Par les tortues de Tasman !

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Traduction par Louis Postif.
Ric et Rac des 6, 13 et 20 août 1932 (p. 7-72).

« Par les tortues de Tasman ! »

Grande nouvelle inédite de Jack LONDON
Traduite de l’anglais par Louis POSTIF

La loi, l’ordre et la contrainte avaient sculpté les traits de Frédéric Travers. Il avait le visage fort et énergique d’un homme habitué à commander et qui a usé de l’autorité avec sagesse et discrétion. Une vie pure lui avait donné une peau saine où seuls l’honnêteté et le travail avaient laissé leur empreinte.

Toute sa physionomie racontait la même histoire, depuis des yeux bleus limpides jusqu’à la tête couverte de cheveux châtains légèrement grisonnants, qu’il séparait par une raie et rejetait sur son large front. Très soigneux de sa personne, son léger costume estival seyait exactement à son âge encore alerte, et n’affichait pas insolemment les millions de dollars et les vastes propriétés dont aurait pu s’enorgueillir leur possesseur.

Car Frédéric Travers haïssait l’ostentation. L’automobile, d’un noir discret qui l’attendait dehors sous la porte cochère était la plus coûteuse du comté ; cependant, il se gardait d’en proclamer le prix et la force en chevaux lorsqu’il sillonnait le pays, dont la majeure partie lui appartenait, depuis les dunes de sable et les falaises éternellement battues des flots du Pacifique, les terres basses et fertiles et les pâturage élevés, jusqu’aux sommets lointains couverts de séquoias et couronnés de nuages et de brouillards.

Un froufrou de jupes le fit regarder par-dessus son épaule. Une légère irritation se trahit sur son visage. Non pas que sa fille en fût cause : son agacement provenait plutôt d’une lettre qu’il tenait devant lui, sur son bureau.

— Quel est donc, encore une fois, ce nom étranger ? demanda-t-elle. Jamais je n’arriverai à me le rappeler. Tiens, j’apporte un bloc-notes pour l’inscrire.

Elle s’exprimait avec lenteur. C’était une grande jeune fille, aux formes harmonieuses, au teint clair. Dans le ton de sa voix et la douceur de ses manières, on devinait qu’elle avait reçu une éducation où dominaient l’ordre et la pondération.

Frédéric Travers examina avec soin la signature d’une des deux lettres : Bronislawa Plaskoweitzkoia Travers, lut-il ; puis il épela, lettre par lettre, la première partie, plus difficile, tandis que sa fille la relevait sur son papier.

— Écoute-moi Mary, ajouta-t-il. Souviens-toi que ton oncle Tom a toujours été un hurluberlu. Il faudra donc que tu montres quelque indulgence envers sa fille. Son nom est… plutôt… déconcertant. Voilà des années que je n’ai vu Tom… Quant à elle…

Un haussement d’épaules traduisit ses appréhensions. Il fit un effort pour sourire.

— Quoi qu’il en soit, ils sont de ta famille comme de la mienne. S’il est mon frère, il est par conséquent ton oncle. Si elle est ma nièce, vous êtes toutes deux cousines.

Mary approuva de la tête.

— Ne t’inquiète pas, père. Je serai gentille avec elle, la pauvre petite. De quelle nationalité était sa mère… pour s’affubler d’un nom aussi horrible ?

— Ma foi, je ne saurais dire. Russe ou Polonaise, peut-être bien Espagnole. C’était une comédienne ou une chanteuse, ou quelque chose de ce genre. Tom et elle se rencontrèrent à Buenos-Aires. Il l’enleva. Son mari…

— Elle était donc mariée ?

La consternation de Mary était sincère et spontanée, et l’irritation de son père s’en accrut. Il n’avait pas voulu dire cela. Ces paroles lui avaient échappé.

— Bien sûr ! Le divorce fut prononcé ensuite, mais je ne connais pas d’autres détails. Sa mère mourut en Chine ; non, en Tasmanie. C’est en Chine que Tom…

Ses lèvres se fermèrent brusquement. Il ne voulait pas commettre d’autres bévues. Mary attendit quelques secondes et revint vers la porte, où elle s’arrêta.

— Je lui ai réservé les chambres qui donnent sur la roseraie, dit-elle. Je vais maintenant y jeter un dernier coup d’œil.

Frédéric se retourna sur son fauteuil pour ranger les lettres ; puis, se ravisant, il les relut lentement et avec réflexion.

« Cher Fred,

« Voilà si longtemps que je me suis trouvé si près de notre vieux pays que je ne puis résister à l’envie d’aller y faire un petit tour. Malheureusement, j’ai gaspillé tout mon argent avec ce projet de Yutacan — je crois te l’avoir écrit — et je reste sans le sou, comme d’habitude. Serais-tu assez gentil de m’avancer la somme nécessaire pour le voyage ? J’aimerais arriver en première classe. Polly m’accompagne. Mais je me demande si vous ferez bon ménage tous les deux.

« Tom.

« P.-S. — Si cela ne te dérange pas trop, envoie-moi l’argent par retour du courrier. »

« Cher oncle Fred,

disait l’autre lettre, d’une écriture qui lui parut bizarre, dénotant une éducation étrangère, mais tracée d’une main nettement féminine.

« Papa ignore que je vous écris. Il m’a lu la lettre qu’il vous adressait. Il ne dit pas la vérité : il retourne au pays pour y mourir. Il n’en sait rien, mais les docteurs m’ont prévenue. Et il faut absolument qu’il vienne chez vous, car nous nous débattons dans un extrême dénuement. Nous habitons une sordide pension de famille, indigne de papa. Toute sa vie, il a secouru les autres ; maintenant l’heure a sonné de lui venir en aide. Il n’a nullement gaspillé son argent à Yutacan, comme il dit. J’étais avec lui et je sais ce qui s’est passé là-bas. Il a risqué toute sa fortune dans une combinaison commerciale et on l’a roulé. Il est incapable de se mesurer en affaires avec les New-Yorkais. Voilà l’explication, et je suis fière qu’il en soit ainsi. Il dit toujours, en plaisantant, que jamais je ne pourrai m’accorder avec vous. Mais je ne partage pas son avis. En outre, je n’ai jamais vu un parent de mon père ou de ma mère, et puis il y a votre fille. Songez donc ! Une véritable cousine !

« En attendant le plaisir de vous embrasser, je suis

« Votre nièce affectueuse,

« Bronislawa Plaskoweitzkaia Travers.

« P.-S. — Il vaudrait mieux que vous envoyiez télégraphiquement l’argent à papa, sans quoi vous ne le verrez pas du tout. Il ne se sait pas si gravement malade, et s’il rencontre un de ses vieux amis, il est bien capable de repartir au loin, à la chasse de quelque nouvelle chimère. Il commence à parler de l’Alaska. Il prétend que cette contrée-là lui guérira la fièvre. N’oubliez pas non plus que nous devons régler la note de la pension de famille, autrement, nous arriverons sans bagages.

« B. P. T. »

Frédéric ouvrit la porte d’un grand coffre-fort scellé dans le mur et plaça méthodiquement les lettres dans un des compartiments étiquetés : « Thomas Travers ».

— Pauvre Tom ! Pauvre Tom ! soupira-t-il tout haut.

■ ■

La grande automobile attendait à la gare et Frédéric Travers frissonna, comme toujours, en entendant le sifflet de la locomotive qui, au loin, descendait la vallée de la rivière Isaac Travers.

Parmi les pionniers de race blanche, Isaac Travers, débarqué un des premiers dans l’ouest du pays, avait remarqué cette magnifique vallée, son cours d’eau fourmillant de saumons, ses terres fertiles et ses pentes couvertes de forêts vierges, ces « terrains pauvres », comme on les qualifiait à l’époque de demi-civilisation qui suivit l’épuisement des placers. Alors il n’y avait pas de routes charretières, ni de remorqueurs pour faire traverser aux voiliers la barre dangereuse, et son unique moulin à blé tournait sous la protection de gardiens armés jusqu’aux dents, qui avaient pour consigne d’éloigner les Klamaths maraudeurs et pillards.

Tel père, tel fils ! Frédéric Travers employa la même ténacité que son père à faire fructifier le patrimoine familial. Ces deux hommes perspicaces avaient prévu la transformation de toute la région ouest de l’Amérique, l’apparition du chemin de fer et l’édification d’un nouvel empire sur les rives du Pacifique.

