiphanie ! Épiphanie !
Et alors, tout mon génie !


Assez travaillé pour ce matin. Pan relève la tête. Elle est là, à sourire, comme désarmée par ce grand enfant et un peu aussi grâce à la beauté exceptionnelle de cette matinée.

Pan n’aurait qu’à répondre à ce sourire par un brave sourire ! Il croit plus à propos de hausser supérieurement les épaules et de prendre un air amateur.

Quels yeux étonnants, ma parole, ô vous, qui que vous soyez ! Et ce visage si aminci du bas ! Et cette moue si légitime ! Rêvez-vous parfois d’être autrement, quand vous vous regardez dans le miroir des sources ?

— Mais non, puisqu’on a le visage de son âme, et que mon âme ne saurait donc concevoir plus elle-même que mon visage. C’est un cercle vicieux, je vous reconnais bien là.

— Il est heureux que vous soyez déesse : sans cela, un temps viendrait, celui de la vieillesse, où votre âme concevrait un autre visage que le sien.

— Je n’y avais pas songé. Vous êtes bien réaliste.

— Je suis Pan.

— Pan qui ?

— Je suis… bien peu en ce moment, mais en général je suis tout, je suis le tout s’il en fût. Comprenez-moi, c’est moi qui suis et la plainte du vent...

— Et Éole, alors ?

— Mais non, comprenez-moi ! Je suis les choses, la vie, les choses, classiquement, en un sens. Non, je ne suis rien. Ah ! je suis bien malheureux ! Si, du moins, j’avais un instrument plus riche que ce galoubet ! je vous chanterais tout ce que je suis ! Oh ! je chanterais fantastiquement ! La sobriété classique me fait rire ! Des Kyrie, des Gloria in excelsis, et puis des airs gracieux et un peu vifs de mon pays natal.

— Voyez, les hommes ne peuvent jamais être clairs devant la femme ! Ils devraient faire leur déclaration en bon français, c’est-à-dire en noble et léger dialecte ionique. Non, il leur faut tout de suite la musique ! la musique si communément infinie...

Pan se dresse furieux !

— Et vous autres ! Rien que le son de votre voix. Vous, tenez, la seule musique de votre voix ! Est-ce plus loyal, cela ? Oh ! oh ! misère ! misère des deux côtés, en vérité !

Il se roule devant elle, dans les thyms, comme un sale Caliban, et gémit. Elle, le considère de tous ses grands yeux qui sont compatissants, compatissants avec distinction.

Pan se remet ; et d’un ton suprême :

— En somme ! Voyez, ô noble Vierge, ô qui que vous soyez, vous qui avez pourtant une forme connue ! La journée s’avance et je n’ai jamais aimé. Voulez-vous vous laisser être tout pour moi, au nom de Tout ?

Un silence (temps perdu pendant lequel toute la campagne continue à être heureuse).

La nymphe Syrinx se dresse lentement de toute sa beauté. Elle dit sobrement :

— Je suis la nymphe Syrinx ; un peu naïade aussi, car mon père est le fleuve Ladon au beau torse, à la barbe fleurie. Je revenais du mont Lycée...

— Ah ! Ah ! une naïade, je vois ! Vous devez me trouver bien laid, bien Caliban, bien capricant ! Une naïade ! Une cousine du beau Narcisse, fils du fleuve Céphyse ! Peste ! Il était beau, hein, Narcisse ? et distingué !

La nymphe Syrinx se raidit, écarte une boucle de son grand front, et proclame d’une voix rude et fraîche :

— Vous vous méprenez ! Je suis une âme esthétique trempée sept fois dans l’eau glacée de la fontaine Castalie chère aux chastes Muses ; je suis la plus fidèle des compagnes de Diane…

Pan recule ! Syrinx lève les bras vers ce pur firmament où, ce soir, resplendira Hécate ; par ce geste, ses deux pâles seins, sous sa diaphane tunique, remontent et s’effacent d’autant, purs et lunaires :

— Ô Diane ! Impératrice des nuits pures ! La muqueuse de ton cœur est rude comme la langue de tes molosses. Tu sautes les fossés et parles peu. L’acier de tes regards arrête le sang rose des jeunes filles qui voudraient tout de suite s’aliter. Les plis de ta chlamyde sont d’ordre purement dorique. Quand on rentre de tes grandes chasses, on tombe comme une vile masse sur les feuilles sèches, et l’on dort sans un rêve jusqu’aux fanfares de l’aube ! En chasse ! En chasse !

