Persée et Andromède (Laforgue)

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Persée et Andromède (Laforgue)
Moralités légendairesÉditions de la Banderole (p. 169-201).

PERSÉE ET ANDROMÈDE OU
LE PLUS HEUREUX DES TROIS

I



Ô patrie monotone et imméritée !…

L’île seule, en jaunes grises dunes ; sous des ciels migrateurs ; et puis, partout, la mer bornant la vue, les cris et l’espérance et la mélancolie.

La mer ! de quelque côté qu’on la surveille, des heures et des heures, à quelque moment qu’on la surprenne : toujours elle-même, jamais en défaut, toujours seule, empire de l’insociable, grande histoire qui se fait, cataclysme mal digéré ; — comme si l’état liquide où nous la voyons n’était qu’une déchéance ! Et les jours où elle se met à secouer cet état (liquide) ! Et ceux plus intolérables où elle prend des tons de plaie qui n’a nulle face de sa trempe à mirer, qui n’a personne ! La mer, toujours la mer sans un instant de défaillance ! Bref, pas l’étoffe d’une amie (Oh, vraiment ! renoncer à cette idée, et même à l’espoir de partager ses rancunes après confidences, si seul à seul qu’on soit depuis des temps avec elle.)

Ô patrie monotone et imméritée !... Quand donc tout cela finira-t-il ?

— Eh quoi ! en fait d’infini : l’espace monopolisé par la seule mer indifféremment illimitée, le temps exprimé par les seuls ciels en traversées indifférentes de saisons avec migrations d’oiseaux gris, criards et inapprivoisables ! — Eh ! que comprenons-nous à tout cela, que pouvons-nous à toute cette bouderie brouillée et ineffable ? Autant mourir tout de suite alors, ayant reçu un bon cœur sentimental de naissance.

La mer, cette après-midi, est quelconque, vert-sombre à perte de vue ; moutonnement à perte de vue d’innombrables écumes si blanches s’allumant, s’éteignant, se rallumant, comme un innombrable troupeau de brebis qui nagent, et se noient, et reparaissent, et jamais n’arrivent, et se laisseront surprendre par la nuit. Et par là-dessus, les ébats des quatre vents, leurs ébats pourl’amour de l’art, pour le plaisir de tuer cette après-midi à fouetter, en poussières qui s’irisent, les crêtes d’écume. Oh ! qu’un rayon de soleil passe et c’est sur le dos des vagues la caresse d’un arc-en-ciel comme une riche dorade qui a monté un instant et aussitôt replonge, stupidement méfiante.

Et c’est tout. Ô patrie imméritée et monotone !...

Jusque dans la petite anse aux deux grottes feutrées de duvets d’eider et de pâles litières de goémons, la vaste et monotone mer vient panteler et ruisseler. Mais sa plainte ne couvre pas les petits gémissements, les petits gémissements aigus et rauques d’Andromède qui, là, à plat-ventre et accoudée face à l’horizon, scrute sans y penser le mécanisme des flots, des flots naissant et mourant à perte de vue. Andromède gémit sur elle-même. Elle gémit ; mais soudain elle s’avise que sa plainte fait chorus avec celle de la mer et du vent, deux êtres insociables, deux puissants compères qui ne la regardent nullement. Elle s’arrête sèchement et puis cherche autour d’elle à quoi se prendre. Elle appelle :

— Monstre !...

— Bébé ?...

— Eh ! Monstre !...

— Bébé ?...

— Que fais-tu encore là ?

Le Monstre-Dragon, accroupi à l’entrée de sa grotte, l’arrière-train à demi dans l’eau, se retourne, en faisant chatoyer son échine riche de toutes les joailleries des Golcondes sous-marines, soulève avec compassion ses paupières frangées de cartilagineuses passementeries multicolores, découvre deux grosses prunelles d’un glauque aqueux, et dit (d’une voix d’homme distingué qui a eu des malheurs) :

— Tu le vois, Bébé, je concasse et polis des galets pour ta fronde ; nous aurons encore des passages d’oiseaux avant le coucher du soleil.

— Cesse, ce bruit me fait mal. Et je ne veux plus tuer les oiseaux qui passent. Oh ! qu’ils passent, et revoient leurs pays. — Ô vols migrateurs qui passez sans me voir, ô hordes des flots toujours arrivant pour mourir sans rien m’amener, que je m’ennuie ! Ah ! Je suis bien malade, cette fois-ci... — Monstre ?...

— Bébé ?

— Dis, pourquoi tu ne m’apportes plus de pierreries, depuis quelque temps ? Qu’est-ce que je t’ai fait, dis, mon oncle ?

Le Monstre hausse somptueusement les épaules, gratte le sable à sa droite, soulève un galet et prend une poignée de perles roses et d’anémones cristallisées, qu’il tenait en réserve pour un caprice, il les dépose sous le joli nez d’Andromède. Andromède, toujours à plat-ventre accoudée, soupire sans se déranger :

— Et si je les refuse avec dureté, avec une inexplicable dureté ?

Le Monstre reprend son trésor et l’envoie sombrer vers les natales Golcondes sous-marines.

Alors Andromède se roule dans le sable, et gémit, ramenant ses cheveux sur son visage dans un désordre pathétique :

— Oh ! mes perles roses, mes anémones cristallisées ! Oh ! J’en mourrai, j’en mourrai ! Et ce sera ta faute. Ah ! tu ne connais pas l’Irréparable !

