Panthéon égyptien/8

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Panthéon égyptien, collection des personnages mythologiques de l'ancienne Égypte, d'après les monuments
Firmin Didot (p. 17-20).

CNOUPHIS-NILUS.

(jupiter-nilus, dieu nil.)
Planche 3 ter

La plupart des cosmogonies orientales admettent que l’eau existait antérieurement à l’organisation matérielle des autres parties du globe, dont les germes étaient confondus et entre-mêlés dans ce fluide. Plusieurs philosophes grecs ont aussi soutenu systématiquement que l’eau était le principe de toutes choses ; cette doctrine sortait, selon toute apparence, des sanctuaires de l’Égypte, où elle fut professée dans les temps même les plus reculés.

Les anciens Grecs donnaient au fluide primordial, à cette humidité (Ὑγρόν) mère et nourrice des êtres, le nom d’Océan[1] ; et les Égyptiens, suivant le témoignage formel de Diodore de Sicile, appelèrent ce même principe Nil (Νεῖλος), dénomination directement appliquée au grand fleuve qui arrosait leur pays[2].

Le Nil fut de tout temps, en effet, pour la terre d’Égypte, le véritable principe créateur et conservateur : c’est au limon annuellement apporté par ses eaux, que cette riche contrée doit son existence[3] ; c’est le Nil qui, en maintient et en renouvelle l’inépuisable fécondité ; aussi ce fleuve bienfaisant fut, non-seulement surnommé le Très-Saint, le Père et le Conservateur du pays[4], mais il fut encore regardé comme un dieu[5], et eut, en cette qualité, un culte et des prêtres[6].

Il y a plus : les Égyptiens considéraient le Nil comme une image sensible d’Ammon-Cnouphis, leur divinité suprême : le fleuve n’était pour eux qu’une manifestation réelle de ce dieu qui, sous une forme visible, vivifiait et conservait l’Égypte. De-là vient que les Grecs, pénétrés des doctrines égyptiennes, ont appelé le Nil, le Jupiter-Égyptien[7], et qu’Homère le qualifie de ΔΙΙΠΕΤΗΣ, c’est-à-dire, A Jove fluens.

Cette antique assimilation du Nil avec le Jupiter-Égyptien, Ammon-Cnouphis, explique d’abord quelques passages des écrivains Grecs et Latins sur la religion de l’Égypte, et nous donne ensuite l’intelligence d’une foule de monuments.

On comprend alors, par exemple, pourquoi Cicéron affirme que Phtha ou le Vulcain-Égyptien, l’Hercule-Égyptien et la Minerve-Égyptienne, sont fils du Nil[8], tandis que tous les autres auteurs les donnent pour les enfants du Jupiter-Égyptien ou Ammon-Cnouphis. C’est dans le même sens que Diodore nous dit que tous les dieux égyptiens tiraient leur origine du Nil, Νεῖλον πρὸς ᾧ καὶ τὰς τῶν θεῶν γενέσεις ὑπάρξαι[9] ; c’est enfin parce qu’il était l’image terrestre du Démiurge Égyptien, Cnouphis, que le Nil reçut les beaux titres de Sauveur de la région d’en haut, de Père et de Démiurge de la région d’en bas[10].

Le grand Démiurge égyptien Cnouphis, considéré comme le Nil céleste et comme la source et le régulateur du Nil terrestre, est très-souvent figuré dans les bas-reliefs des temples, sur les cercueils et les diverses enveloppes des momies. Ses images ne diffèrent point très-essentiellement de celle que nous donnons ici sous le no 3 ter. Partout il se montre avec sa tête de bélier et ses chairs de couleur verte, quelquefois aussi de couleur bleue. On le distingue uniquement à sa légende et à quelques attributs particuliers.