Syrinx pousse un strident éclat de rire de Walkyrie, et oubliant Pan, la voilà qui prend sa course, oh, jeune course bondissante ! par la prairie et la vallée, dans la belle matinée !

Et Pan, le cœur crevé d’une vaste tristesse primitive, la regarde qui s’en va ! et qui ne se retourne pas. Il reste là, soudain abattu, et grand misérable comme à la révélation de l’état de misère et de souillure où décidément on vit. Qu’elle est pure, ainsi, bondissante et regardant droit devant elle ! Pauvre Pan ! Oh ! il vient de lui passer sur le cœur, d’un éclair, la révélation de la grande et légendaire douleur de Cérès parcourant toute la terre et, poudreuse et mendiante, interrogeant les bergers, cherchant sa fille Proserpine disparue un matin comme elle faisait un bouquet de fleurs des champs pour sa mère.

Amour ! Amour ! Veux-tu donc que je sèche sur place, sans un mot, sans un vers ?

Mais Pan est immortel ! Et à la pensée de ce soir, seul avec sa tristesse de génie ! oh ! à l’idée de son génie, à l’idée des sublimes discussions dans lesquelles il charmerait Diane elle-même, Pan aspire le grand air qui est à tous et s’élance à la poursuite de la précieuse fugitive ! En chasse ! en chasse !

Et la légendaire poursuite de la nymphe Syrinx par le Dieu Pan dans l’Arcadie commence. Oh, quelle aventure !...

Oh, il l’aura ! Il la fera mettre à genoux au coin d’un bois, il lui dira son fait, il la fera s’abaisser à devenir son égale, et alors il pourra l’adorer de tout son bon grand cœur méconnu !

Elle est déjà loin. Elle se retourne et se voit poursuivie. Elle s’arrête un instant et fait front ; puis reprend son galop, éperdue !

— Ah, tu fuis, tu fuis ! Oh, je t’aurai ! Je te tordrai les poignets, je te broierai tes petits os de chatte, je t’apprendrai !...

Ô longue journée légendaire, tu es loin, tu ne reviendras plus !... Cela se passait en Arcadie avant la venue des Pélasges.

Le soleil est partout, les prairies sont transportantes, les oiseaux s’égosillent dans les paysages, que de buissons à noter ! Des couples de cerfs s’écartent de boire, des isards s’arrêtent de brouter perchés sur des rocs à pic, et, à la lisière des bois qu’on longe, les écureuils ont dans les feuilles sèches de petits bonds secs, coupés de grands silences.

Oh ! quand il l’aura vaincue et matée, cette petite sauvage surhumaine, ils viendront errer par ici, il lui fera mal à propos de la nuance d’une feuille, il ne se vengera jamais assez !

En attendant, en chasse, en chasse ! toute la matinée !...

Syrinx gardera longtemps encore son avance, elle n’est pas épuisée d’insomnies et de fièvres, elle n’a pas perdu l’habitude de la gymnastique, elle a bien dormi et vit avec principe. Et encore, tant qu’on est en plaine, cela va ; mais quand on longe un bois, Syrinx s’amuse de temps en temps à disparaître dans les arbres de la marge, et Pan doit s’arrêter pour voir si ce n’est pas un piège, si elle ne va pas prendre à travers les bois et laisser le grand chemin.

— Oh ! je t’aurai, je t’aurai ! Mais je bouderai pendant trois jours et trois nuits. Mais, que je t’aime, que je t’aime, que tu es donc mon but ! Que ta fuite est belle ! Et que mon cœur de Caliban s’illumine à chaque minute de ta fuite, et quelles belles larmes de moi cela te vaudra, ce soir, une fois que je t’aurai pardonné !