Mais elle se calme tout aussitôt, et vient, rampante, s’étaler, selon sa câlinerie familière, sous le menton du Monstre, dont elle entoure le cou, le cou visqueusement violacé, de ses bras blancs. Le Monstre hausse somptueusement les épaules et, toujours bon, se met à sécréter du musc sauvage de tous les points où il sent passer ces petits bras de chair, ces petits bras de la chère enfant, qui soupire bientôt encore :

— Ô Monstre, ô Dragon, tu dis que tu m’aimes et tu ne peux rien pour moi. Tu vois que je dépéris d’ennui et tu n’y peux rien. Comme je t’aimerais si tu pouvais me guérir, faire quelque chose !…

— Ô noble Andromède, fille du roi d’Éthiopie ! le Dragon malgré lui, le pauvre monstre ne peut te répondre que par un cercle vicieux : — Je ne te guérirai que lorsque tu m’aimeras, car c’est en m ’aimant que tu me guériras.

— Toujours le même rébus fatidique ! Mais, quand je te dis que je t’aime bien !

— Je ne le sens pas plus que toi. Mais, laissons cela ; je ne suis encore qu’un pauvre monstre de Dragon, un infortuné Catoblepas.

— Si du moins tu voulais me prendre sur ton dos, et me transporter dans des pays où l’on trouve de la société. (Ah, je voudrais tant me lancer dans le monde !) Arrivés là, je te donnerai bien un vrai petit baiser pour ta peine.

— Je t’ai déjà dit que c’est impossible. Ici doivent se dénouer nos destinées.

— Oh ! dis, dis, qu’en sais-tu ?

— Je n’en sais pas plus que toi, ô noble Andromède aux cheveux roux.

— Nos destinées, nos destinées ! Mais je vieillis chaque jour, moi ! Oh, ça ne peut plus durer comme ça !

— Veux-tu que nous fassions une petite partie en mer ?

— Ah ! je les connais vos petites parties en mer. Il serait temps de trouver autre chose.

Andromède se rejette à plat-ventre dans le sable, qu’elle griffe et laboure le long de ses deux flancs légitimement affamés, et puis recommence ses petits gémissements aigus et rauques.

Le Monstre croit à propos de prendre la voix de fausset de cette pauvre enfant qui mue, pour railler ses doléances romanesques et il commence d’un ton détaché :

Pyrame et Thisbé. Il était une fois…

— Non ! non ! pas d’histoires mortes, ou je me tue !

— Enfin, voyons, qu’est-ce que cela ? Il faut se secouer ! Va à la pêche, à la chasse, assemble des rimes, joue de la conque aux quatre points cardinaux, renouvelle ta collection de coquillages ; ou, tiens, grave des symboles sur des pierres récalcitrantes (c’est ça qui fait passer le temps !)…

— Je ne peux pas, je ne peux pas ; je n’ai plus goût à rien, je te dis.

— Tiens, tiens ! Bébé ? regarde là-haut. Oh ! veux-tu ta fronde ?

C’était depuis le matin la troisième bande d’oiseaux migrateurs d’automne ; leur triangle passait d’une même palpitation réglée, sans traînards. Ils passaient, et ce soir ils seraient bien loin...

— Oh ! aller où ils vont ! Aimer, aimer !... crie la pauvre Andromède.

Et la petite possédée est sur pied d’un saut, et hurlante dans les rafales, et par galops bondissants, disparaît à travers les dunes grises de l’île.

Le Monstre sourit débonnairement, et se remet à polir ses galets ; — tel le sage Spinoza devait polir ses verres de lunettes.

II



Comme un petit animal blessé, Andromède galope, galope du galop grêle d’un échassier dans un pays d’étangs, plus affolée encore d’avoir à rejeter sans cesse ses longs cheveux roux que le vent lui plaque dans les yeux et la bouche. Où va-t-elle ainsi, ô puberté, puberté ! par le vent et les dunes, avec ces abois de blessée ?

Andromède ! Andromède !

Ses pieds parfaits dans des espadrilles de lichen, un collier de coraux bruts enfilés d’une fibre d’algue au cou, irréprochablement nue, nue et inflexible, elle a poussé ainsi, dans les galops, les rafales, les soleils, les baignades, la belle étoile.

Elle n’a pas la face et les mains plus ou moins blanches que le reste du corps ; toute sa petite personne, à la chevelure roux soyeux tombant jusqu’aux genoux, et du même ton terre cuite lavé. (Oh, ces bonds ! ces bonds !) Tout armature et tout ressort et toute hâlée, cette puberté sauvageonne, avec ses jambes étrangement longues et fines, ses hanches droites et fières s’amincissant en taille juste au-dessous des seins, une poitrine enfantine, deux soupçons de seins, si insuffisants que la respiration au galop les soulève à peine (et quand et comment auraient-ils pu se former, toujours à aller ainsi contre le vent, le vent salé du large et contre les douches furieusement glacées des vagues ?) et ce long cou, et cette petite tête de bébé, toute hagarde dans sa toison rousse, avec ses yeux tantôt perçants comme ceux des oiseaux de mer, tantôt ternes comme les eaux quotidiennes. Bref une jeune fille accomplie. Oh ! ces bonds, ces bonds ! et ces abois de petite blessée qui a la vie dure ! Elle a poussé ainsi, vous dis-je, nue et inflexible et hâlée, avec sa toison rousse, dans les galops, les rafales, les soleils, les baignades, la belle étoile.

Mais où va-t-elle ainsi, ô puberté, puberté ?

