Par fil spécial (Baillon)/21

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 207-211).

AMOUR



Tiens ! Que se passe-t-il ? Jean Lhair sifflote, Robusse est rouge, Ranquet tout pâle.

— Qu’est-ce qu’ils ont, Monsieur Sinet ?

— Rien, mon cher.

Mais, féminins et pressés, au bout du couloir, un bruit de talons qui s’éloignent…

Mlle Hélène est dactylo : elle appartient à l’Administration. Sauf à Villiers à cause du service, défense aux rédacteurs de lui dire un mot. Elle n’est pas belle. Petite et maigrichonne, dans la cage de verre où elle travaille, elle ressemble à un petit singe qui saurait faire aller ses doigts sur une machine à écrire. Mais elle a de grands yeux. On l’a dit ardente. Hystérique, précisent ceux qui savent et, à la rédaction, tout le monde sait.

À quelque chose dans le regard de Mlle Hélène, je comprends que ce sera bientôt mon tour. Soit. Après tout, suis-je moins cochon que les autres ? Je m’arrange pour la rencontrer ; je lui déclare qu’elle est adorable, je me monte le cou assez pour que ce ne soit pas trop sale ; puis, un jour, après juste ce qu’il faut de déclaration, je parle d’un rendez-vous.

— Quand vous voudrez, répond Mlle Hélène. Dès que vous serez libre.

— Alors, après-demain soir ?

— Oui, après-demain soir.

Montage de cou à part, tout cela est parfaitement conforme à la règle.

Le surlendemain, nous sortons. Que peut-on faire quand on aime une petite Hélène ?

— Si nous dînions ?

— Mais oui, dînons.

Petit restaurant où l’on s’embrasse, petit théâtre où l’on entremêle les doigts, bouquet de roses : « Pour toi, mignonne… » Mlle Hélène est enchantée. À minuit, me voilà perplexe. Je sais comment cela finira. Le petit singe y pense aussi. Mais où ? Chez moi, il y a les miens. À l’hôtel ?

— Oh ! a fait Hélène, très rouge.

Nous tournons : elle guide. Une rue, deux rues : un verre. Une avenue, d’autres rues : un re-verre. Puis tout à coup, une maison :

— C’est chez moi. Tu vois, là haut !

Oh ! oh ! Le petit singe aurait-il si bien combiné les choses ?

— Alors, c’est chez vous ?

— Oh ! non. Voyez la lumière : c’est maman.

— Ah ! maman ! Mais alors ?

— Eh bien, voilà.

Après tout, cela vaut, mieux. Un peu déçu, quand même, je la regarde sonner, je la suis sous le porche, j’arrive, avec elle, au pied d’un escalier. Elle s’assied, je m’assieds. Je l’embrasse, elle m’embrasse. Je recommence, elle recommence, et, pour des baisers d’escalier, je trouve qu’elle recommence un peu trop. Puis : « Au revoir, ma chère Hélène », je me retire — bredouille.

Au journal, tout le monde a su que je sortais avec Mlle Hélène. Le lendemain, Ranquet m’interroge. Je n’ai rien à cacher. Je raconte le dîner.

— Bon ! Et après ?

Le théâtre.

— Bon ! Et après ?

Le petit tour ; les petits verres.

— Bon ! Et après ?

L’escalier.

— Bon ! Et après ?

— Après ? c’est tout.

— Tout !

Et voilà Ranquet qui se met à rire, qui appelle les autres :

— Hé ! Robusse… Hé ! Villiers… Hé ! Sinet… Il est sorti avec Hélène ; il est arrivé au pied de l’escalier, et il n’a pas…

— Comment ! Au pied de l’escalier, et tu n’as pas…

— Non ! Je vous assure…

— Mais, mon cher, avec Hélène, c’est toujours au pied de l’escalier.

— Ah !