Par fil spécial (Baillon)/07

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 56-62).



On ne le croirait pas : elles formaient de petits morceaux et sont arrivées dans des caisses sur de la paille. Il a fallu des mois pour les monter en machines. Elles sont grandes ; elles sont hautes ; on se promène sur leur passerelle comme autour de la machinerie d’un paquebot.

Leur âme est électrique. On pousse un petit bouton, et la bête s’éveille — un peu gauche, et encore engourdie. Quelque chose comme une bouche s’entr’ouvre et reste à bâiller ; une bielle s’étire, paresseuse ; une autre essaie sa force ; indécise, une roue hésite si elle tournerait à droite ou pas plutôt à gauche ; là-haut, un lourdaud de cylindre fait un tour sur lui-même et se rendort dans ses draps. On entend : « Clac… » puis : « Clac… » : une petite fille saute sur un sabot ; longtemps après, sur l’autre.

Un deuxième bouton pour un peu plus d’âme : la bête prend de la vie : la bouche qui bâillait, se referme, s’ouvre, se referme ; ce qui doit tourner, tourne ; ce qui doit glisser, glisse ; devenu tourbillon, le lourdaud agite, autour de lui, les autres. « Clac-clac-clac-clac », il y a dix petites filles, cent petites filles, mille petites filles qui vous envoient, en pleine vitesse, tournoyer leurs deux mille sabots dans la tête. Comme on dit : on roule.

Elles ont l’air de savoir. Pour avoir jusqu’aux dernières nouvelles, tant qu’on a pu on les a retenues et maintenant, clac-clac-clac-clac, elles se dépêchent à des centaines d’exemplaires à la minute.

Le papier entre par un bout et sort par l’autre, collé, plié, découpé, prêt à être lu : journal.

À l’endroit où il sort, un couteau monte-descend, monte-descend, rapide et oblique comme le couperet d’une guillotine qui ne trancherait pas la tête, mais la hacherait menu — et tout le corps, après.

Elles sont trois. Leur nom n’est pas très compliqué. Voyez ces plaques : N° 1, N° 2, N° 3. Elles ont des hommes qui les astiquent, un conducteur qui les surveille, plus un conducteur-chef pour les trois.

N° 1 est rapide et légère. Ce qu’on lui demande, elle l’exécute sans rechigner. Elle fournit ses journaux, plus prestement que ses sœurs. Dans les coups de feu, on compte sur elle. Mais sa besogne terminée, vite qu’on la tamponne, car elle a transpiré et pourrait prendre froid.

Gentille aussi, N° 2 est très salope. Elle plie mal son papier. Elle l’encrasse de graisse et si on ne la surveille, traîne, tout du long, ses gros doigts maculés d’encre.

— Mais elle n’a pas de doigts, chef !

— Oh ! c’est tout comme.

Quant à N° 3, cette garce, si avant sa mise en marche, on ne la gorge d’huile, si, par-dessus le marché, on ne lui chatouille certain petit écrou qu’elle a particulièrement sensible, au troisième tour de roue, elle enverra au diable son papier et ne voudra plus rien savoir. Rétive et méchante, quand on lui demande un service, c’est qu’on ne le peut autrement.

— La putain ! dit le conducteur-chef. Si j’étais les patrons, depuis longtemps je l’aurais envoyée, je sais bien où.

— À la ferraille, chef ?

— Non.

Du secrétariat où je travaille, je n’ai pas besoin de les voir. Je reconnais, au bruit, celle qui marche. Dans le claquement de sabots, ce bourdon d’orgue où siffle le sol aigu d’une petite flûte, c’est N° 1 qui se dépêche. Ce souffle court de vieille qui traîne son fardeau, c’est N° 2 qui se fatigue et plie, par le bord, le journal qu’elle devrait plier au milieu ; et ce bruit de pilon, à contretemps, c’est N° 3 qui renâcle et prépare une blague :

— Hé ! Stop ! Arrêtez !

Qu’est-ce que je vous disais ?

— Chaque fois qu’on crie comme ça, me dit le chef d’atelier, je sens un froid dans le dos.

C’est, en effet, avec N° 3 que les malheurs arrivent. Elle n’était pas encore montée, quand un mécanicien, grimpé tout en haut, glissa et alla donner de la tête sur une dent de mauvaise bête qu’elle pointait là tout exprès.

Elle a mangé un pouce du conducteur-chef, plus deux doigts de sa main droite :

— La salope, je la surveille. À présent elle en a à ma jambe !

C’est un autre qui écope, et pas à N° 3 : à N° 1. Un aide de N° 2 passe trop près. Elle n’avait l’air de rien. Han ! Elle l’attrape au pantalon, avale le pied, bouffe la jambe, croque la cuisse, s’arrête de mauvais gré pour le reste.

— Ouah !

Aux cris, les patrons accourent. On emportait déjà l’homme. Ils lui donnent un regard, puis un plus long à leur machine si peu faite pour digérer de la viande humaine : elle n’avait aucun mal.

Sortis des rotatives, les journaux passent dans la salle d’expédition. Ils n’y vont pas tout seuls : il faut une machine. Voyez ces roues, ces chaînes, ces mandibules à soulever des bœufs. C’est le transporteur mécanique. On lui dit :

— Prenez ces petits paquets, transportez-les jusque-là.

Bon ! Les mandibules happent, les roues grincent, les chaînes se tendent et les petits paquets, lourds comme trois mille kilos, s’enlèvent à la file, montent jusqu’au plafond, descendent au long d’une poutre, s’abattent au but ; quelquefois ils le manquent et s’en retournent d’où ils sont venus. La distance n’est pas grande : avec ses jambes et ses bras, un homme, autrefois, faisait ces roues, ces mandibules et ces chaînes ; et il marchait plus vite. Seulement des journaux plus modestes avaient leur transporteur ; c’eût été humiliant de ne pas avoir le nôtre. Intempestif, menant grand bruit pour peu de chose, on pense à l’idiot du cirque. On dit

— Auguste.