Frédéric Travers frissonnait d’orgueil au coup de sifflet de la locomotive parce que ce chemin de fer lui tenait à cœur plus qu’à quiconque. La veille de sa mort, son père s’acharnait encore à la construction de la voie ferrée à travers les montagnes, au coût de soixante-cinq mille dollars en moyenne le kilomètre. Lui, Frédéric, avait réalisé ce vaste projet, au prix de nombreuses nuits blanches. Il avait acheté des journaux et subventionné des partis politiques et, plus d’une fois, entrepris à ses frais de longs voyages pour parlementer avec les directeurs des chemins de fer de l’Est.

L’Amérique tout entière savait le nombre de kilomètres de rail qui traversaient ses terres, mais personne n’imaginait le chiffre de ses dollars placés par lui en hypothèques ou obligations de chemin de fer.

Il avait rendu d’immenses services à son pays, mais cette voie ferrée constituait son dernier et grand triomphe, l’apogée des efforts paternels, le miracle qu’il venait d’accomplir. Les trains circulaient depuis deux ans et, témoignage éclatant des prévisions de Frédéric, on entrevoyait déjà des dividendes. Une autre récompense l’attendait : il était écrit que le prochain gouverneur de Californie se nommerait Frédéric A. Travers.

Vingt ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait revu son frère aîné, et encore après un intervalle de dix ans. Il s’en souvenait comme d’hier. Tom était le seul homme capable de traverser la barre dans la nuit et cette fois-là, entre la chute du jour et l’aurore, poussé par une brise du sud-est, il était entré et sorti avec sa goélette.

Il n’avait prévenu personne de son arrivée.

Un bruit de sabots de cheval à minuit, une bête couverte d’écume dans l’écurie, et Tom était apparu avec un visage de vrai marin, ainsi que l’affirmait sa mère. Il ne resta qu’une heure et repartit sur un cheval frais, au milieu des rafales de pluie et des hurlements du vent dans les séquoias.

Le souvenir de sa visite produisit un effet semblable à celui d’une bouffée forte et pénétrante venue d’un monde sauvage.

■ ■

Une semaine plus tard, battu par les flots et, cette fois, obligé de contourner la barre, le cotre douanier, l’Ours, accosta sur la rive. Toute une colonne de la gazette locale laissait entendre qu’on recherchait une mystérieuse goélette, l’Alcyon, coupable d’avoir débarqué une énorme quantité d’opium. Seuls, Frédéric et sa mère, ainsi que les domestiques indiens connaissaient l’histoire du cheval éreinté, abandonné dans l’écurie et comment il fut rendu subrepticement ensuite aux contrebandiers du village de pêcheurs, sur la côte.

Ces vingt ans n’avaient pas changé le Tom Travers qui, ce jour-là, descendit du Pulman. Aux yeux de son frère, il ne paraissait nullement malade. Naturellement, il avait vieilli ; son panama ne cachait pas ses cheveux grisonnants et, bien qu’imperceptiblement affaissées, ses épaules demeuraient toujours carrées et solides.

Quant à la jeune personne qui l’accompagnait, Frédéric éprouva envers elle une antipathie immédiate, vague mais consciente. Tout dans son attitude, le bafouait ; cependant, il ne parvenait pas à déterminer exactement la cause de son aversion. Était-ce la robe, le costume-tailleur de coupe étrangère, la chemisette avec ses rayures audacieuses, le noir opiniâtre de sa chevelure, la profusion de coquelicots sur l’énorme chapeau de paille, ou bien l’éclair et la couleur de ses yeux noirs, ses joues roses, la blancheur de ses dents bien alignées qu’elle montrait trop volontiers ? Il n’aurait su le dire. « C’est une enfant gâtée », songea-t-il. Mais il n’eût pas le temps d’analyser ses impressions, car la main de son frère serrait la sienne et il lui présentait sa nièce.

Elle se mit à parler avec volubilité, en ponctuant ses paroles de gestes de la main. Il ne put s’empêcher d’en remarquer la petitesse : elles étaient ridiculement menues. Son regard se porta ensuite sur ses pieds, et il fit la même découverte. Indifférente à la foule rassemblée sur le trottoir de la gare, elle l’avait devancé près de l’automobile et avait placé les deux frères l’un à côté de l’autre. Tom avait acquiescé d’un sourire, mais son frère cadet se sentait mal à l’aise, intimidé par les regards de ses nombreux concitoyens. Ne connaissant que les vieilles coutumes puritaines, les épanchements familiaux devaient, selon lui, se passer dans l’intimité et non en public. Il était à la fois heureux et surpris que cette écervelée ne lui eût pas sauté au cou.

Avec cette jeune extravagante, il fallait s’attendre à tout.

Elle les enveloppait d’un regard brûlant qui sembla les pénétrer et voir au dedans d’eux-mêmes.

— Oh ! Vous êtes bien les deux frères ! s’écria-t-elle. Personne n’en pourrait douter. Cependant il y a quelque chose… je ne sais pas… je ne saurais m’expliquer.

En réalité, avec un tact qui dépassait l’indulgence disciplinée de Frédéric Travers, elle n’osait exprimer sa pensée. Ses grands yeux d’artiste avaient discerné et compris la différence essentielle et nettement tranchée entre les deux hommes. Ils se ressemblaient : impossible de se méprendre sur leur commune origine, leurs traits en faisaient foi, mais là cessait toute similitude. Tom mesurait trois pouces de plus que Frédéric et sa longue moustache de Viking était tout à fait grise. Il avait le même nez en bec d’aigle que son frère — seulement plus prononcé — et les yeux plus sombres. Les lignes de son visage étaient plus accentuées, les pommettes plus saillantes, le creux des joues plus profond et le hâle plus foncé. C’était une figure volcanique, où le feu couvait encore. Dans le coin de ses yeux le rire avait laissé plus de rides et ses prunelles mêmes reflétaient une gravité absente dans le regard de Frédéric.

Dans toute son attitude, Frédéric trahissait le bourgeois parvenu, tandis que chez Tom on discernait une aisance naturelle et une certaine distinction. Le sang d’Isaac Travers, l’aventurier, coulait dans les veines des deux hommes, mais il avait subi quelques transformations chimiques. Frédéric avait suivi la ligne droite. tracée à l’avance : son frère représentait quelque chose de vaste, d’intangible d’étranger à la race des Travers.

Tout cela, la jeune fille aux yeux noirs l’avait saisi spontanément. Le caractère dissemblable des deux frères apparut à ses yeux dès qu’elle les vît assis l’un à côté de l’autre.

— Réveille-moi ! dit Tom. Je ne puis croire que je suis arrivé ici par le train. Et la population ? Elle ne comptait que quatre mille âmes, voilà trente ans !

— Soixante mille à présent, répondit l’autre. Et elle augmente de façon prodigieuse. Veux-tu que nous fassions un détour pour jeter un coup d’œil dans la ville ? Nous avons grandement le temps.

■ ■

Tandis qu’ils filaient dans les rues larges et bien pavées, Tom continuait à manifester de la surprise, comme Bip Van Winckle à son réveil. Le port, surtout, l’intriguait : à l’endroit où, jadis il amarrait son sloop dans trois mètres d’eau, il découvrait de la terre ferme et des chantiers de chemins de fer et, à quelque distance, des quais et de nombreux vaisseaux.

— Arrête ! Arrête ! cria-t-il, à quelques pâtés de maisons plus loin, devant une importante maison de commerce. Qu’est-ce ceci, Fred ?

Fourth and Travers ! Voyons… tu ne te souviens plus ?

Tom se leva sur son siège et regarda autour de lui, essayant d’étudier la configuration du terrain sous la confusion des immeubles.

— Je… je crois… dit-il avec hésitation. Mais non, parbleu ! J’en suis certain… À cet endroit nous chassions autrefois le lupin de garenne et les merles dans les buissons. Et là-bas, où se dresse la banque, se trouvait une mare.

Puis, se tournant vers Polly :

— Là, j’ai construit mon premier radeau et bu pour la première fois de l’eau salée.

— Dieu sait combien de litres, dit Frédéric en riant Et on t’a roulé sur un tonneau, je m’en souviens.

— Oh ! Encore ! s’écria Polly, en claquant des mains.

— Voici le parc, fit Frédéric un peu plus loin, indiquant une jungle de séquoias dans une dépression de la première montagne.

— Père y a tué un ours-grizzly, un après-midi, remarqua Tom.