Tout au bout, en promontoire, voici une singulière falaise ; Andromède l’escalade par un labyrinthe de rampes naturelles. De l’étroite plate-forme, elle domine l’île et la solitude mouvante qui isole l’île. Au milieu de cette plate- forme, les pluies ont creusé une cuvette, Andromède l’a pavée de galets d’ivoire noir, et y entretient une eau pure ; et c’est là son miroir, depuis un printemps, et son unique secret au monde.

Pour la troisième fois aujourd’hui, elle revient s’y mirer. Elle ne s’y sourit pas, elle boude, elle cherche à approfondir le sérieux de ses yeux, et ses yeux ne se départent pas de leur profondeur. Mais sa bouche ! Elle ne se lasse pas d’adorer l’innocente éclosion de sa bouche. Oh ! qui comprendra jamais sa bouche ?

— Comme j’ai l’air mystérieuse tout de même ! songe-t-elle.

Et puis elle prend tous les airs.

— Et puis voilà, c’est moi ni plus ni moins ; c’est à prendre ou à laisser.

Et puis elle songe comme elle est sans distinction au fond !

Mais elle revient à ses yeux. Ah ! ses yeux sont beaux, touchants, et bien à elle. Elle ne se lasse pas de faire leur connaissance ; elle resterait là à les interroger jusqu’aux dernières lueurs du jour. Ah ! qu’ont-ils donc à se tenir si infinis ainsi ? Ou, que n’est-elle un autre, pour passer sa vie à les épier, à rêver de leur secret, sans faire du bruit !...

Mais elle a beau se mirer ! Tout comme elle-même, son visage attend toujours, sérieux et lointain.

Alors, elle se prend à sa rousse toison, elle essaye vingt combinaisons de coiffures, mais qui n’aboutissent qu’à des choses trop surchargées pour sa petite tête.

Et voici venir des nuées pluvieuses, qui vont troubler son miroir. Elle a là, sous une pierre, une peau de poisson séchée qui lui sert de lime à ongles. Elle s’assied et fait ses ongles. Les nuées arrivent, les nuées crèvent dans une grande rumeur de déluge. Andromède dégringole la falaise, et reprend son galop vers la mer, et piaule dans l’averse :


Ah ! qu’il fût un remède
Au bobo d’Andromède
          Hissaô
          Au bobo.


Des larmes lui ruissellent sur sa poitrine enfantine, tant cet air est triste. Et l’averse est déjà loin et le vent ébouriffe ses cheveux, et tout est rafales...


          Hissaô !
Puisque nul ne m’vient en aide,
Je vais me fiche à l’eau !
          Hissaô !


Mais c’est une baignade, elle court prendre une simple baignade. D’ailleurs, au moment de piquer son plongeon, elle se détourne. Se baigner, encore et toujours ! Elle est si lasse de jouer avec ses sœurs vulgairement potelées les vagues, dont elle connaît à satiété la peau et les manières. Et la voilà qui s’étale sur le dos dans le sable trempé, les bras en croix face aux flots déferlants. C’est bien mieux ainsi, elle n’a qu’à attendre un bon paquet d’eau. Après un va-et-vient de menaces, une volute cabrée accourt, et lui saute dessus. Les yeux clos, Andromède la reçoit ferme, avec un long sanglot d’égorgée, et se tord à retenir de tous ses membres ce mouvant oreiller glacé qui s’écoule, et ne lui laisse rien entre les bras…

Elle s’assied, hébétée, regarde ses chairs piteuses et ruisselantes, épluche sa toison des brins d’algues que cette douche y a emmêlés.

Et puis elle se jette décidément à l’eau ; elle bat les flots comme d’un moulin, plonge, et remonte, et souffle, et fait la planche ; une nouvelle bordée de vagues arrive, et voilà la petite possédée qui, d’abord bousculée, fait des sauts de carpe, veut enfourcher ces crêtes ! Elle en attrape une par la crinière, et la chevauche, un instant, avec des abois cruels ; une autre accourt en traître qui la désarçonne, mais elle se raccroche à une autre. Et puis toutes se dérobent trop vite sous elle, ne sachant pas attendre. Mais, la mer qui se pique au jeu devient intenable ; alors Andromède fait l’épave, elle se laisse échouer échevelée sur le sable, elle rampe hors d’atteinte du flot, et reste là, un peu enfoncée dans le sable mouvant, à plat-ventre.

Et voici une nouvelle nappe d’averses qui passe sur l’île. Andromède ne bougepas ; et toute gémissante sous la grande rumeur diluvienne, elle reçoit l’averse, la glapissante averse, qui rigole dans la ravine de son dos et fait des bulles. Elle sent le sable détrempé céder peu à peu sous elle, et elle se tord pour enfoncer davantage. (Oh ! que je sois submergée, que je sois enterrée vivante !)

Mais les nuées de déluge s’en vont comme elles étaient venues, la rumeur s’éloigne, c’est la solitude atlantique de l’île.

Andromède s’assied, et regarde l’horizon, l’horizon qui s’éclaircit sans rien d’insolite. Que faire ? Quand le vent a bien essuyé son pauvre être, elle court escalader de nouveau, un peu épuisée, sa falaiseen promontoire, où du moins quelqu’un d’intelligent, son miroir l’attend.

Mais la vilaine pluie a troublé la pureté de son triste miroir.

Andromède se détourne, elle va éclater en sanglots, mais voici un grand oiseau de mer qui arrive à pleines voiles, comme droit vers l’île, vers la falaise, pour elle peut-être ! Elle pousse un long piaulement d’appel, et s’affaisse contre le roc, les bras en croix et ferme les yeux. Oh ! que cet oiseau fonde sur sa petite personne prométhéenne exposée là par des dieux, et, perché sur ses genoux, commence d’un bec implacablement salutaire, à lui retirer le brûlant noyau de son bobo.

