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Par fil spécial (Baillon)/06

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 49-55).

« ILS »



Pour le public, des gens qui ont proclamé : « Je… ! » « Je… !! » et « Je… !!! » On les salue :

— Messieurs les Directeurs.

Pour leurs collaborateurs, des gens qui prennent notre temps et, en retour, nous donnent des francs :

— Les patrons… Siburd… Dufour…

Quand nous sommes furieux :

— Ils.

Ils sont deux : c’est plus compliqué qu’on ne pense. On a un mot à leur dire. On frappe, on entre :

— Bonjour, Monsieur Dufour. Je…

— Attendez une minute.

Seul, M. Dufour n’est que M. Dufour et doit en référer à M. Siburd. De son côté, M. Siburd devrait en référer à M. Dufour. Les voici deux. Vous avez à parler ? Parlez.

— Asseyez-vous.

Un visiteur fait son entrée. Il s’épanche. M. Siburd chipote un porte-plume. M. Dufour se tait… Le visiteur parti, M. Siburd se tourne vers le coffre-fort, en retire un cahier, tantôt rouge, tantôt vert, mais pas indifféremment le rouge ou le vert. Il inscrit quelque chose.

Comment font-ils ? M. Dufour habite au sud ; M. Siburd, au nord. Quand la journée commence, on entend le pas de l’un, voici le pas de l’autre. On dit : « Monsieur Dufour… », M. Siburd répond. Le pigeon et sa colombe seraient moins unis. Par les jours de gros tracas, il arrive à M. Dufour d’avoir la migraine dans le crâne de M. Siburd.

— Asseyez-vous !

Cette fois, c’est pour un rédacteur. Tandis que M. Dufour le gronde de derrière sa table, M. Siburd surveille, derrière la sienne, prêt à intervenir. Pourquoi répondre ? On n’aurait pas tort, qu’on n’aurait pas raison, et au lieu d’un, deux directeurs vous gronderaient. La belle avance !

Ils diffèrent cependant de manières. M. Dufour est diplomate. Il sourit, mielleux :

— Cher Monsieur.

Acide, M. Siburd mord :

— Monsieur.

Mais, sucre ou vinaigre, que nous désirions quelque chose, le résultat est le même :

— Non.

Pourtant, M. Siburd comprend certaines choses :

— M. Siburd, je suis malade !

— Rentrez vite vous soigner.

Cela part d’un bon cœur. Oui, mais ce bon cœur a de l’imagination. Ce qui fait mal aux autres peut nuire à M. Siburd :

— Rentrez vite vous soigner.

Tout de même, mettez-vous à leur place. Diriger l’UPRÈME est autrement compliqué que de faire mûrir des betteraves ! Il n’y a pas que le papier que l’on vend. Il y a, d’abord, le papier que l’on fabrique. Il y a ce que l’on montre dessus, ce que l’on cache en dessous. Il y a les rédacteurs, les raseurs que l’on reçoit, les marchands qu’on surveille. Quels tracas ! Le matin, ils travaillent ; à midi, ils travaillent ; le soir, ils partent harassés. Ils ont le téléphone à portée dans leur chambre. Depuis longtemps, nous sommes au lit, qu’ils se tracassent encore dans le leur : n’aura-t-on pas laissé de coquilles ? ce gros événement sera-t-il bien commenté ? et cette encre, dont on leur a promis l’essai, comme elle tarde à venir ! Ils sont riches. Les seuls à ne pas avoir besoin du journal, ils sont peut-être les seuls à ne pas s’en f…

Ils se plaignent :

— Nos collaborateurs ne travaillent pas assez. Nous nous sommes donnés, tout entiers, à notre UPRÈME.

Bien sûr ! La leur : pas la nôtre.

Il y eut un gros événement dans la vie des patrons. C’est le jour où ils découvrirent que dans certaines revues les business-men d’Amérique dévoilent comment on s’y prend avec l’auxiliaire toujours trop paresseux qu’est « l’outillage humain… » Cela s’appelle, je crois, le système Taylor : une merveille ! M. Siburd, qui ignorait l’anglais, l’étudia tout exprès. Le fameux fauteuil doit être du Taylor. Certaines « fiches » où nous justifions, heure par heure, notre travail : du Taylor. Certains placards qui prêchent un peu partout : « Faites ceci… ne faites pas cela… » ; conseils directs de Taylor.

Très psychologues d’ailleurs, les bussines-men d’Amérique ! Un soir de pluie, je patauge dans une rue :

— Hé ! Monsieur…

Une auto s’arrête ; une tête en sort : M. Siburd :

— Montez donc !

— Mais, non ; je…

— Si… si : je vous ramène.

J’étais flatté. Ouais ! quelque temps après, je tombe sur une de ces revues. Je lis :

Sachez au besoin mettre à profit les faiblesses de vos collaborateurs. Si vous êtes en auto, et que l’un d’eux…

Je ne sais comment les « mécaniques humaines » de là-bas s’accommodent du Taylor. Celles d’ici renâclent : elles fonctionnaient assez bien, elles ne fonctionnent plus du tout.

N’importe ! Malgré Taylor, ils ont gardé de l’ancien Bonheur Social, des rêves démocratiques. Ainsi, pour un roi, défense d’écrire : Sa Majesté. Pas même : le souverain.

— Le peuple seul est souverain.

Ils disent aussi :

— Nous ne faisons pas du sentiment, nous faisons du commerce.

Ils disent encore :

— Si vous ne nous aviez pas, où seriez-vous ? Dans la rue : sur la paille.

Ce qui explique, peut-être, pourquoi les confrères pensent de nous :

— Ah ! oui, les forçats de l’UPRÈME.

Bast ! Ne suis-je pas injuste ? « Notre ennemi » c’est, si facilement, « notre maître ». Comme les autres, j’ai mon tour de fauteuil. Je les laisse aller. Ne les ai-je pas vus tout à l’heure : M. Siburd, dans la rue, le bras pour sa femme ; M. Dufour, dans une pâtisserie, où ce qu’il préfère, c’est :

— Un baba au rhum, Mademoiselle.

Baba ! papa ! Si le reste n’était que le masque ?

Des hommes !