— J’en ai offert quarante acres à la ville, continua Frédéric. Papa avait acheté tout le lot à Leroy pour un dollar l’acre.

Tom approuva de la tête, mais l’étincelle qui brilla dans ses yeux, tout comme dans ceux de sa fille, n’avait rien de commun avec l’expression de fierté prosaïque de son frère.

— Ah ! oui ! confirma-t-il. Leroy le nègre à squaws ! Je me rappelle l’époque où il nous porta tous deux sur son dos jusqu’à Alliance, cette nuit où les Indiens incendièrent le ranch. Resté en arrière, papa prit part à la bataille.

— Mais il ne put sauver le moulin à blé. Quel coup terrible pour papa !

— Tout de même, il vint à bout de quatre Peaux-Rouges à lui seul.

À ce moment, un éclair illumina les yeux de Polly.

— Un homme qui a combattu les Indiens ! s’écria-t-elle. Oh ! parlez-moi de lui !

— Parle-lui du pont transbordeur Travers, insista Tom.

— Il s’agit d’un pont transbordeur construit sur la rivière Klamath, du côté de la barre d’Orléans et de Siskiyou. À l’époque des fouilles, il s’y faisait beaucoup de transports et mon père s’était établi à cet endroit-là, également très fertile. Il y construisit un pont suspendu, fixa les câbles sur place avec des matelots, et amena les matériaux de la côte. Cela lui coûta vingt mille dollars. Le premier jour de la mise en service, le pont transborda huit cents mules à raison d’un dollar par tête, sans parler des droits de péage perçus pour les hommes et les chevaux.

■ ■

« Cette nuit-là, la rivière monta. Le pont s’élevait à quarante-cinq mètres au-dessus du niveau normal de l’eau. Cependant, l’inondation l’emporta. Sans quoi mon père aurait fait fortune.

— Ce n’est pas du tout ce que je veux dire ! s’exclama Tom, à bout de patience. Ce fut au pont Travers que père et le vieux Jacob Vance furent surpris par une bande de guerriers Indiens de la Mad River. Le vieux Jacob fut tué devant la porte de la cabane de bois. Père traîna le cadavre à l’intérieur et tint les Indiens en respect pendant une semaine. Père était un merveilleux tireur. Il enterra Jacob sous le plancher de la cabane.

— J’exploite toujours le ferry, continua Frédéric, bien que le transbordement ne soit pas aussi important qu’à cette époque-là. J’effectue les transports par voies charretières jusqu’à Réserve, puis à dos de mules en remontant le Klamath, et, de là, au confluent du Petit-Saumon. Je possède maintenant une douzaine de magasins sur cette chaîne de montagnes, une ligne de relais et un hôtel. L’industrie touristique commence à éclore dans le pays.

La jeune fille, de ses yeux songeurs, observait les deux frères qui exprimaient, si différemment leur manière de voir sur eux-mêmes et la vie.

— Ah ! c’était un homme ! murmura Tom.

Le ton mélancolique dont il prononçait ces paroles amena de l’inquiétude dans le regard de Polly. La voiture tourna dans le cimetière et s’arrêta devant un caveau imposant situé au sommet de la montagne.

— J’ai pensé que tu aimerais le voir, dit Frédéric. J’ai bâti moi-même ce tombeau, la plus grande partie de mes propres mains. Maman désirait ce monument et notre propriété était couverte d’hypothèques. J’ai mis l’affaire en adjudication et le prix le plus bas obtenu des entrepreneurs s’élevait à onze mille dollars. Je m’en suis donc chargé moi-même et il me revient seulement à huit mille dollars.

— Tu as dû y passer des nuits, dit Tom avec admiration, mais d’une voix plus assoupie que jamais.

— Parfaitement, Tom, je m’y suis attelé la nuit, et souvent à la lueur d’une lanterne. J’étais si accablé de besogne ! À cette même époque, je restaurais les travaux hydrauliques, les puits artésiens ne fonctionnant plus, et maman souffrait des yeux, de la cataracte — tu t’en souviens, je te l’ai écrit. Étant donnée sa trop grande faiblesse pour voyager, j’ai appelé des spécialistes de San Francisco. Oh ! oui, j’étais débordé de travail ! Je remontais alors l’affaire désastreuse de la ligne de navigation que père avait établie jusqu’à San Francisco et je payais un taux d’intérêts de cent quatre-vingt mille dollars sur les hypothèques.

Une respiration lente et profonde l’interrompit. Tom, le menton sur la poitrine, dormait. Polly jeta un coup d’œil significatif vers son oncle. À cet instant précis, Tom, l’air gêné, se redressa sur le siège et leva ses paupières chargées de sommeil.

— Fichue chaleur ! s’exclama-t-il avec un joyeux rire, en manière d’excuse. Ma parole ! je m’étais endormi pour de bon. Approchons-nous de la maison ?

Frédéric fit un signe de tête au chauffeur et la voiture reprit de la vitesse.

■ ■

La demeure bâtie par Frédéric au début de sa prospérité était vaste et coûteuse, simple et confortable, et sans plus de prétention que la plus belle maison de campagne du comté.

Le père et la fille avaient su y créer une atmosphère qui répondait admirablement à leur goût. Mais, peu de jours après l’arrivée du frère, tout fut bouleversé de fond en comble. Adieu la vie calme et ordonnée !

Frédéric perdît sa tranquillité et son bonheur. Cette agitation inaccoutumée qui régnait à présent était une violation aux règlements et traditions en vigueur. Les repas, irréguliers, se prolongeaient interminablement, et à minuit, on soupait de plats préparés sur le réchaud, au milieu des éclats de rire et jusqu’à des heures invraisemblables.

Frédéric était d’une sobriété exemplaire. Un verre de vin à déjeuner constituait son plus grand excès. Il se permettait trois cigares par jour, qu’il fumait sous la véranda ou au fumoir. À quel autre usage pouvait être destiné un fumoir ? Il détestait les cigarettes. Cependant son frère en roulait sans cesse dans du papier mince et brun et les grillait n’importe où il se trouvait. On découvrait continuellement des miettes de tabac dans le large fauteuil où il s’asseyait de préférence et parmi les coussins des sofas.

Puis venaient les cocktails. Élevé sous la tutelle rigide d’Isaac et d’Éliza Travers, Frédéric considérait la cave à liqueurs comme une abomination. D’antiques cités avaient été frappées par la colère divine en châtiment de leurs débauches.

Avant le lunch et le dîner, Tom, secondé et encouragé par Polly mélangeait une variété infinie de boissons : elle s’y entendait d’ailleurs à merveille dans la préparation d’étranges concoctions dont elle avait appris le secret aux confins du globe.

À ces moments-là, il semblait à Frédéric que l’office et la salle à manger se transformaient en bars. Quand, d’un air facétieux, il risqua une remarque, Tom proclama qu’une fois devenu riche, il ferait installer une armoire à liqueurs dans toutes les pièces de sa maison.

Un nombre considérable de jeunes gens fréquentaient sa demeure depuis l’apparition des deux phénomènes et ils prêtaient la main à la confection des cocktails. Frédéric eût souhaité attribuer leur présence à ce simple divertissement bacchique, mais il finit par comprendre que son frère et sa nièce, tels des aimants attiraient à eux la jeunesse, la joie et le rire.

À tout moment du jour et de la nuit, les automobiles montaient et descendaient les allées sablées du parc. On organisait des parties de campagne et des excursions en été des promenades en bateaux à voiles sur la baie au clair de lune : les invités partaient avant l’aube et revenaient à minuit ; et, pour la première fois, toutes les chambres à coucher se trouvaient souvent occupées la nuit.

Tom voulut absolument refaire ses randonnées d’autrefois. Il alla pêcher la truite à la rivière du Taureau, chasser la caille dans la prairie de Wescott et abattre un daim sur la Montagne Ronde. Ce daim devait être, pour Frédéric, une source d’ennuis et de confusion. Bien que la chasse fût fermée, Tom avait apporté triomphalement à la maison l’animal baptisé par lui « saumon de flanc de montagne » : il fut servi et mangé à la table même de son hôte.

Ils faisaient cuire des moules à l’extrémité de la baie des peignes sur le rivage, au mugissement du ressac. Sans la moindre vergogne, Tom relata l’affaire de l’Alcyon, l’expédition de contrebande, et il demanda à Frédéric devant tout le monde, comment il s’y était pris pour reconduire subrepticement le cheval au pêcheur, sans se faire pincer.