Après des bois et des prairies et des paysages, Syrinx se trouve devant un haut talus qui se présente à pic et palissade de ronces fleuries. Syrinx oblique et va escalader cet obstacle de côté, par une pente douce, puis vient se camper au haut en vue de Pan qui accourt tout droit. Elle le regarde venir. Et Pan, au lieu de prendre de côté comme elle, vient échouer au pied de cette muraille ravinée. Il s’arrête. Ce sera un armistice pendant lequel il va la contempler ainsi (oh ! qu’il se pénètre au moins de cette réalité présente !). Ils vont sans doute reprendre leur discussion, cela se terminera peut-être à l’amiable, au soleil de midi.

Comme elle domine irrésistiblement, de là-haut, en cette noble pose frémissante encore ! Et toute sa chaste et fraîche personne, et sa chevelure en diadème solide, et ses grands yeux tout unis aussi vierges des insomnies que l’eau des sources l’est de l’essence de rose ! Que ses jambes sont pures et parfaites, là-haut !

— Pourquoi me poursuivez-vous ? lui crie-t-elle, d’une voix habituée à lancer et retenir les meutes de Diane.

— Parce que je vous aime ; vous êtes mon but ! répond-il de sa voix la plus panthéiste.

De sa voix la plus panthéiste ! Mais Syrinx, compagne de Diane, est spiritualiste, elle doit avoir ses idées sur la reproduction, etc.

— Me tenez-vous pour un animal, un petit animal classé ? Savez-vous que je suis inestimable !

— Et moi, je suis un artiste,quelqu’un d’étonnant ! Mais au fond, mon âme est celle d’un grand pasteur, vous verrez.

— Sachez que mon orgueil de rester moi-même égale au moins ma miraculeuse beauté ! Bien que je sache, parfois, être enfant...

— Ô Syrinx ! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette matinée et la circulation de la vie. Oh ! vous là ! Et moi, ici ! Oh, vous ! oh, moi ! Tout est dans Tout !

— Tout est dans Tout ! Vraiment ? Ah, ces gens à formules ! Eh bien, chantez-moi d’abord ma beauté.

— Oh, oui ! C’est cela !

Elle attend de là-haut, campée, l’air indéfiniment dispos. Pan grimpe à un arbre qui est là, et, vis-à-vis d’elle mais nullement à portée d’une poignée de main, il s’assied entre deux branches, les jambes pendantes.

Il commence, la regardant dans les yeux pour tout recueillement :

— Conception bien immaculée !... Non, non ! voyez-vous, je ne trouverai pas autre chose.

— J’attends, ce ne sera qu’un jeu, allons ! Quand me direz-vous ma beauté, si ce n’est à cette heure ? Ah ! détaillez-moi ! détaillez-moi ! Soyez donc bon à quelque chose, soyez mon miroir comme la conscience humaine essaie d’être celui de l’Idéal indéfini...

— Ah ! pas ainsi, mon idéal enfant ! Cela vous donnerait trop de droit à l’insaisissable ! (À pédante, pédant et demi !)

— C’est reconnaître en passant que le bonheur est dans la poursuite de l’Idéal, sans plus.

— À cela, je ne puis répondre que par une impolitesse.

— Dites.

— C’est que vous déplacez la question, le but. Vous n’êtes pas le but de ma poursuite ; sous couleur de ce but même, vous n’en êtes qu’une étape entre nous. D’ailleurs, cela revient au même, puisque tant que je ne vous sais pas, vous êtes pour moi le but même, l’Idéal. Quand je vous aurai traversée, ô étape, pourtant absolue, je verrai au delà ! (À pédante et demie, la vérité tout entière !)

— C’est clair. Je pourrai bien vous contraindre à sécher sur pied devant l’illusion de mon domaine ou à la sauter. Mais non, je ne veux être, comme vous, qu’une victime de l’illusion mutuelle. Dites-moi au moins et d’abord la couleur de mon illusion.

— Eh bien... Conception bien immaculée... Je ferme les yeux : vos deux grands yeux étaient déjà là en âmes immortellement attentives. L’arc sacré de Diane n’.est pas d’une inflexion plus définitive que l’arc de votre bouche. Oh, ne le détendez pas ! Vos grands yeux annoncent quelque chose que j’appellerai le christianisme, et vous portez haut la tête comme une qui regarde par-dessus les troupeaux des Pan pour voir si le Messie ne vient pas encore !...