Mais elle sent le vol du grand oiseau qui passe : elle rouvre les yeux, il est déjà loin, préoccupé de charognes autrement intéressantes sans doute.

Pauvre Andromède, on voit qu’elle ne sait par où prendre son être pour l’exorciser.

Que faire ? sinon recontempler la mer si bornée et cependant si seule ouverte à l’espérance... Et encore, que son tourment à elle est petite fille, en face de cette solitude à perte de vue ! D’une lame, la mer peut l’assouvira mort ; mais elle, petite chair grêle, apaiser et réchauffer la mer ! Ah ! elle aurait beau étendre le # bras... Et puis, d’ailleurs, qu’elle est lasse ! Autrefois elle galopait tout le jour dans son domaine, maintenant lespalpitationsdecœur... Encore undeces grands oiseaux de mer qui passe. Elle voudrait tant en adopter un, le bercer ! Aucun ne fait halte sur l’île. Il faut les tuer à coup de fronde pour les voir de près.

Bercer, être bercée, la mer ne berce pas assez obligeamment.

Le vent est tombé, et c’est les accalmies, et l’horizon qui fait table rase mélancolique pour la cérémonie du couchant.

Bercer, être bercée !… Et la petite tête lasse d’Andromède s’emplit de rythmes maternels ; et lui revient le seul rythme humain qu’elle ait, la légende La Vérité sur le cas de Tout, petit poème sacré dont le Dragon, son gardien, a bercé son enfance.


« Au commencement était l’Amour, loi organisatrice universelle, inconsciente, infaillible. Et c’est, immanente aux tourbillons solidaires des phénomènes, l’aspiration infinie à l’Idéal.

« Le Soleil en est pour la Terre la clef de voûte, le Réservoir, la Source.

« C’est pour quoi le matin et le printemps sont de bonheur, pourquoi le crépuscule et l’automne sont de mort. (Mais comme rien n’est plus chatouilleux aux organismes supérieurs que se sentir mourir tout en sachant qu’il n’en sera rien, le crépuscule et l’automne, le drame du soleil et de la mort sont esthétiques par excellence.)

« L’impulsion d’Idéal est donnée depuis toujours et depuis toujours, dans l’espace infini, va s’objectivant en innombrables mondes qui se forment, ont leur évolution organique aussi élevée que le permettent leurs éléments, et puis se désagrègent pour de nouvelles éclosions de laboratoires.

« L’inconscient initial, lui, n’a à s’occuper que de monter plus haut, il a ses travaux particuliers, qu’il surveille sur quelques mondes plus vivaces, plus sérieux ; n’en ne saurait le distraire de son rêve de demain.

« Et les planètes qui n’ont pas assez de fonds pour, après avoir parcouru révolution déjà acquise à l’Inconscient, servir de laboratoire à l’Être de demain, l’Inconscient ne s’en occupe pas ; leurs petites évolutions se font fatalement, par suite de l’impulsion donnée, comme autant d’épreuves idem et négligeables d’un cliché acquis et archiconnu.

« Et donc, de même que l’évolution fatale humaine, dans le sein de la mère, est une miniature réflexe de toute l’évolution terrestre, l’évolution terrestre n’est qu’une miniature réflexe de la Grande Évolution Inconsciente dans le Temps.

« Autre part, autre part, dans l’espace infini, l’Inconscient est plus avancé. Quelles fêtes !...

« La Terre, dût-elle donner encore des supérieurs à l’Homme, n’est qu’une épreuve idem et négligeable d’un cliché d’apprentissage.

« Mais la bonne Terre descendue du Soleil, nous est tout, parce que nous avons cinq sens, et que toute la Terre y répond. succulences, émerveillements plastiques, senteurs, rumeurs, étonnements à perte de vue, Amour ! Ô vie à moi !

« L’Homme n’est qu’un insecte sous les deux ; mais qu’il se respecte, et il est bien Dieu. Un spasme de la créature vaut toute la nature. »


Ainsi psalmodie maussadement Andromède devant encore un soir qui tombe ; et ce n’est que la douceur des leçons apprises. Ah ! elle s’étire et gémit.

Ah ! elle s’étirera et gémira jusques à quand ?... Et elle dit, à haute et intelligible voix dans la solitude atlantique de son île :

— Oui, mais quand je ne sais quel sixième sens inconnu veut éclore, et que rien, rien n’y répond ! Ah ! — Le fond de tout cela c’est que je suis bien seule, et bien à part, et que je ne sais trop comment tout cela finira.

Elle caresse ses bras, puis, exaspérée, grince des dents, et se griffe, et se balafre doucement avec un éclat de silex qui s’est trouvé là.

— Je ne puis pourtant pas m’ôter la vie pour voir, ô dieux ! Elle pleure.

— Non, non ! On me délaisse trop ! Maintenant on aurait beau venir me chercher, m’emmener ; je garderai rancune toute ma vie, je garderai toujours un peu rancune.

III



Encore un soir qui tombe, un couchant qui va faire le beau ; bilan classique ! bilan plus que classique !…

Andromède rejette sa toison rousse, et reprend le chemin de la maison.

Le Monstre ne vient pas à sa rencontre. Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Monstre n’est plus là ! Elle appelle :

— Monstre ! Monstre !…

Pas de réponse. Elle sonne de la conque. Rien. Elle revient à la falaise qui domine l’île et sonne et appelle, mon Dieu !… Personne. Elle revient à la maison.