Tous les jeunes gens conspiraient avec Polly pour flatter les goûts de Tom jusqu’à satiété. Puis Frédéric apprit des détails complets sur la capture du daim : à la vérité, on l’avait acheté au Parc de la Porte d’Or, qui regorgeait de ces animaux, et transporté par chemin de fer dans une caisse à claire-voie, puis à dos de cheval et de mulet jusqu’aux endroits les plus abrités de la Montagne Ronde. Tom s’était endormi pendant la première battue. Les jeunes gens s’étaient élancés à la poursuite de l’animal, crevant leurs chevaux : puis ç’avait été les ascensions et les chutes, la prise au lasso à la clairière du Ranch Brûlé et le triomphe final quand le malheureux daim, chassé à courre pour la deuxième fois, fut abattu par Tom, à cinquante mètres.

De tout cela, Frédéric se sentait vaguement froissé dans son amour-propre. Quand lui avait-on témoigné une pareille sympathie ?

Certains jours, Tom ne pouvant sortir, les divertissements de plein air étaient remis : néanmoins, il demeurait le centre d’attraction. Assis dans le grand fauteuil, il somnolait et s’éveillait de temps à autre de cette façon bizarre et inattendue qui lui était propre : il roulait une cigarette et demandait son ukulélé, sorte de guitare minuscule, d’invention portugaise et fort en usage dans les îles Hawaï. Alors il pinçait l’instrument et entonnait des airs, la cigarette allumée posée sur l’accoudoir du fauteuil, au grand péril du bois vernis ; sa voix magnifique de baryton lançait des hulas des mers du Sud et de gaies chansons françaises et espagnoles.

L’une d’elles plaisait particulièrement à Frédéric. C’était la chanson favorite d’un roi tahitien, expliqua Tom, qui l’avait lui-même composée et la fredonnait des heures entières, étendu sur ses nattes. Elle se limitait à la répétition de quelques syllabes : I-méou-rou-rou-é-raou, toutes scandées sur un ton solennel, varié à l’infini, et soutenues par les graves accords de l’ukulélé.

Polly prenait grand plaisir à l’enseigner à son oncle, mais quand lui-même, gagné par cette joie de vivre qui flottait autour de son frère, essaya de chanter, ses auditeurs firent des efforts inouïs pour contenir leur gaîté ; enfin, n’y tenant plus, ils éclatèrent de rire.

À sa consternation, on apprit à Frédéric que la simple phrase qu’il avait prononcée avec tant de passion signifiait en tahitien : Je suis saoul !

On s’était bel et bien moqué de lui !

Frédéric Travers avait annoncé, solennellement et avec orgueil, à quel point il avait bu !

Après quoi, il filait à l’anglaise dès qu’il entendait les premières notes de cette mélopée sauvage. Polly lui expliqua, un peu tardivement peut-être, que le dernier mot voulait dire « heureux », et non « saoul », mais elle ne parvint point à le convaincre, car elle dut avouer que le vieux monarque était un ivrogne et se trouvait dans les vignes du Seigneur chaque fois qu’il entonnait sa chanson.

■ ■

Frédéric souffrait de se sentir en dehors de tout. C’était un être sociable, aimant à rire, encore que ses distractions fussent à son avis d’un goût plus noble que celles qu’affectionnait son frère. Il ne pouvait admettre qu’autrefois les jeunes gens, considérant sa maison comme un endroit où l’on s’ennuie, n’y vinssent que pour remplir des obligations mondaines, alors qu’aujourd’hui ils y affluaient en bandes, attirés par son frère et non par lui.

Il n’endurait pas davantage la manière dont les jeunes femmes papillonnaient autour de Tom : elles l’appelaient par son prénom, lui tiraient sa moustache de boucanier en feignant de le punir quand, parfois, ses railleries spirituelles les visaient directement.

Cette conduite désordonnée constituait une véritable profanation à la mémoire d’Isaac et d’Éliza Travers. Il était outré de cet air de bamboche qui, continuellement, flottait dans la maison. La longue table n’était jamais démunie de ses rallonges, et à la cuisine il fallait un supplément de domestiques. Le petit déjeuner se prolongeait de quatre à onze heures du matin et les soupers de minuit, provoquant des incursions à l’office suivies de plaintes de la part des serviteurs, horripilaient Frédéric.

On prenait sa demeure pour un restaurant, une boîte de nuit, un hôtel, raillait-il amèrement en lui-même. À certains moments, il était tenté d’envoyer tout promener et de rétablir les anciennes habitudes.

Cependant, la séduction de tout temps exercée sur lui par son frère l’hypnotisait encore. Parfois, le considérant avec une sorte d’effroi, il essayait d’analyser la nature de son charme, mais il ne voyait que les feux étranges brillant dans les yeux de Tom et, inscrite sur son visage, l’expérience qu’il rapportait des jours et des nuits de folie passées dans les pays lointains. Quelles visions magnifiques avait-il contemplées, lui, cet être léger et inconséquent ?

L’injustice du sort rendait Frédéric perplexe, mais sa pensée se reporta sur l’échec de Tom dans la vie et il éprouva quelque soulagement en comparant son existence à la sienne. Aussi se raidissait-il de fierté quand il lui faisait admirer son domaine.

— Tu as bien travaillé, disait Tom. Tu as réussi, toi.

Souvent il répétait ces phrases, et souvent aussi il s’assoupissait dans la grande automobile qui roulait mollement sur la route.

— L’ordre et l’hygiène règnent partout ici, disait Polly. Pas la moindre trace d’herbe là où il n’en faut pas. Comment vous y prenez-vous, mon oncle ? Brr… je ne voudrais pas être un brin d’herbe dans votre propriété, conclut-elle avec un frémissement d’horreur.

— Oui, j’ai trimé dur, continuait Frédéric. Le résultat en valait la peine.

Il allait poursuivre, mais un coup d’œil étrange de la jeune fille lui coupa la parole. Il sentait qu’elle le jaugeait, le défiait en quelque sorte. Pour la première fois, on osait discuter son honorable carrière, grâce à laquelle il avait édifié le bien-être de tout le comté. Et qui se permettait de le juger ? Une gamine, la fille d’un bon à rien, cette créature frivole, cette vagabonde, cette étrangère, quoi !

■ ■

Un conflit devenait inévitable entre ces deux tempéraments si dissemblables. Frédéric l’avait détestée au premier abord. Il était inutile qu’elle parlât : sa seule présence suffisait pour l’indisposer. Il se sentait continuellement en butte aux critiques muettes de Polly, encore que celle-ci ne s’en tînt pas là. Elle ne mâchait pas ses mots, mais s’exprimait sans détour, avec une franchise brutale, et comme nul homme n’avait osé lui parler jusqu’alors.

— Je me demande parfois si vous regrettez le bonheur qui vous a manqué ? lui dit-elle un jour. Avez-vous, une seule fois dans la vie, lâché la bride et commis des folies ? Vous êtes-vous une fois enivré ? Vous rappelez-vous avoir fumé à l’excès ? Ou dansé à pieds joints sur les dix commandements ? Ou, vous tenant ferme sur les jambes, vous est-il arrivé de narguer Dieu ?

— Hein ? Que dis-tu de cela ? s’exclama Tom. Sa mère toute crachée !

Tout en conservant extérieurement un calme souriant, Frédéric frémissait d’horreur au fond de lui-même. Il ne pouvait en croire ses oreilles.

— Si je me souviens bien, continua-t-elle, un proverbe anglais dit qu’un homme ne connaît pas la vie s’il n’a pas embrassé une femme et frappé un homme. Voyons, avouez-le, vous n’avez jamais frappé un homme ?

— Et vous ? répliqua-t-il.

Un souvenir désagréable fit briller ses yeux, mais elle attendit.

— Ma foi, je n’ai jamais eu ce plaisir, répondit-il lentement De bonne heure, j’ai appris à dominer mes nerfs.

À quelque temps de là, il raconta devant elle comment il avait accaparé l’industrie du saumon du Klamath, cultivé les premières huîtres dans la baie et fondé ce lucratif monopole, et comment après un fastidieux procès et une campagne de plusieurs années, il avait réussi à s’approprier le front de mer de Williamsport et, de ce chef, à devenir l’administrateur de la Société des bois de charpente.

Polly, irritée de voir cet homme éternellement satisfait de lui-même, revint à la charge :

— On dirait que, pour vous, la vie se résume en profits et pertes. Avez-vous seulement connu le véritable amour ?