Syrinx s’est assise sur le talus, ses jambes pendantes dans les ronces, ses parfaites et douces jambes aux pieds chaussés de blanches sandales. Elle s’accoude à droite, la tête dans sa main, offrant ses grands yeux nostalgiques et inexplorés.

Pan continue à balbutier ses pauvretés.

— Tout est dans Tout ! Et la petite Syrinx est un produit de la Terre. Mais non ! Est-ce que, vous aimant, je puis vous détailler votre beauté ? Attendez-moi,je vais vous rejoindre... Non, non ! restez ! Vous êtes belle, vous êtes spontanément parfaite !

Vos organes respirent le prix de l’immortalité naturelle ! Nous galoperons en fiançailles perpétuelles dans les ronces des monts ! Oh ! que vous devez être belle en chasse !

— En chasse ! en chasse ! clame Syrinx qui, divinisée à cet appel, a sauté sur pieds et reprend son galop vers la journée ! en poussant des clameurs de Walkyrie !


Hoyotoho !
Heiaha !
Hahei ! Heiaho ! Hoyohei !


C’est à recommencer. Avant de descendre de son piteux arbre, Pan doit observer quelle direction la belle va prendre. Puis, il lui faut revenir, escalader ce talus de côté par la pente douce. Mais l’indignation l’anime d’une primitive ardeur ! Caliban se réveille ! Il pousse de rauques abois de pauvre ours incompris et qu’on a fait trop jongler ! La petite en ses bonds divins a de l’avance, mais ce n’est plus qu’une affaire de temps !

Et la légendaire poursuite de la nymphe Syrinx par le dieu Pan continue dans l’accablante après-midi qui finira bien par se fondre en soir...

Elle est femme, c’est sûr maintenant ! Il l’aura, il l’aura ! Ce sera là-bas, au sommet de cette colline bleuâtre, au plus ; ou bien tout au creux de la vallée d’après, et il lui fera peur au fond d’un antre qu’il sait et où l’on glisse dans des humidités. Tout est Tout, et il la forcera bien à crier Aditi ! Après tout, c’est bien lui qui finira par demander pardon, mais n’importe ! Oh ! Diane, avec son discobole pâle, peut se lever ce soir, elle en verra de belles ! Ce n’est pas pour rien que tout est dans Tout !

On traverse de grands bois de pins en solitudes kilométriquement claustrales où il fait sombre depuis le commencement du monde quand Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la divine enfant emplit par bonds ces grandioses corridors d’intraitables clameurs :


Hoyotoho !
Heiaha !
Hahei ! Heiaho ! Hoyohei !


— Ô appels de gloire et de bonheur ! Oh ! comme elle m’a compris ! En chasse, en chasse ! Oh ! maintenant, je te comprends, tu ne veux être heureuse qu’aux abois et les pieds en sang ! Oh ! va, j’étancherai lesang de tes pieds héroïques et laverai tes membres purs et parfaits et te bercerai toute la nuit en chantonnant Aditi ! Au haut de la colline bleuâtre, nous allumerons les feux du soir. Et ce sera pour toujours et pour tous les jours ! Et tout l’Olympe parlera du génie de Pan et de ses amours si nouvelles, si pleines d’un caractère moderne. Oh ! qu’elle sera précieuse dans l’automne qui vient et dans la chute des feuilles que nul n’a comprise encore ! Oh ! il faut que, pour cette saison, je perfectionne mon galoubet et qu’il chante enfin aux premières neiges la chose qu’est la chose ! Hoyotoho ! Fuis, fuis, va toujours ! Le soir ne tombe pas encore.

Et pour laisser sa fiancée respirer un peu, Pan, arrivé au haut d’un coteau dominant une nouvelle plaine, fait halte. La fiancée se retourne un instant, s’étonne. En a-t-il assez ? Veut-il renoncer à ce jeu ? Elle n’a pas confiance, elle repart ! Hoyotoho ! le soir ne tombe pas encore.

Il y a, à un point de la plaine, l’éblouissant carré de marbre blanc d’un tombeau. Syrinx s’y arrête une minute, se penche comme pour y sentir une fleur, puis pousse un Heiaha ! ricanant et reprend sa belle fuite en bonds divins !