— Monstre ! Monstre !... — Ô désastre ! S’il avait plongé à jamais sous l’eau, s’il était parti me laissant seule, sous prétexte queje l’ai trop tourmenté, que je lui faisais la vie impossible !...

Oh ! l’île dans le soir qui tombe lui apparaît extraordinairement, impossiblement perdue ! Elle se jette sur le sable devant sa grotte, et gémit longuement, gémit qu’elle veut se laisser mourir, qu’elle devait s’y attendre...

Quand elle se relève, le Monstre est là, dans sa vase coutumière, occupé à percer de trous une de ces conques dont il lui fait des ocarinas.

— Tiens, vous voilà, dit-elle. Je vous croyais parti.

— Je n’ai garde. Tant que je vivrai, je serai votre geôlier sans peur et sans reproche.

— Vous dites ?

— Je dis que tant que je vivrai...

— C’est bon, c’est bon ; on sait.

Silence et horizon ; l’horizon des mers est tout déblayé pour le couchant.

— Si nous jouions aux dames, soupire Andromède, visiblement énervée.

— Jouons aux dames.

Un damier de mosaïques noires et blanches est incrusté au seuil de la grotte. Mais à peine la partie est commencée qu’Andromède, visiblement énervée, la bouscule.

— C’est impossible, je perdrais ; je suis tout le temps ailleurs. Ce n’est pas ma faute. Je suis visiblement énervée.

Silence et horizon ! Après toutes les folies de cette aprèsmidi, l’air est dans l’accalmie et se recueille devant la retraite classique de l’Astre.

L’Astre !...

Là-bas, à l’horizon miroitant où les sirènes retiennent leur respiration,

Les échafaudages du couchant montent ;

De phares en phares, s’étagent des maçonneries de théâtre ;

Les artificiers donnent le dernier coup de main ;

Une série de lunes d’or s’épanouissent, comme les embouchures de buccins rangés dont des phalanges de hérauts annonciateurs fulmineraient !

L’abattoir est prêt, les tentures se carguent !

Sur des litières de diadèmes, et des moissons de lanternes vénitiennes, et des purées et des gerbes,

Endiguées par des barrages de similor déjà au pillage,

L’Astre Pacha,

Son Éminence Rouge,

En simarre de débâcles,

Descend, mortellement triomphal,

Durant des minutes, par la Sublime Porte !...

Et le voilà qui gît sur le flanc, tout marbré de stigmates atrabilaires.

Vite, quelqu’un pousse du pied cette citrouille crevée, et alors !...

Adieu, paniers, vendanges sont faites !...

Les rangées de buccins s’abaissent, les remparts s’écroulent, avec leurs phares de carafes prismatiques ! Des cymbales volent, les courtisans trébuchent dans les étendards, les tentes sont repliées, l’armée lève le camp, emportant dans une panique les basiliques occidentales, les pressoirs, les idoles, les ballots, les vestales, les bureaux, les ambulances, les estrades des orphéons, tous les accessoires officiels.

Et ils s’effacent dans un poudroiement d’or rose.

Ah ! bref, tout s’est passé à merveille !...

— Fabuleux, fabuleux ! bave, d’extase, le Monstre-Taciturne, et ses grosses prunelles aqueuses sont encore illuminées des derniers reflets occidentaux.

— Adieu, paniers, vendanges sont faites ! soupire crépusculairement Andromède, dont la toison rousse paraît bien pauvre après ces incendies.

— Plus qu’à allumer les feux du soir, souper, et bénir la lune, avant de s’aller coucher, pour s’éveiller demain et recommencer une journée pareille.

Allons, silence et horizon prêt pour la mortuaire Lune, — quand ! Oh ! bénis soient les dieux qui envoient, juste au moment voulu, un troisième personnage.

Il arrive comme une fusée, le héros de diamant sur un Pégase de neige dont les ailes teintes de couchants frémissent, et nettement réfléchi dans l’immense miroir mélancolique de l’atlantique des beaux soirs !...

Plus de doute, c’est Persée !

Andromède, suffoquée de palpitations de jeune fille, accourt se blottir sous le menton du Monstre.

Et de grosses larmes viennent aux cils du Monstre comme des girandoles à des balustrades. Il parle d’une voix que nous ne lui connaissions pas du tout :

— Andromède, ô noble Andromède, rassure-toi, c’est Persée. C’est Persée, fils de Danaé d’Argos et de Jupiter changé en pluie d’or. Il va me tuer et t’emmener.

— Mais non, il ne te tuera’ pas !

— Il me tuera.

— Il ne te tuera pas s’il m’aime.

— Il ne peut t’emmener qu’en me tuant.

— Mais non, on s’entendra. On s’entend toujours. Je vous arrangerai ça.

Andromède s’est levée de sa place familière et regarde.

— Andromède, Andromède ! songe au prix de ta chair unique, au prix de ton âme fraîche, une mésalliance est si vite consommée !

Mais est-ce qu’elle entend ! La face en avant, les coudes au corps, les doigts crispés aux hanches, elle se tient sur la rive, toute brave et féminine, encore.

Miraculeux et plein de chic, Persée approche, les ailes de son hippogriffe battent plus lentement ; — et plus il approche, plus Andromède se sent provinciale, et ne sait que taire de ses bras tout charmants.

Arrivé à quelques mètres devant Andromède, l’hippogriffe, bien stylé, s’arrête, ploie les genoux au ras des flots, tout en se soutenant d’un rose frémissement d’ailes ; et Persée s’incline. Andromède baisse la tête. C’est donc là son fiancé. Quel va être le son de sa voix, et son premier mot ?