Le coup lui porta droit au cœur. Il avait fait un mariage de raison à l’époque où il allait succomber dans la lutte entreprise pour sauver la vaste propriété que les mains trop avides d’Isaac avaient étreinte.

Polly se révélait une sorcière : elle venait de sonder une ancienne blessure et l’avait rouverte.

Il avait travaillé trop dur pour songer même à l’amour. Il avait été président de la Chambre de commerce, maire de la ville, sénateur de l’État, mais il lui avait manqué la tendresse passionnée d’une femme.

À certains moments, il avait vu Polly dans les bras de son père, et remarqué la chaude affection qui illuminait ses yeux. Si légère que fût cette démonstration, jamais, même dans l’intimité, Mary et lui ne s’y seraient abandonnés. Née d’une union sans amour, sa fille, formaliste et incolore, ne déviait pas de la ligne normale. Frédéric en arrivait à se demander si les sentiments qu’il éprouvait envers elle étaient de l’amour paternel et si lui-même était capable de lui inspirer quelque affection profonde.

La remarque de Polly opéra un grand vide dans le cœur de Frédéric. Il lui sembla que ses mains n’avaient agrippé que des cendres… Puis son regard se porta vers l’autre pièce, et il vit Tom endormi dans le vaste fauteuil, les cheveux prématurément gris, très vieux et très fatigué. Frédéric songea alors au travail accompli par lui-même jusque là, et à toute sa richesse. Eh bien ! que possédait Tom ? Et qu’avait-il fait, sinon gâcher sa vie, dont il ne restait plus qu’une faible étincelle dans son corps mourant ?

Frédéric n’arrivait pas à comprendre l’attraction et la répulsion que Polly exerçait sur lui. Mary avançait sans à-coups sur une voie tracée à l’avance, et on pouvait prévoir automatiquement ses actes. Mais, avec Polly, nature aux multiples caprices, impossible de savoir ce qu’elle allait faire l’instant d’après.

— Elle t’intrigue, hein ? ricanait Tom.

Elle était irrésistible. D’elle, il acceptait des manières qu’il n’aurait jamais admises chez sa propre fille. Polly prenait des libertés avec lui, en abusait même jusqu’à le blesser, et lui imposait continuellement sa présence.

■ ■

Un jour, après une de leurs discussions, elle s’assit au piano et exécuta un morceau endiablé qui le remua jusqu’au tréfonds de son être et fit tourbillonner les plus folles idées dans les cellules de son cerveau.

Polly agissait en pleine connaissance de cause, et elle lui fit bien saisir son intention : elle se tourna vers lui pour le regarder, avec, sur les lèvres, un sourire qui était presque une raillerie. Il s’aperçut aussitôt qu’il venait d’être dupe de son imagination. Sur le mur, les portraits austères d’Isaac et d’Éliza semblaient le contempler avec un air de reproche. Furieux, il quitta la pièce. Jamais il n’aurait cru que la musique possédât une telle puissance. À sa honte, il se souvenait de s’être glissé furtivement dehors pour écouter, mais elle le sut et, une fois de plus, le tourmenta.

Mary lui ayant demandé son impression sur la façon de jouer de Polly, il entrevit aussitôt la différence de tempérament entre les deux femmes : la musique de Mary lui rappelait les hymnes de son église ; elle était froide et sans vie comme une réunion de méthodistes ; tandis que Polly évoquait en vous le rite échevelé de quelque temps païen où les danseuses se pâment au milieu des fumées d’encens.

— Elle joue comme une étrangère, répondit-il, heureux de cette répartie qui lui permettait d’éluder la question.

— C’est une artiste, affirma solennellement Mary. Où a-t-elle pu étudier le piano ? Tu sais le mal que je me suis donné, moi ! Or, ce que j’exécute de mieux ressemble à un exercice des cinq doigts comparé aux morceaux qu’elle interprète. Sa musique me raconte des choses merveilleuses, inexprimables. Oh ! c’est à en devenir folle ! J’ai beau travailler, je n’arrive à aucun résultat. La vie est injuste. Pourquoi Polly est-elle ainsi douée, et pas moi ?

« Parce qu’elle sait aimer », songea immédiatement Frédéric ; mais, sans lui donner le temps d’approfondir cette pensée, Mary — fait sans précédent — éclatait en sanglots. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, mais il ne savait comment s’y prendre. Il essaya : Mary se révéla aussi gauche que lui, et tous deux se trouvèrent fort embarrassés.

Le contraste entre les deux cousines était inévitable : tel père, telle fille ! Mary n’était qu’un pâle aide-de-camp d’un superbe conquérant. L’esprit d’économie de Frédéric avait été mis sévèrement à l’épreuve par les dépenses vestimentaires de Mary, et il connaissait le prix de chacune de ses robes. Cependant, Polly, d’un goût absolument sûr, s’habillait d’un rien et toujours plus élégamment que sa cousine. Sa façon de porter un châle était inimitable, et elle réalisait des miracles avec une simple écharpe.

— Elle possède une grâce naturelle, disait Mary. Bien qu’habillée en un quart d’heure, elle fait sortir tous les jeunes gens de leurs cabines lorsqu’elle va se baigner sur la plage. — Mary était sincère dans son admiration. — Je ne sais pas comment elle s’y prend. Personne n’oserait porter de pareilles couleurs, mais, sur elle, elles produisent un effet des plus séduisants.

— S’il m’arrive de tomber définitivement dans la dèche, elle m’a promis de s’établir couturière et de nous entretenir tous les deux, ajouta Tom.

Un peu plus tard, Frédéric, levant les yeux de dessus son journal, fut témoin d’une scène édifiante : autant qu’il put en juger, Mary avait consacré une bonne heure à sa toilette avant de descendre.

— Oh ! que vous êtes ravissante ! s’exclama spontanément Polly.

Ses yeux et son visage s’éclairèrent d’un plaisir évident :

— Mais pourquoi ne pas tourner ce nœud comme ceci… et comme cela ?

Ses mains se mirent promptement à la besogne et, en un clin d’œil, le miracle de goût s’opéra. Frédéric lui-même ne put s’empêcher d’exprimer sa satisfaction.

Polly était, comme son père, généreuse à l’absurde, étant donné ses maigres ressources.

Un jour, Mary s’extasiait devant un éventail mexicain provenant d’une grande dame de la Cour de l’empereur Maximilien. La joie de Polly flambait comme un feu grégeois. L’instant d’après, Mary se trouvait en possession de l’éventail, et, sous l’impression qu’elle obligeait sa cousine en acceptant ce cadeau.

Seule, une étrangère était capable de pareils élans, et Polly commit de nouvelles folies envers toutes les autres jeunes filles. Que ce fût un mouchoir de poche, une perle rose des Pomotou ou un peigne d’écaille, il leur suffisait de jeter un regard de convoitise pour que l’objet leur appartînt aussitôt. Elle était irrésistible aux femmes comme aux hommes.

— Je n’ose plus rien dire en sa présence, se plaignait Mary. Dès que j’admire la moindre chose, elle me l’offre.

Frédéric n’avait jamais cru qu’un être pareil pût exister. Chacun de ses actes — ses générosités primesautières, ses chauds enthousiasmes ou ses colères, ses façons enveloppantes — étaient manifestement sincères. Ses caprices extravagants le scandalisaient et le fascinaient à la fois. Sa voix reflétait toute l’ardeur de ses sentiments. Dans sa bouche, l’anglais devenait une langue nouvelle, douce et limpide, avec une audace de forme et d’expressions pleine de subtilités et de nuances aussi claires qu’inattendues de la part d’une jeune personne si simple.

La nuit, il s’éveillait et, sous ses paupières assombries, il revoyait l’image éblouissante de la jeune fille lorsqu’elle détournait vers lui son visage rieur et débordant de vie.

■ ■

Telle fille, tel père !

Tom, lui aussi, était irrésistible. Des hommes étranges lui apportaient des messages du monde entier. Jamais on n’avait tant vu de visiteurs chez les Travers. D’aucuns rappelaient, par leur démarche, le roulis de la mer ; certains étaient des bandits aux sourcils noirs ; d’autres, au teint jaunâtre, avaient les traits ravagés par la fièvre, et tous s’exprimaient en un langage bizarre et étranger.