Heiaha ! donc ! Pan dévale le coteau et reprend les bonds également divins de sa poursuite !…

Il s’arrête à son tour un instant à ce tombeau de marbre blanc. Il se penche comme l’objet de sa poursuite, il n’y a pas de fleurs à sentir, mais cette inscription à méditer :


ET IN ARCADIA EGO


« Et moi aussi, je vivais en Arcadie ! »

— Pauvres mortels, que de raisons ils ont de s’aimer, eux !

Mais Pan et Syrinx sont immortels, rien ne presse.

La plaine jusqu’à la colline bleuâtre s’étend, vaste comme une après-midi qui finira bien par se fondre dans le soir. Les Hoyotoho ! et les Heiaha ! se font rares. Quelle plaine !...

Quelle plaine !

Quelle plaine !

Et peu à peu, car tout marche, le soleil décline. La pauvre nymphe sent venir le crépuscule qui tisse les invisibles mailles de ses filets. Syrinx perd du terrain ; et la bleuâtre colline à gravir sera bientôt là, palissadée d’atroces ronces sans doute. Oh ! dans les ronces, les ronces, elle rampera tant qu’elle pourra, et sera toute en sang, et lui fera pitié !...

— Elle faiblit, elle faiblit ! Elle ne veut pas s’abandonner ? Elle me prend pour un luxurieux Caliban. Oh ! j’étancherai agenouillé le sang de tes pieds ! — Oh ! je vais toucher ses cheveux, et passer à plusieurs reprises le doigt sur son bras délicat, et faire qu’elle s’occupe de moi ! Je saurai la prendre par la douceur et quelques considérations fatalistes. Il faudra aussi que je m’occupe du dîner. Oh ! je vais la confondre par maintes petites prévenances contradictoires... Il faudra qu’elle en pleure et me sanglote des pardons infinis !

Voici l’heure du berger...

Le soleil fait ses adieux, ou plutôt dit au revoir, sans mines hypertrophiques (c’était le bon temps !) Les paysages commencent à frissonner et s’alanguir de tardives tendresses.

Le peuplier frémit, arbre si distingué qui choisit son heure ! Et le saule pleureur pleure sur le rembrunissement sans raison du miroir de ses eaux. Les collines et les lointains s’assombrissent d’inquiète solitude. Les rainettes vont commencer à chanter, et les étoiles ne tarderont pas, les étoiles ne sauraient tarder. Il n’y manque que l’Angélus. (Autres temps, autres mœurs). Mais, ô crépuscule ! Innocence et fraternité à la grâce de Dieu ! Ô reposoirs, n’est-ce pas ! que l’Inconnu reste chez lui, et paix sur la terre aux couples de bonne volonté !

Ô gerbes d’un passé, pays soi-disant natal, fausses convalescences ! Tout à l’heure, ce sera la nuit, et le ver-luisant fera son œuvre, et le hibou dira son mot.

Mais, Dieu merci, on y voit clair encore, et la jeune femme tient toujours et se jure d’escalader la colline prochaine, si peu que cela doive retarder la scission de sa vie en deux.

Elle connaît ce crépuscule qui étrangle les Heiaha ! dans la gorge. Elle sait que lorsque le filet du soir a été jeté, il ne faut ensuite rien moins que le clair de lune d’Artémis-Vigie pour nettoyer par l’inondation toute cette ambulance. Elle va, elle va ! Elle arrive à la colline...

— Ô crépuscule, tu ne me touches pas, tu ne me toucheras jamais ! la volupté positive ne saurait filtrer dans le ciboire de mon être ! — Mais qu’est-ce qui a chuchoté là ?…

Ah ! et hélas ! trois fois hélas ! ce qui chuchote là, c’est une traîtresse de rivière, derrière ces roseaux, vague et profonde et qui défend le pied de la colline. C’est de l’eau vague dans le soir...

Syrinx écarte les roseaux et voit la rivière, large et silencieusement mortuaire ! et Pan arrive ! L’homme est là, ivre de nuit !

Il est là ; Syrinx se retourne et lève vers lui la main ! Il s’arrête à distance.

Qu’elle est belle dans le soir ainsi ! Que croire ?…

— Voulez-vous m’oublier ?