Mais le voilà qui repart sans un mot et, ayant pris du champ, s’élance et se met à décrire des ovales en passant et repassant devant elle, caracolant au ras de la mer miraculeusement miroir, rétrécissant de plus en plus ses orbes vers Andromède, comme pour donner à cette petite vierge le temps de l’admirer et de le désirer. Singulier spectacle, en vérité !...

Cette fois il a passé si près, lui souriant, qu’elle aurait pu le toucher !

Persée monte en amazone, croisant coquettement ses pieds aux sandales de byssus ; à l’arçon de sa selle pend un miroir ; il est imberbe, sa bouche rose et souriante peut être qualifiée de grenade ouverte, le creux de sa poitrine est laqué d’une rose, ses bras sont tatoués d’un cœur percé d’une flèche, il a un lys peint sur le gras des mollets, il porte un monocle d’émeraude, nombre de bagues et de bracelets ; de son baudrier doré pend une petite épée à poignée de nacre.

Persée est coiffé du casque de Pluton qui rend invisible, il a les ailes et les talonnières de Mercure et le divin bouclier de Minerve, à sa ceinture ballotte la tête de la Gorgone Méduse dont la seule vue changea en montagne le géant Atlas, comme on sait, et son hippogriffe est le Pégase que montait Bellerophon quand il tua la Chimère. Ce jeune héros a l’air fameusement sûr de son affaire.

Ce jeune héros arrête son hippogriffe devant Andromède et, sans cesser de sourire de sa bouche de grenade ouverte, il se met à exécuter des moulinets de son épée adamantine.

Andromède ne bouge pas, prête à pleurer d’incertitude, semblant n’attendre plus que le son de voix de ce personnage pour s’abandonner au sort.

Le Monstre se tient coi à l’écart.

D’un gracieux mouvement, Persée fait virer sa monture qui, sans troubler le miroir de l’eau, vient s’agenouiller devant Andromède en présentant le flanc ; le jeune chevalier noue ses mains en étrier et, les inclinant devant la jeune captive, dit avec un grasseyement incurablement affecté :

— Allez, hop ! à Cythère !…

Ah ! il faut bien en finir ; Andromède va poser son rude pied dans ce délicat étrier, elle se retourne pour dire d’un signe adieu au Monstre. — Ah ! mais celui-ci vient de plonger entre eux,sous l’hippogriffe, et reparaît cabré, ses deux pattes en arrêt, montrant l’antre violacé de sa gueule qui darde une lancette de flamme ! L’hippogriffe s’effare, Persée recule, pour prendre du champ, et pousse des exclamations fanfaronnes. Le monstre l’attend, Persée se précipite, et aussitôt s’arrête :

— Ah ! je ne te ferai pas le plaisir de te tuer devant elle, crie-t-il ; heureusement les dieux justes ont mis plus d’une corde à mon arc. Je vais te… méduser !

Le petit chéri des dieux décroche de sa ceinture la tête de la Gorgone.

Sciée au cou, la célèbre tête est vivante, mais vivante d’une vie stagnante et empoisonnée, toute noire d’apoplexie rentrée, ses yeux blancs et injectés restant fixes, et fixe son rictus de décapitée, rien ne remuant d’elle que sa chevelure de vipères.

Persée l’empoigne par cette chevelure dont les nœuds bleus jaspés d’or lui font de nouveaux bracelets et la présente au Dragon, en criant à Andromède : — Vous, baissez les yeux !

Mais, ô prodige ! le charme n’opère pas.

Il ne veut pas opérer, le charme !

Par un effort inouï, en effet, la Gorgone a fermé ses yeux pétrificateurs.

La bonne Gorgone a reconnu notre Monstre. Elle se rappelle les temps riches et pleins de brises où elle et ses deux sœurs voisinaient avec ce Dragon, alors gardien du jardin des Hespérides, du merveilleux jardin des Hespérides, situé aux environs des Colonnes d’Hercule. Non, non, mille fois non, elle ne pétrifiera pas son vieil ami !

Persée attend toujours, le bras tendu, ne s’apercevant de rien. Le contraste est un peu trop grotesque entre le geste brave et magistral qu’il a pris ainsi et le raté de la chose ; et la sauvage petite Andromède n’a pu retenir un certain sourire ; un certain sourire que Persée surprend ! Le héros s’étonne ; qu’a donc sa bonne tête de Méduse ? Et bien que son casque,au fond, le rende invisible, ce n’est pas sans crainte qu’il se hasarde à regarder la face de la Gorgone, pour s’assurer de ce qui arrive là. C’est fort simple, le charme pétrificateur n’a pas opéré, parce que la Gorgone a fermé les yeux.

Furieux, Persée remet la tête en place, brandit son épée avec un ricanement vainqueur, et, serrant bien le divin bouclier de Minerve contre son cœur, il pique des deux (oh ! tandis que justement là-bas la pleine lune se lève sur le miraculeux miroir atlantique !) et fond sur le Dragon, pauvre masse sans ailes. Il le cerne par des voltiges éblouissantes, il le pique à gauche, il le pique à droite, et enfin l’accule dans une anfractuosité, et là, lui enfonce si merveilleusement son épée au milieu du front, que le pauvre Dragon s’affaisse et, expirant, n’a que le temps de râler :

— Adieu, noble Andromède ; je t’aimais et avec avenir si tu avais voulu ; adieu, tu y penseras souvent.

Le Monstre est mort. Mais Persée est trop excité malgré l’infaillibilité de sa victoire, et il faut qu’il s’acharne sur le défunt ! et le larde de balafres ! et lui crève les yeux ! et le massacre, jusqu’à ce que Andromède l’arrête.