Frédéric connaissait ce genre d’individus : soldats de fortune, aventuriers, réfractaires de toute catégorie. Mais tous témoignaient à leur chef une affection et une loyauté sans bornes. Ils l’appelaient tour à tour : Black Tom, Blondin, Travers-le-Husky, Tom-le-Malemute, Tom-le-Rapide… mais pour la plupart il était le capitaine Tom.

Ils amenaient avec eux une infinité de projets plus invraisemblables les uns que les autres : le trafiquant des mers du Sud lui annonçait la découverte d’une nouvelle île de guano ; l’Américain du Sud lui présentait, dans la main, une révolution en germe ; un troisième lui proposait une ruée vers l’or en Sibérie et la prospection de placers sur le haut Kuskokîm : un autre, enfin, des choses ténébreuses dont on ne s’entretenait qu’à voix basse.

Tom maudissait l’indisposition temporaire qui le privait de partir séance tenante avec eux, et il continuait, plus que jamais, de somnoler dans le grand fauteuil.

Ce fut Polly qui, avec une familiarité détestable aux yeux de son oncle, prit ces hommes à part et leur signifia que le capitaine Tom ne reprendrait plus jamais les routes étincelantes de l’aventure.

Mais tous ne venaient pas avec des spéculations mirifiques en tête. Nombre d’entre eux faisaient une visite d’amitié à leur chef des anciens jours.

Frédéric assistait parfois à ces effusions et s’émerveillait de ce charme mystérieux qui attirait tous ces hommes vers son frère.

— Par les tortues de Tasman ! s’exclama l’un d’eux. Quand j’ai appris que vous étiez en Californie, capitaine Tom, il m’a fallu absolument venir vous serrer la main. J’espère que vous n’avez pas oublié Tasman, ainsi que la fameuse bataille à l’île Thursday, hein ? Dites, le vieux Tasman a été tué par ses nègres l’année dernière, alors qu’il se rendait en Nouvelle-Guinée. Vous souvenez-vous de Ngani-Ngani, son cuisinier ? Il était le chef de bande. Et cependant Tasman ne jurait que par lui. N’empêche que ce forban lui a tranché la tête !

— Fred, serre la main du Capitaine Carlsen ! fit Tom en présentant le nouveau visiteur à son frère. Il m’a tiré une fois d’un fort mauvais pas sur la côte ouest. Je serais mort, Carlsen, si tu n’étais intervenu à temps.

Le capitaine Carlsen était un géant, les yeux en vrille d’un bleu très pâle, la lèvre marquée d’une longue cicatrice que la barbe d’un rouge flamboyant ne parvenait pas à dissimuler complètement. Il donna une si vigoureuse poignée de main à Fred que celui-ci fit la grimace.

Quelques minutes plus tard, Tom prit son frère à part.

— Dis-moi, Fred, voudrais-tu m’avancer mille dollars ?

— Volontiers, répondit généreusement Frédéric. Tu sais bien que la moitié de ce qui m’appartient est à toi, Tom.

Et quand le capitaine Carlsen s’en alla, Frédéric était moralement certain de ne plus revoir ses mille dollars.

Quoi d’étonnant que Tom eût échoué dans la vie ?

Frédéric s’assit à son bureau et médita longuement sur la différence de caractère entre lui et son frère : il conclut que sans lui, Frédéric, Tom n’aurait pas même trouvé de foyer pour y finir ses jours.

Frédéric, jetant un regard en arrière, retraça mentalement leur commune histoire. Il avait toujours été le chef de famille, celui sur qui on peut compter. Tom n’avait eu qu’un souci : rire et s’amuser dès l’école, où il faisait plus souvent qu’à son tour l’école buissonnière, et désobéir aux ordres de son père. Toujours par monts et par vaux, ou en démêlés avec les voisins et les autorités municipales, on le voyait partout, sauf dans les lieux où régnait le travail. Et le travail n’était pas un vain mot, en ces temps anciens de défrichage. Lui, Frédéric, avait accompli sa tâche, tous les jours, du matin au soir. Il se rappelait l’année où les projets grandioses d’Isaac s’étant écroulés, la nourriture était devenue rare sur la table, l’argent manquait pour louer les faneurs : malgré tout, Isaac ne voulut pas lâcher le moindre lopin de ses cent mille acres de terre. Frédéric avait dû prendre la faux et Tom le râteau.

Tom, cloué au lit après s’être cassé la jambe en tombant du toit de la grange (dernier endroit au monde où ratisser le foin) avait fait monter considérablement la note du médecin. Le seul travail effectif de Tom avait consisté, dans la vie, à abattre du gibier, recueillir de la graisse d’ours, dompter des poulains et lancer ses chiens de chasse dans les vallées herbeuses et les gorges boisées, où résonnait l’écho de leurs aboiements.

■ ■

Tom était l’aîné ; cependant, à la mort du père, la propriété, en dépit de toutes ses possibilités d’avenir, s’en serait allée à vau-l’eau si lui, Frédéric, n’avait pris résolument le fardeau sur ses épaules. Quelle tâche ! Il se souvenait de l’agrandissement des canalisations d’eau de la ville, et comment il avait dû fournir des capitaux en contractant de petits emprunts à des taux ruineux, poser lui-même les tuyaux et faire les joints à la lueur d’une lanterne pendant que dormaient les ouvriers. Levé avant eux, il dirigeait les chantiers et se creusait la cervelle pour trouver les sommes nécessaires au paiement des salaires du samedi suivant. Car il voulait suivre, sans lâcher pied, les principes du vieil Isaac. L’avenir lui donnerait raison.

Tandis que Tom !… Il couchait à la belle étoile pendant toute une semaine, accompagné de sa meute, toujours plus nombreuse, de chiens dressés pour la chasse à l’ours.

Il évoqua leur dernière conversation dans la cuisine… Tom… lui et Éliza Travers, qui préparait toujours leurs aliments, cuisait le pain, lavait la vaisselle dans une propriété grevée de cent quatre-vingt mille dollars d’hypothèques.

« — Ne faites pas encore le partage, mes enfants ! suppliait la mère, s’interrompant de travailler, les bras couverts de mousse de savon. Isaac avait raison. Un jour, votre bien vaudra des millions. Le pays va se développer. Restons unis.

« ― Que m’importe la propriété ! s’exclama Tom. Que Frédéric la prenne ! Ce que je veux… »

« Il n’acheva pas la phrase… La vision du monde entier lui brûlait les yeux. »

« — Je ne puis attendre, continua-t-il enfin. Je vous abandonne les millions. En attendant, donnez-moi dix mille dollars et je signe mon renoncement à tout le reste. Laissez-moi partir sur la vieille goélette et quelque jour je reviendrai cousu d’or pour vous tirer d’embarras. »

Frédéric se revoyait, en ce jour lointain, levant les bras d’horreur et les yeux pleins de larmes.

« — Dix mille dollars ! Quand je me saigne aux quatre veines pour payer l’intérêt de ce trimestre !

« — Il y a bien cette pièce de terre à côté de la maison, suggéra Tom. Je sais que la banque en offrit ferme dix mille dollars.

« — Mais elle en rapportera cent mille dans dix ans ! objecta Frédéric.

« — Admettons. Donc je renonce à tous mes biens pour un terrain de cent mille dollars. Vendez-le pour dix mille et donnez-moi l’argent C’est tout ce que je demande, mais il me le faut tout de suite. Vous pourrez garder le reste. »

Comme toujours, Tom eut le dernier mot. Au lieu de le vendre, on hypothéqua le lopin de terre, et Tom s’embarqua dans la goélette, accompagné des bénédictions de toute la ville : il emmenait avec lui un équipage formé des pires forbans qui infestaient la baie.

La carcasse de la goélette échoua peu après sur la côte de Java. La nouvelle parvint à Frédéric à l’époque où Éliza Travers subissait une opération aux yeux ; aussi se garda-t-il de la lui apprendre avant de recevoir la confirmation irréfutable que Tom était encore vivant.

Frédéric alla jusqu’à son coffre et ouvrit le tiroir étiqueté « Thomas Travers », contenant des paquets rangés avec un soin méticuleux. Il parcourut les lettres, datées de tous les coins du monde : de Chine, de Rangoun, d’Australie, d’Afrique du Sud, de la Côte-d’Or, de Patagonie, d’Arménie, d’Alaska. Brèves et irrégulières, elles résumaient la vie nomade de son frère. Frédéric repassa en son esprit certains hauts faits de la carrière de Tom. Il avait pris part, en Arménie, à des troubles internationaux. Nommé officier dans l’armée chinoise, il s’était livré ensuite à un commerce illicite dans les mers de Chine. On l’avait arrêté à Cuba en train d’importer des armes. Une lettre toute froissée, écrite sur du papier pelure, lui annonçait qu’à la déclaration de guerre russo-japonaise, Tom avait été emprisonné pour avoir introduit du charbon à Port-Arthur. Traduit devant la cour martiale de Sasebo, il s’était vu condamner à la confiscation de son bateau et à la détention jusqu’à la fin des hostilités.