— Oh ! pardon, pardon ! Vous voyez que je n’y suis pour rien. Mais vous oublier ! Je vous aime, vous êtes mon but, je suis moi, et le soir tombe ! Laissez, je me charge de tout vous expliquer. Oh ! qu’est-ce qui vous dégoûte donc en moi ? Oh ! foyer contre foyer ! Quoi, ne respires-tu pas cette nuit d’été par tous tes organes libres ? Ô nuit d’été, maladie inconnue, que tu nous fais mal ! Je ne sens plus que nous, moi ! Ô riche nuit d’été, je me rappelle, maintenant, les enivrants récits que me faisait Bacchus de sa conquête de l’Inde ! Je me souviens, et ne puis m’arracher de Delphes ! Oh ! furie de la flûte grêle crevant l’orage sulfureux de la fin du jour des vendanges et appelant les averses lustrales ! Thyrses, et chevelures emmêlées ? Mystères de Cyrès, mystères et kermesses, et fosse commune ! Astarté ! Astaroth ! Derceto ! Adonaï ! En rond dans la prairie déjà tiède de danses, avec tous les pensionnats des Sulamites, au charivari de toutes les flûtes salamboennes ! Tout est dans Tout !

— N’approchez pas ! Ce que je respire, moi, c’est la jalouse et nostalgique admiration des êtres et des choses heureux, pour celle qui passe, qui passe seule et bien conservée, et va vers le clair de lune des monts et dont les amours n’ont pas de lendemain, mais seulement des veilles !

— Certes, vous êtes parfaite ainsi et cette armure vous va comme un gant. Mais, pour l’automne qui vient, pauvre chérie ? Ton cœur ne respirera-t-il pas la mortalité des paysans jusqu’à en tousser du fond du cœur !

— Je me blottirai dans un terrier que nous avons en Hyrcanie et n’en sortirai Hoyotoho ! que pour me rassasier Hoyohei ! à travers la manne sereine de la tombée des neiges !

— Oui, sans doute, l’automne est encore loin ; reviendra-t-il, même ? Mais, que la présente nuit d’été est pleine ! Ô Syrinx, je ne puis m’en aller comme cela ! Je ne puis t’oublier après ce jour, ô consolatrice de mon génie trop tout ! Oh ! tout est dans Tout, pourtant ! Et vous ne me ferez pas croire que vous êtes au-dessus ?... Voyez, déjà, ces éclairs de chaleur !... Astarté ! Adonaï ! Dieu le veut !

Hoyotoho ! ne m’approchez pas ! Heiaha ! Heiaha ! Au secours !… Enfant, comment ne vois-tu pas que la volupté c’est le désir, que le bonheur c’est passer et faire envie aux couples altérés de bonheur ?

— Eh bien, soit, je mourrai ; moi qui vous aurais si bien soignée ! Ma folie est divine, certes ! mais pas autant que le prix de votre volonté. Pardon, pardon, je mourrai en douceur. Je rendrai l’âme dans mon élémentaire et primitif galoubet de deux sous en chantant l’exil dont votre vision m’honora.

— Vous voyez bien, vous-même ; il n’y a que l’art ; l’art c’est le désir perpétué…

Ah ! pour le coup, elle a dit cela d’un ton si équivoquement charitable, que Pan n’hésite plus, ne saurait plus hésiter ! Tête baissée, les bras ouverts, il s’avance résolument sur elle ! Elle, faible femme justement seule digne de ce nom et traquée et prise ainsi dans l’indifférence des beaux soirs !

Dans un suprême éclat d’inhumanité, de toute l’immortelle virginité de ses yeux en face, Syrinx retient encore Pan une seconde, elle clame un dernier Hoyotoho ! et alors se jette dans le léger rideau des roseaux et se laisse aller dans les eaux !

Et le génial amoureux qui a bondi, n’étreint entre ses bras sincères que le panache des roseaux tout sec ! Il les écarte, et regarde, et voit la belle enfant sauvée qu’ont reçue, si blanche en leurs bras blancs, les naïades silencieuses qui l’entraînent en lignes silencieuses !

Ces ébats d’une minute ont ridé à peine les moires crépusculaires de la rivière lente et mortuaire sous le beau ciel du soir.

Cela s’est fait sans un mot. C’est fini.

Et c’est le soir, le soir qui ne porte pas conseil.