— Assez, assez ; vous voyez bien qu’il est mort.

Persée remet son épée au baudrier, ramène les boucles blondes de sa chevelure, avale une pastille et, descendant de sa monture, dont il flatte le col :

— Et maintenant, ma toute belle ! dit-il d’une voix sirotée. Andromède, toujours là irréprochablement et inflexiblement nue avec ses yeux noirs de mouette, demande :

— Vous m’aimez, vous m’aimez vraiment ?

— Si je vous aime ? Mais je vous adore ! mais la vie sans vous me semble insupportable et pleine de ténèbres ! Si je t’aime ! mais regarde-toi donc !

Et il lui tend son miroir, mais Andromède, l’air au comble de la surprise, repousse doucement cet article. Il n’y prend garde, et se hâte d’ajouter :

— Ah ! par exemple, il faudra que nous nous fassions belle !

Il ôte un de ses colliers, un collier de monnaies d’or (souvenir des noces de sa mère) et veut le lui passer au cou. Elle le repousse doucement, mais il profite de son geste pour lui prendre à deux mains la taille. Le petit animal blessé se réveille ! Andromède pousse un cri, le cri des mouettes aux plus mauvais jours, un cri qui retentit dans l’île déjà toute obscure :

— Ne me touchez pas !... — Oh ! pardon, pardon, mais en vérité tout ceci s’est fait si vite ! Je vous en prie, laissez-moi encore un peu seule errer dans ces lieux, dire un dernier adieu...

Elle se détourne pour étreindre d’un geste l’île, et sa chère falaise où la nuit descend, la nuit sérieuse, oh ! sérieuse pour la vie ! si sérieuse et insaisissable qu’Andromède s’en détourne tout aussitôt vers celui qui vient l’arracher à son passé, vers son va-tout. Et voilà qu’elle le surprend ! Il bâillait ! un élégant bâillement qu’il veut achever en sourire de grenade ouverte.

Ô nuit sur l’île du passé ! Monstre lâchement tué, Monstre sans sépulture ! Pays trop élégants de demain... Andromède n’a qu’un cri :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Vous me faites horreur ! J’aime mieux mourir seule, allez-vous-en, vous vous êtes trompé d’adresse.

— Ah ! bien, en voilà des manières ! Ma petite, sachez que mes pareils ne se font pas dire deux fois de pareils ordres. Vous n’êtes déjà pas d’une peau si soignée.

Il exécute un moulinet de son épée adamantine, se remet en selle, et file dans l’enchantement du lever de lune, sans se retourner ; on l’entend roucouler une tyrolienne ; il file comme un météore, il s’efface vers les pays élégants et faciles...

Ô nuit sur la pauvre île quotidienne !... Quel rêve !...

Andromède reste là, tête basse, hébétée devant l’horizon, l’horizon magique dont elle n’a pas voulu, dont elle n’a pas pu vouloir, ô dieux qui lui avez donné ce grand cœur !

Elle va au Monstre, qui gît toujours dans son coin, inanimé, violet et flasque, pauvre, pauvre. C’était bien la peine, en vérité !..

Comme autrefois, elle vient s’étaler sous son menton, maintenant mort et qu’elle doit soulever et lui entoure le cou de ses petits bras. Il est encore tout tiède. Curieuse, de l’index elle lui soulève une paupière, la paupière découvre un globe crevé et retombe. Elle écarte les mèches de la crinière et compte les trous saignants qu’a faits la vilaine épée de diamant. Et des larmes de passé et d’avenir, des larmes de silence lui coulent. Que la vie était encore belle avec lui dans cette île ! Et tout en lui passant machinalement la main dans les cils, elle se souvient. Elle se souvient comme il lui fut un bon ami, gentleman accompli, savant industrieux, poète disert. Et son petit cœur crève en sanglots, et elle se tord sous le menton inerte du Monstre méconnu, et l’étreint par le cou, et l’adjure trop tard.

— Oh ! pauvre, pauvre Monstre ! Que ne me disais-tu tout d’avance ? Tu ne serais pas mort, là, par ce vilain héros d’opéra-comique. Et moi toute seule dans la nuit ! Nous aurions encore de beaux jours. Tu devrais bien voir que ce n’était chez moi qu’une crise passagère, cette langueur et cette curiosité fatale. Oh ! curiosité trois fois funeste ! Oh ! J’ai tué mon ami, j’ai tué mon unique ami ! Mon père nourricier, mon précepteur. De quelles lamentations pourrais-je faire retentir ces rivages insensibles, maintenant ? Noble Monstre, son dernier mot a été pour moi : — Adieu, Andromède, je t’aimais et avec avenir si tu avais voulu ! — Oh ! comme je comprends maintenant le sérieux de ta grande âme ! et tes silences et tes après-midi et tout ! Trop tard, trop tard ! Mais sans doute ainsi en avaient ordonné les dieux. Ô dieux de justice, prenez la moitié de la vie d’Andromède, prenez la moitié de ma vie et rendez -moi la sienne, afin que je l’aime et le serve désormais avec fidélité et gentillesse. Ô dieux, faites cela pour moi, vous qui lisez dans mon cœur et savez combien, au fond, je l’aimais, encore qu’aveuglée par de passagères lubies de croissance, et n’ai jamais aimé que lui, et l’aimerai toujours !

Et la noble Andromède promène l’adorable éclosion de sa bouche sur les paupières closes du Dragon. Et soudain se recule !...