Voilà ce que Tom avait fait de mieux !

Frédéric ne put s’empêcher de sourire en lisant un paragraphe :

Comment vont tes affaires ? Dis-moi si quelques milliers de dollars te seraient utiles en ce moment.

Il regarda la date : 18 avril 1883, et déficela un autre paquet. La feuille qu’il retira, datée du 5 mai, disait, entre autres choses :

Cinq mille dollars me remettraient à flot. Si tu peux le faire et si tu m’aimes, envoie-les moi pronto. c’est-à-dire prestement, comme disent les Espagnols.

De nouveau il examina les deux dates. De toute évidence, Tom avait perdu son argent entre le 18 avril et le 5 mai. Frédéric continua sa lecture.

Un bateau a fait naufrage sur l’île Midway. Il représente une fortune. Je vais en entreprendre le sauvetage, tu comprends, et le vendre aux enchères en deux jours. Adresse-moi par câble quatre mille dollars.

Dans la dernière lettre il s’exprimait ainsi :

C’est une affaire que je puis enlever avec un peu d’argent liquide. Formidable, te dis-je…, si formidable que je n’ose t’en expliquer davantage.

Il se souvenait de cette fameuse affaire : une révolution latino-américaine. Il avait envoyé de l’argent ; ce n’est pas l’affaire qui fut enlevée, mais Tom, qui récolta de la prison et une condamnation à mort.

■ ■

— J’ai trimé dur toute ma vie, disait ce soir-là Frédéric à Polly, assise sous la véranda, sans se rendre compte qu’en cherchant à se justifier, il montrait combien sa situation l’embarrassait aux yeux de la jeune fille. J’ai entrepris toutes les tâches qui me tombaient sous la main… et si je m’en suis tiré avec honneur, je laisse aux autres le soin de le dire. J’en ai été amplement récompensé. J’ai veillé aux intérêts d’autrui autant qu’aux miens. Les médecins m’assurent qu’ils n’ont jamais vu pareille constitution chez un homme de mon âge. Eh bien, je n’ai accompli que la moitié de ma destinée sur terre, car nous autres, les Travers, sommes des gens qui font de vieux os. Comme vous le voyez, je me suis bien soigné, et j’en suis la preuve vivante. Jamais je n’ai abusé de ma santé. Je conserve intacts mon cœur et mes artères, et cependant peu d’hommes pourraient se vanter d’avoir abattu autant de besogne que moi. Regardez-moi cette main. Est-ce ferme, hein ? Dans vingt ans, elle n’aura pas changé. Croyez-moi, on ne gagne rien en essayant de tricher avec soi-même.

Polly comprit l’allusion blessante qui se dissimulait sous ses paroles.

— C’est entendu, vous pouvez écrire le litre « honorable » devant votre nom ! lança-t-elle. Mais mon père a été roi. Il a vécu. Et vous, avez-vous vécu ? Que vous en reste-t-il ? Des actions et obligations, des maisons, des domestiques… pouah ! Un cœur, des artères, une main ferme… est-ce là tout ? Avez-vous vécu simplement pour vivre ? Redoutiez-vous de mourir ? Quant à moi je préférerais clamer une fois le chant de la vie jusqu’à ce que mon cœur en éclate plutôt que de vivre mille ans avec l’unique souci de veiller à ma digestion et de craindre l’humidité. Quand vous serez en poussière, mon père sera en cendres : voilà toute la différence !

— Mais… ma chère enfant…

— Eh bien ! que vous reste-t-il de tout cela ? poursuivit-elle avec une flamme dans la voix.

De l’intérieur de la maison, par la fenêtre ouverte, montait le son de l’ukulélé qui accompagnait la voix enjouée de Tom entonnant une hula hawaïenne. Cette chanson se termina par un sanglot, véritable cri d’amour primitif des nuits tropicales et sensuelles, auquel nul ne pouvait se méprendre.

On entendit un éclat de jeunes voix, le suppliant de continuer. Frédéric ne bronchait pas. Tout au fond de lui-même, il ressentait une émotion vague mais nettement significative.

Se retournant, il jeta par la fenêtre un coup d’œil à Tom, superbe et majestueux, entouré de jeunes gens et de jeunes filles. L’une d’elles, une allumette à la main, l’approchait d’une cigarette sous la longue moustache de son frère.

Frédéric avait beau chercher dans sa mémoire, il ne se souvenait pas qu’une main féminine lui eût jamais allumé son cigare.

— Le docteur Tyler lui a recommandé de ne pas fumer… cela ne fait qu’aggraver son mal, fit Frédéric.

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

■ ■

Vers l’automne, des visiteurs d’un nouveau genre commencèrent à fréquenter la maison. Fièrement, ils se baptisaient « Pâtes aigres ». Ils arrivaient de San-Francisco et venaient prendre leur quartier d’hiver après avoir fouillé l’or en Alaska. Ils affluèrent en si grand nombre qu’ils emplirent une grande partie des hôtels de la ville basse.

La santé du capitaine Tom baissa avec la belle saison. Maintenant, il demeurait presque toute la journée dans le grand fauteuil, où il somnolait plus fréquemment que d’habitude, mais chaque fois qu’il ouvrait les yeux, il se voyait environné de jeunes gens ou bien quelque ancien camarade attendait ce moment-là pour s’asseoir auprès de lui, bavarder du bon vieux temps, et tirer des plans pour une nouvelle fuite au pays de l’or.

Car Tom — que les gens du Yukon appelaient Travers-le-Husky — ne songeait pas que sa fin fût si proche. « C’est une maladie passagère, disait-il, une faiblesse naturelle résultant de l’assaut prolongé de la fièvre dont il avait souffert à Yucátan. Au printemps il serait rétabli et prêt à repartir. Un climat froid, voilà ce qu’il lui fallait. Son sang avait été cuit. En attendant, il se la coulerait douce et se reposerait le plus possible. »

Et personne ne le contredisait… pas même les hommes du Yukon qui, continuellement fumaient des pipes, des cigares noirs, et chiquaient du tabac sous la large véranda de Frédéric, au point que celui-ci se sentait comme un intrus dans sa propre maison.

Il n’avait aucun contact avec ces gens-là, qui le traitaient comme un étranger dont on tolère la présence. Ils venaient voir Tom, tout simplement, et leur façon de se comporter ne laissait pas de susciter chez Frédéric de légères pointes d’envie. Tous les jours il observait leur manège. Ils se donnaient rendez-vous chez lui et à peine l’un d’eux quittait-il la chambre du malade qu’un autre le remplaçait. Ils se serraient la main, solennellement et sans mot dire, à l’extérieur de la porte. Le nouveau venu interrogeait du regard l’autre, qui hochait la tête. Et plus d’une fois Frédéric remarqua leurs yeux humides. Ensuite le visiteur entrait, approchait son siège du fauteuil de Tom et, d’une voix joviale, se mettait à élaborer les préparatifs d’une exploration au Kuskokim supérieur : c’est là que se dirigerait Tom au printemps. On se procurerait des chiens chez Larabee — des pur sang n’ayant pas la moindre trace de croisement avec les races molles du Sud. C’était un rude pays, disait-on, mais si des pâles-aigres ne pouvaient y arriver de chez Larabee en quarante jours, ils aimeraient bien voir des chéchaquos accomplir le voyage en soixante !

Et les visites continuaient ainsi, en sorte que Frédéric se demandait si, à l’heure de sa propre mort, les gens du pays ou du comté voisin se dérangeraient pour venir le voir à son chevet.

Assis à son bureau, il ne pouvait s’empêcher de saisir au vol des bribes de conversation qui pénétraient par les fenêtres ouvertes, en même temps que des fortes bouffées de tabac.