Oh ! là-bas, en face au ras de l’eau, est-ce encore sa tête adorée qui regarde encore immobile, ou simplement un bouquet de lys d’eau qui jouit dans son genre ?

C’est fini, la rivière s’endort.

Ce fut une vraie vierge et assurément un signe de temps nouveaux.

Alors, Pan, sans se décider à quitter des yeux ce tombeau de son rêve contradictoire, à cette révélation de temps nouveaux auxquels son génie ne va peut-être pas suffire, se met à soupirer un «oh !» d’une mélancolie si adorablement jeune ! Ah ! un « oh ! » si désintéressé après toute cette journée, un « oh ! » si inviolablement inconsolable et méconnu, si innocemment unique ! Oh ! ça a été si bien heureusement un de ces « oh ! » comme on n’en entendra plus, quoi qu’apportent tous les temps nouveaux, que voici qu’une voix de musique s’élève, s’est exhalée de ce bouquet de lis d’eau, en face, et glisse sur la rivière mortuaire et dit : « Ô brises, » allons, tenez, remettez-lui mon âme. »

Et certaine brise glisse qui vient exécuter des choses en frou-frous alises dans le rideau des roseaux en hautes tiges creuses, aux longues soyeuses feuilles, aux panaches chanteurs.

Des choses, cette brise d’âme dans les roseaux ! Pan dresse ses oreilles pointues.

Ô frisselis alisé, baisers d’ailes, paraphes de rumeurs, éventails pulvérisant en chœur un jet d’eau au fond des parcs d’Armide, mouchoirs de fées froissés, le silence qui rêve tout haut, éponge passée sur toute poésie !…

Et cela chuchote miséricordieusement : « Vite, vite, ami, c’est son âme qui passe en ces roseaux que tu tiens ! »

Pan comprime à deux mains son cœur plus divin que jamais ; il essuie une larme, jette son antique pipeau dans le tombeau de la rivière et, par une inspiration universelle, sans hésiter, sans se gratter l’oreille ni tirer sa barbiche pointue, il donne l’accolade à ces roseaux enchantés puis en coupe trois tiges dont il fait sept tuyaux de longueurs décroissantes qu’il creuse, vide de leur moelle, perce de trous et lie ensemble avec deux joncs.

Et c’est bel et bien une flûte et des plus nouvelles !

Pan y promène ses lèvres desséchées d’espoir de baisers et, ce qu’il tire de cette flûte, c’est une miraculeuse gamme d’ère nouvelle disant naïvement son bonheur de flûte, son bonheur de venir au monde par cette belle soirée de l’Âge Pastoral !...

Pan, riant à travers ses larmes, tourne et retourne, entre ses gros doigts de Caliban, la flûte nouvelle, la flûte à sept tuyaux, la divine Syrinx.

— Oh ! merci, merci ! Sept tuyaux !

Mais il fait déjà noir, le bouquet de lys d’eau en face s’est effacé.

Pan s’assied dans les roseaux, prélude et reprélude et presse ce joujou sur son cœur, et l’effleure de ses grosses lèvres. Puis il se recueille.

La nuit est tombée. On ne voit plus que la solitude de la campagne, on n’entend plus que la fraîcheur de la rivière. Ô nuit mémorablement attentive, allons !

Pan commence : « Ô mon hymne, développe-toi sur toi-même et non en avant, ainsi que le devra la conscience terrestre si elle ne veut rompre le charme et fermer à jamais les beaux yeux de Maïa la Confortable ! »

Et c’est d’abord des trilles funambules, lancinants, spasmodiques, dévergondés, qui jappent, puis s’épuisent et expirent en un pieux rosaire de guéri.

Alors s’élève une note isolée et tenue, calme comme un aérostat au-dessus de la foule des badauds.

Et c’est le chant, en kilomètres, pâle comme une romance de relevailles, soudain interrompu d’une lourde gamme comme une cloche dégringolant d’échafaudages trop hâtifs, puis démailloté et se développant en guirlande autour d’un piédestal attendant sa statue qui ne viendra heureusement jamais, au grand jamais.

Et, alors, pêle-mêle : introïts remontant au déluge, kyriés en caravanes sans eau, offertoires dans le marasme, oraisons morfondues et tombées bien bas, litanies trop faciles, magnificats entrant dans des détails, misérérés écumants, et stabat autour d’une crèche, autour d’une citerne où se mire Diane-la-Lune.