Les inscriptions qui l’accompagnent ne contiennent point alors son nom propre Nef, Nouf ou Noum ; elles renferment un simple surnom dont nous avons réuni toutes les variantes sur notre 2e planche 3 ter, nos 1, 2 et 3. Ces groupes sont composés du caractère symbolique ou symbolico-figuratif Dieu, et des deux signes phonétiques qui forment le mot ΠΝ ou ΦΝ, qui se rapporte aux racines égyptiennes ou coptes ΠΩΝ ou ΦΩΝ, ΠΕΝ ou ΦΕΝ, fundere, effundere, mots primitifs d’où dérivent aussi les racines redoublées ΦΟΝΠΕΝ et ΦΕΝΦΩΝ, superfluere, redundare. Il est évident que les groupes hiéroglyphiques précités signifient Deus effundens, ou Deus effusus, selon que nous lirons Noute-Phon ou Noute-Phên, en suppléant la voyelle omise, comme à l’ordinaire, dans la transcription hiéroglyphique de ces mots. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre de ces qualifications conviennent parfaitement à Chnouphis considéré soit comme l’auteur du Nil, soit comme le Nil lui-même.

Le sens de cette légende est d’ailleurs, pour ainsi dire, développé et expliqué par l’image de Cnouphis-Nilus, reproduite sur notre 1re planche 3 ter, d’après les peintures d’une superbe momie appartenant à M. Durand. Le dieu du Nil est assis sur un trône ; sa tête est surmontée de cornes de Bouc, et il tient dans sa main un grand vase d’où sortent deux filets d’eau ; l’un est recueilli par un Égyptien agenouillé qui s’en abreuve, l’autre tombe sur des fleurs et des fruits placés sur un autel. C’est le même vase que, selon Eusèbe, les Égyptiens plaçaient à côté des images de Cnouphis[11], et que nous retrouvons, en effet, parmi les attributs de ce dieu, sur une foule de monuments : c’est aussi un vase que les Égyptiens ont constamment employé pour écrire en hiéroglyphes phonétiques, les divers noms de Cnouphis[12].

Planche 3 ter

Les grands monuments de l’Égypte nous offrent aussi habituellement, parmi les attributs qui accompagnent les images, soit figuratives, soit symboliques d’Ammon-Cnouphis, trois grands vases portés sur de petites constructions en bois, encore en usage dans le pays. Nous citerons, à ce sujet, des bas-reliefs copiés par la Commission d’Égypte dans les appartements de granit du palais de Carnac[13] ; dans deux d’entre eux, les trois vases sont placés à côté de l’Arche symbolique du dieu, recouverte d’un voile, mais reconnaissable aux têtes de bélier surmontées de l’uræus dressé, qui décorent la poupe et la proue du vaisseau ou Bari sacrée ; sur un troisième bas-relief, ces vases sont reproduits dans la légende hiéroglyphique de l’Arche ; légende qui, comme celle des deux autres, commence par le nom divin d’Amon ou d’Amon-Ra, appellation et forme primordiales de Cnouphis. Ces trois vases, surmontés de tiges et de fleurs de lotus, sont également placés à côté de l’Arche de Cnouphis dans le principal bas-relief du temple de ce dieu à Éléphantine[14], monument élevé sous le règne du pharaon Aménophis II, de la XVIIIe dynastie. (Voyez 1re pl. 3 ter, lég. no 2.)

Се groupe de trois vases était le symbole du plus grand des bienfaits du Démiurge, et du fleuve son image terrestre, envers la terre d’Égypte. « Les Égyptiens, dit Horapollon, pour exprimer l’inondation du Nil, appelée Noun en langue égyptienne, peignaient trois grands vases (τρεῖς ὑδρίας μεγάλας). Le premier de ces vases représente l’eau que l’Égypte produit d’elle-même ; le second, celle qui vient de l’Océan en Égypte, au temps de l’inondation, et le troisième, les eaux des pluies qui, à l’époque de la crue du Nil, tombent dans les parties méridionales de l’Éthiopie[15]. »

Ce passage important d’Horapollon nous dévoile en même temps le sens de l’un des titres les plus habituels de Cnouphis, celui de Seigneur de l’Inondation, titre dont on peut voir les variantes hiéroglyphiques, 1re planche 3 ter, nos 3, 4, 5 et 6.

