Par fil spécial (Baillon)/23

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 217-222).

LE VERROU



Dans le bureau de M. Sinet, on entend beaucoup de choses : par une porte, le bruit d’averse des linotypes, par les fenêtres la danse en sabots des rotatives, à travers le parquet le transporteur mécanique et son charivari d’Auguste. Cela fait beaucoup de bruits.

— C’est intenable, déclara M. Siburd. Nous allons chercher un remède.

Le lendemain, en traversant le couloir, M. Sinet donna dans un homme qui avait décroché la porte. Cet homme rabotait.

— Que fais-tu là, mon ami ?

— Moi, M’sieur, je rabote.

— J’entends. Mais pourquoi rabotes-tu ?

— Je vais mettre un verrou, M’sieur.

— Un verrou à cette porte ! Pourquoi faire ?

— Ça, M’sieur !… M’sieur Siburd m’a dit : « Mettez un verrou ». Moi, je mets le verrou.

— Bon, bon, mon ami. Mets ton verrou.

Sur le coup de midi, M. Siburd vint inspecter si on avait mis le verrou. On l’avait mis, on ne l’avait pas poussé : M. Siburd poussa le verrou.

— Cette porte, Monsieur Sinet, servait à trop de monde : les télégraphistes passent par là, les rédacteurs, les raseurs, nous-mêmes quand nous sommes pressés… À présent, vous serez tranquille.

M. Sinet ne répondit pas qu’une porte qui servait à tant de monde était une porte nécessaire. M. Siburd y voulait un verrou ? Bon ! on respecterait le verrou.

Quelques minutes après, il reçut un grand coup de pied dans sa porte. C’était Jean Lhair qui, s’y cassant le nez, devina tout de suite pourquoi le secrétaire s’enfermait ainsi chez lui.

— Hé ! satyre, ce n’est que moi. Ouvre donc !

— Il y a un verrou, dit M. Sinet.

— Un verrou ? Pas de blague ! J’ai à te parler.

— Il y a un verrou, dit M. Sinet.

Un peu plus tard, ce fut Robusse :

— Hé ! Monsieur Sinet, je dois passer.

— Il y a un verrou, dit M. Sinet.

— Je suis pressé, Monsieur Sinet ; j’ai de la copie !

— Un verrou, dit M. Sinet.

Tout de suite après, ce fut Ranquet, qui s’emporta : qu’on l’arrêtait dans son travail, qu’il manquait à sa copie des virgules, que Sinet était un cochon et que, nom de nom ! ce n’était pas à faire.

— Un verrou, conclut M. Sinet.

Il y eut encore quelques « Bah ! » des télégraphistes, le « Tiens ! » d’un inconnu, plus le « Ah ! c’est vrai ! » de quelqu’un qui avait oublié son verrou.

Le lendemain, M. Sinet trouva, dans son bureau, une échelle, avec un homme monté dessus. L’homme tapait sur le mur.

— Que fais-tu là, mon ami ?

— Moi, Monsieur, je fais un trou.

— Un trou dans le mur ! Pourquoi ?

— Ça, Monsieur ! On m’a dit : « Faites un trou » ; je fais un trou.

— Bon, bon, mon ami, fais ton trou.

À midi, deux hommes tapaient sur le mur pour le trou et, vers le soir, un troisième arriva qui, sur une autre échelle, dans un autre coin, se mit à taper pour ouvrir un autre trou.

— Les rédacteurs, expliqua M. Siburd, ont réclamé.

— Pas possible !

— Le verrou les obligeait à un détour. Nous allons prendre sur votre bureau de quoi leur donner un couloir : là et là une porte, une cloison tout du long ; et vous serez tranquille.

Les jours suivants, on agrandit les trous, on emporta des moellons, on apporta des briques, on rabota du bois, on accrocha des portes, on commença la cloison. Cela dura deux mois, au milieu des échelles et du plâtre, sans parler d’un chapeau de Sinet qu’un paquet de mortier lui brûla. Mais après, il serait tranquille.

La cloison achevée, il fallut passer aux travaux accessoires : la pièce, ayant changé de forme, démonter et remonter la table qui n’en tenait plus le milieu ; la table mise en place, en scier un bout parce qu’elle parut un peu trop longue ; le bout scié, la démonter, puis reculer, parce qu’elle avait reperdu le milieu de la pièce ; ce milieu trouvé, faire suivre le gaz qui ne venait plus juste au-dessus de la table ; ce gaz enfin fixé, éventrer le plafond, à cause d’une poutre qui, trop près de la flamme, aurait pu prendre feu.

Après quoi, tout fut en ordre, le gaz, les portes, le couloir, le mur, même le papier qu’on a collé sur ce mur. Il est cependant question de remplacer le gaz par des ampoules électriques et la table par des…

— Et le verrou ?

— …bureaux-ministres qui feront bel effet dans les nouveaux locaux, quand les plans seront prêts.