Pan s’essuie les lèvres du revers de la main, pose un instant sa flûte et se parle.

— Je suis tout seul : ma chanson est monotone, car je ne sais qu’aimer, et ma fiancée s’en étant allée, je ne sais que gémir jusqu’à nouvel ordre. Oh ! que cette journée a passé ! Ô Syrinx, t’ai-je rêvée ? — Je me la rappelle minute à minute, et mot à mot, et sa façon de regarder, et le degré d’inclinaison de son cou et le son de sa voix, et cependant je ne l’ai pas vue et ne l’ai pas entendue ! Et c’est encore une fois que je n’aurai pas eu la présence d’esprit de me pénétrer du fait de la présence des choses ! J’aurais pu la dévisager pour toujours et l’écouter pour jamais et prendre sa formule sur le vif ! Au lieu de cela, j’ai pensé, à quoi ? à tout ! Et c’est passé. Oh ! que je suis donc incurablement en Tout. Que je suis insouciant ! Oh ! qui jettera un pont entre mon cœur et le présent ! Si elle m’avait laissé une mèche de ses cheveux que je pourrais me tenir sur les lèvres jusqu’à l’évidence.

Il reprend sa flûte à sept tuyaux, sa flûte talisman, âme de Syrinx sur ses lèvres. Et, comme dans un si beau soir de l’Âge Pastoral, il est permis de se répéter, c’est encore Stabat, Stabat autour d’une citerne où se mire Diane-la-Lune.

Il lève les yeux ; la Lune, la voilà ! Glorieuse et palpable, rondement aveuglante, qui monte à l’horizon mélancolique et pur au-dessus d’une ligne noire de collines.

Pan bouscule son Stabat et se met à fulminer une imprécation contre Diane :

« Hoyotoho ! là-haut ! Ô Lune, égide de glace, couleur de camphre !

« Ô Diane, ta divinité me laisse froid : je n’ai rien à voir dans tes vices de conformation.

« Et pourquoi vas-tu vêtue d’un sexe ? Quelle honte de conserver ces inutiles organes d’impureté ! Ou bien, quelle chasteté peu immortelle qui a besoin, pour tenir bon, de s’attirer par ces appas le spectacle répugnant et réconfortant du mâle mis hors de lui, du mâle ilote !

« Et d’où te vient cette divinité ? D’un grand amour enterré ou impossible ? Mais non ! Jamais tu n’as rêvé de notre sexe, de notre sexe si légitime ! Non, tu as été élevée dans les forêts, et les grandes chasses en toute saison, et les rudes soies des sangliers, et le sang et les abois, et les douches des fontaines au fond des bois. Tu es un homme, un homme sublime et pâle, un planteur à pauvres esclaves blanches, et tu fouailles cruellement tes compagnes en chasse, et, par des incantations inavouables, tu leur cautérises leur pauvre sexe au fond des forêts claustrales. Oh ! va, je sais tout ! Je ne suis pas un halluciné. Tout est dans Tout et j’en suis la brave sentinelle empirique ! »

Mais la Lune reste là, rondement aveuglante, seule dans tout le ciel...

Et Pan, qui grelotte la fièvre, en tombe à des rêves, à des Mille et une Nuits d’abjection, dans le vent du soir qui flâne, qui flâne charriant les haleines de tous les coins,les bêlements de tous les bercails, les soupirs de toutes les girouettes, les aromates de tous les pansements, les frou-frous de toutes les écharpes perdues aux ronces des grands chemins.

Ô enchantement lunaire ! Climat extatique ! Est-ce bien sûr ? Est-ce l’Annonciation ? N’est-ce que l’histoire d’un soir d’été ?

Et Pan, bondissant comme un fou, sans avoir dit adieu à la rivière morte, et pressant sa flûte nouvelle contre son flanc blessé, repart au galop dans l’enchantement lunaire vers sa vallée, piloté par la Lune, à la bonne aventure !

Heureusement, et désormais, il lui suffit, dans ces vilaines heures, de tirer une gamme nostalgique de sa Syrinx à sept tuyaux, pour se remettre, la tête haute, les yeux larges et tout unis, vers l’Idéal, notre maître à tous.