Car voici qu’à ses paroles fatidiques, à ces baisers rédempteurs, le Monstre tressaille, ouvre les yeux, pleure en silence et la regarde... Et puis il parle :

— Noble Andromède, merci. Les temps d’épreuve sont accomplis. Je renais, et je vais renaître correctement pour t’aimer, et qu’il n’y ait ni mot ni minute pour nommer ton bonheur. Mais apprends qui je suis, et quel fut mon destin. J’étais de la race maudite de Cadmus vouée aux Furies ! Je prêchais la dérision de l’être et le divin du néant dans les bosquets de l’ Arcadie. Pour me punir, les dieux de vie me changèrent en Dragon, me condamnant à garder, sous cette forme, les trésors de la terre, jusqu’à ce qu’une vierge m’aimât, moi Monstre, pour moi-même. Dragon à trois têtes, j’ai longtemps gardé d’abord les pommes d’or du jardin des Hespérides ; Hercule vint et m’égorgea. Puis je passai en Colchide, où devait aborder la Toison d’Or. Sur le bélier à toison d’or arrivaient Phryxus de Thèbes et sa sœur Hellé. Un oracle m’avait fait entendre qu’Hellé serait la vierge promise. Mais elle se noya en voyage, et donna son nom au détroit d’Hellespont. (J’ai su depuis qu’elle n’était pas très jolie.) Et vinrent alors ces étranges Argonautes, comme on n’en reverra plus !... Époques splendides ! Jason était leur chef, Hercule suivait, et son ami Thésée, et Orphée qui se faisait fort de me charmer avec sa lyre (et qui devait avoir plus tard une fin si tragique !) et aussi les deux Gémeaux ; Castor, dompteur de chevaux, et Pollux, habile au pugilat. Époques évanouies !... Oh ! leurs bivouacs, et les feux qu’ils allumaient aux soirs ! — Enfin je fus égorgé devant cette toison d’Or du Saint-Graal, grâce aux philtres de Médée qui brûlait d’un amour insensé pour le somptueux Jason. Et les cycles recommencèrent ; et j’ai connu Etéocle et Polynice, et la pieuse Antigone, et les perfectionnements de l’armement mettant fin aux temps héroïques. Et enfin l’étrange et accablante Éthiopie, et ton père et toi, ô noble Andromède, Andromède plus belle que toutes, à qui je dois de pouvoir te rendre si heureuse qu’il n’y aura ni mot ni minute pour nommer ton bonheur.

En achevant ces mots mirifiques, le Dragon, sans crier gare ! s’est changé en un jeune homme accompli. Accoudé à l’entrée de la grotte, sa peau humaine inondée des enchantements du clair de lune, il parle d’avenir.

Andromède n’ose le reconnaître, et, se détournant un peu, sourit dans le vide, avec un de ces rayonnements de tristesse qui annoncent chez elle d’inexplicables coups de tête (car son âme est toujours si vite accablée).

Mais il faut bien vivre, et vivre cette vie, quelques grands yeux étonnés qu’elle vous fasse ouvrir à chaque tournant de route.

Le lendemain de cette nuit essentiellement nuptiale, une pirogue fut creusée dans un tronc d’arbre et mise à la mer.

Ils voguèrent, évitant les côtes semées de casinos. Oh ! voyage de noces sous les soleils comme à la belle étoile !

Et abordèrent le troisième jour en Éthiopie où régnait l’inconsolable père d’Andromède (je laisse à penser sa joie).


— Ah ! çà, mon cher monsieur Amyot de l’Épinal, vous nous la baillez belle avec votre histoire ! s’écria la princesse d’U. E. (en ramenant un peu son châle, car cette splendide nuit était fraîche). Moi qui avais donné tout autrement mon cœur à cette aventure de Persée et d’Andromède ! Je ne vous chicanerai pas sur la façon dont vous avez travesti ce pauvre Persée. (Je vous le pardonne en faveur de la main de maître dont vous m’avez flattée à l’antique, s’entend, sous les traits d’Andromède.) Mais le dénouement de l’histoire ! Qu’est-ce que ce Monstre à qui nul ne s’était intéressé jusqu’ici ? Et puis, cher monsieur Amyot de l’Épinal, levez donc un peu les yeux vers la carte céleste de la nuit. Ce couple de nébuleuses, là-bas, près de Cassiopée, ne l’appellet-on pas Persée et Andromède ? tandis que tout là-bas, cette file sinueuse d’étoiles, c’est, avec son air de paria, la constellation du Dragon, qui vivote entre la Grande-Ourse et la Petite-Ourse, ses pareils mal léchés ?…

— Chère U..., cela ne prouve rien. Les cieux sont sereins et conventionnels ; autant vaudrait dire que vos yeux sont simplement bruns (vous ne le voudriez pas). Non ; car voyez de même, d’autre part, là-bas, près de la Lyre, qui est ma constellation, n’est-ce pas le Cygne, qui est la constellation de Lohengrin et a la forme d’une croix en souvenir de Parsifal ? Et cependant vous avouerez que moi et ma Lyre n’avons rien à voir avec Lohengrin et Parsifal ?

— C’est vrai, c’est paraboliquement vrai. Mais il n’y a jamais moyen de discuter et de s’instruire avec vous. Allons, rentrons prendre le thé. Ah ! à propos, et la moralité ? J’oublie toujours la moralité…

— La voici :

        Jeunes filles, regardez-y à deux fois,
        Avant de dédaigner un pauvre monstre.
        Ainsi que cette histoire vous le montre,
Celui-ci était digne d’être le plus heureux des trois.



FIN