Ainsi, il est évident qu’Ammon-Cnouphis fut, sous certains rapports, identifié avec le Nil, et que ce personnage mythique est le Jupiter-Nilus, le dieu Nil, mentionné par les Grecs. Cela explique aussi pourquoi Chouphis est le premier et le plus grand des dieux adorés aux Cataractes[16], lieu où le fleuve sacré, se faisant un passage à travers les rocs de granit, entre sur la terre d’Égypte pour y porter la vie et l’abondance.

Cnouphis-Nilus est représenté sous une forme humaine avec une tête de bélier à cornes de bouc, soit dans les bas-reliefs des temples, soit sur la plupart des cercueils de momies, et principalement parmi les sculptures des sarcophages de granit ou d’albâtre trouvés à Thèbes ou à Memphis. Les cornes de bouc sont quelquefois surmontées du disque ; souvent aussi le dieu est placé sur une barque ; il est accompagné de l’une des légendes hiéroglyphiques Deus effundens ou Deus effusus, Deus magnus effusus, ou enfin de la légende gravée 1re planche 3 ter, no 1, V index Ægypti Deus magnus effusus.

Les mêmes légendes se trouvent tout aussi souvent inscrites à côté d’un scarabée ayant deux grandes ailes déployées, mais dont la tête, celle d’un bélier de couleur verte, est surmontée de deux cornes de bouc portant un disque flanqué de deux uræus ornés de la croix ansée. Ce scarabée est donc l’image symbolique du dieu Cnouphis-Nilus ; la tête de bélier indique la suprématie du dieu ; sa qualité de père et sa faculté éminemment génératrice sont exprimées par le scarabée et les cornes de bouc ; les autres signes, communs à plusieurs dieux, sont l’expression tropique de la royauté et de la vie, qualités inhérentes aux essences divines.

Cette image emblématique de Cnouphis-Nilus (2e pl. 3 ter), a été calquée sur une momie de la riche collection de M. Durand.


Notes
  1. Diodore de Sicile, Hist. Biblioth., liv. I, P.12, D. Édit. Rhodoman.
  2. Idem, Ibid.
  3. Théophraste, voyez Porphyre, de Abstinentiâ, lib. II, §. 5.
  4. Hermès, Dialogue intitulé Asclepius.
  5. Décret des habitans de Busiris, voyez Recherches pour servir à l’Histoire de l’Égypte, par M. Letronne, p. 392, 397.
  6. Voyez Jablonsky, Pantheon Ægyptiorum, lib. IV, cap. I.
  7. Pind., Pyth., IV ; Parmenon de Byzance, apud Athen., V, p. 203, c.
  8. Cicéron, de Naturâ Deorum, lib. III, §. 16, 21 et 22.
  9. Diodore de Sicile, Hist. Bibl., lib. I, P.12.
  10. Τῆς μὲν ἄνω σωτῆρα, τῆς κάτω δὲ καὶ πατέρα καὶ Δημιουργὸν. Héliodore, Æthiopicorum, lib. IX, P.444, c. 20, Édit. de J. Comelin.
  11. Eusèbe, Préparat. évangéliq., liv. III, chap. 12.
  12. Voyez suprà, planche 3.
  13. Descript. de l’Égypte, Antiqu., vol. II, pl. 34, no 1.
  14. Idem, v. I, pl. 37, no 2.
  15. Horapollon, Hiéroglyp., lib. I, §. 21, pag. 36 et 38, Édit. de Pauw.
  16. Voyez Recherches pour servir à l’Histoire d’Égypte, par M. Letronne, pag. 367, 368, etc.

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