— Te souviens-tu de cette ruée au Koyokuk ? disait l’un. Eh bien ! à cette époque, j’étais l’associé de Tom et nous faisions du commerce ensemble. Nous possédions une merveille de petit bateau, le Blatterbat. Il l’avait baptisé ainsi et le nom lui était resté. Aussi vrai que me voici, lui et moi avions chargé le Blatterbat jusqu’au plat-bord et nous remontions le Koyokuk, moi m’occupant de la chauffe et des machines, lui du gouvernail, et tous deux nous nous partagions les besognes du pont.

« De temps à autre, nous amarrions le bateau au rivage et coupions du bois. Nous étions à l’automne, le courant charriait de la neige fondue et tout annonçait la prise des glaces. Tu comprends, nous nous trouvions au nord du cercle arctique et nous nous dirigions continuellement vers le nord. Il y avait, là-bas, deux cents mineurs qui attendaient de la nourriture pour hiverner et nous leur en apportions.

« Eh bien ! mon vieux, nous les rencontrâmes bientôt sur le fleuve, qui en pirogues, qui en radeaux. Ils s’en allaient… Nous les comptions au passage. Quand nous en eûmes croisé cent-quatre-vingt-quatorze, nous ne jugeâmes plus nécessaire de poursuivre notre chemin. Aussi, faisant demi-tour, nous redescendîmes le courant. Un coup de froid survint et le niveau de l’eau se mit rapidement à baisser. Nous accostâmes sur une barre en amont du fleuve et le Blatterbat fut saisi par les glaces : impossible de le décoller.

« Ce serait un crime de perdre toute cette boustifaille, dis-je, comme nous nous éloignions dans une pirogue ». « Eh bien ! restons dans ce pays et mangeons-la, répondit-il » Et du diable si nous ne l’avons pas fait ! Nous passâmes l’hiver dans cet endroit, chassant et trafiquant avec les Indiens, et à la débâcle du printemps, nous redescendîmes le fleuve, nos cales bourrées de fourrures pour une valeur de huit mille dollars. Seuls tous les deux, pendant un long hiver ce fut une rude épreuve. Mais jamais nous ne connûmes un instant de mauvaise humeur. Tom est le meilleur camarade du monde. Et quel lutteur !

— Peuh ! disait l’autre voix. Il me souvient de cet hiver où Jones-l’Huileux se vanta de rafler tout l’or de Forty-Mile. Mais il n’y réussit pas. Quand il ouvrit de nouveau le bec, il se tourna vers Travers-le-Husky. La scène se passait au Caribou blanc. « Je suis un loup ! jappait Jones ». Tu connais son genre : un revolver à la ceinture, des franges à ses mocassins et de longs cheveux lui retombant dans le dos. « Je suis un loup ! jappait-il et c’est cette nuit que je hurle. M’entends-tu, espèce de grand avorton ! »

« Cette insulte s’adressait à Travers-le-Husky.

— Eh bien ? demanda l’autre voix, après une pause.

— La seconde suivante, Jones-l’Huileux était par terre et Tom Travers sur lui, priant quelqu’un de lui passer un coutelas de boucher. Il se contenta de rogner, au petit bonheur, la tignasse de Jones-l’Huileux. « Hurle, à présent ! » cria Travers en se relevant.

— C’était un type remarquable de sang-froid, malgré son caractère emporté, reprit la première voix. Je l’ai vu jouer à la roulette à la Petite Wolvérine, perdre neuf mille dollars en deux heures, emprunter de l’argent, regagner le tout, payer une tournée à la ronde et, nom de nom ! tout cela en quinze minutes !

Un soir que Tom avait l’esprit éveillé plus que de coutume, Frédéric se joignit au cercle des jeunes gens en extase et prêta l’oreille aux histoires mi-sérieuses, mi-comiques que racontait son frère.

Il avait fait naufrage sur l’île de Blang et nagé jusqu’au rivage, parmi les requins, et la moitié des hommes de l’équipage avaient trouvé la mort à cet endroit. Il décrivit l’énorme perle que son camarade Desay ramenait à terre avec lui, puis la palissade ornée de têtes humaines entourant la paillote qui servait de palais à la reine malaise et à son prince-consort, une espèce d’Eurasien chinois échoué là à la suite d’un naufrage. Il y avait eu des festins et des danses échevelées dans la nuit barbare ; la reine, ensorcelée par la perle de Desay, avait fait la cour à celui-ci qui, à son tour, convoitait la princesse royale. Un beau matin, Desay, les doigts brisés, mais toujours en vie, avait été déposé sur un rocher à marée basse pour y être dévoré par les requins. Tom parla aussi de l’arrivée de la peste, du bruit des tam-tams et de l’exorcisme des docteurs-sorciers, puis de la lutte épique pour sauver l’homme, délivré enfin par le vieux Tasman, qui avait été décapité lui-même, voilà un an à peine et dont la tête reposait dans quelque forteresse milanaisienne.

Tout son récit évoquait la chaleur, la désolation et la sauvagerie des îles inondées de soleil, les perles d’émeraude, la frondaison des palmiers, parsemant une mer d’un bleu de turquoise.

Malgré lui, Frédéric demeurait captivé par le charme de cette histoire. Quand Tom eut terminé, Frédéric eut conscience d’un vide étrange dans son âme.

En cet instant précis se présenta à son esprit la vision, faible et lointaine, des pays ensorceleurs qu’avait visités son frère. Il se rappela une observation amère de Polly : « Vous avez laissé passer l’aventure. Vous l’avez troquée contre des dividendes ». Elle avait raison : néanmoins, elle l’accusait avec trop de sévérité. Il avait souhaité l’aventure, mais, accaparé par le travail, il avait sué sang et eau pour demeurer fidèle à la mission qu’il devait remplir. Hélas ! l’amour et la joie de vivre lui avaient échappé ; et son frère ne vivait que de ses souvenirs.

Et où résidait le mérite de Tom en tout cela ? Il n’était, après tout, qu’un raté, tout juste bon à fredonner des chansons !

Tandis que lui, Frédéric, occupait une situation honorable. Bientôt, il serait nommé gouverneur de Californie. Mais quel ami viendrait, par pure affection, lui mentir pour essayer de lui conserver ses illusions jusqu’au bout ? La pensée de sa richesse lui mettait un goût sec et aride dans la bouche. Sa richesse ! En y réfléchissant, il en concluait que rien ne ressemblait tant à mille dollars qu’un autre millier de dollars et une de ses journées à lui à n’importe quel autre jour. Jamais, il n’avait accompli le rêve caressé par lui en regardant les images de la géographie. Il n’avait pas frappé son homme, ni approché son cigare d’une allumette tendue par la douce main d’une femme. Selon Tom, on ne pouvait dormir que dans un seul lit à la fois. Il frémit en essayant de se représenter combien de lits, combien de couvertures il possédait. Et tous ces lits et ces couvertures ne décideraient pas, seuls, un homme à venir des confins de la terre lui serrer la main et s’écrier :

— Par les tortues de Tasman !

Il toucha un mot de ces pensées à Polly, et son aveu dissimulait une certaine amertume sur l’injustice des choses. Elle lui avait répondu :

— Tout cela ne pouvait se passer autrement. Père l’a achetée, cette vie aventureuse et sans marchander. Elle lui paraissait digne d’un roi : il la paya royalement. Vous, vous avez lésiné sur le prix, comprenez-vous ? Vous avez voulu conserver vos artères, votre argent et tenir vos pieds au sec.

— Je saisis le sens de vos paroles, fit-il. Un homme qui redoute de se mouiller les pieds ne doit pas s’attendre à remporter le prix dans la course au bonheur.

■ ■

Un après-midi, à la fin de l’automne, tout le monde était réuni autour du grand fauteuil du capitaine Tom. À son insu, il avait sommeillé toute la journée et il venait de s’éveiller pour réclamer son ukulélé et prier Polly de lui allumer sa cigarette.

Mais l’instrument demeura muet sous son bras. Les bûches de pin crépitaient dans l’immense cheminée, mais il frissonna et s’aperçut qu’il avait froid.

— C’est bon signe, murmura-t-il, sans remarquer que la faiblesse de sa voix obligeait ses auditeurs à rapprocher la tête. L’hiver me servira de tonique, continua-t-il. Il est très difficile de se débarrasser le sang des fièvres tropicales. Mais je commence à me remettre et je compte entreprendre bientôt l’expédition du Kuskokîm. Au printemps, Polly, nous reprendrons la piste avec les chiens et tu contempleras le soleil de minuit. Comme ta mère eût aimé ce voyage ! C’était une femme de cran ! Quarante sommeils en compagnie des chiens, et nous séparerons, en les secouant, les pépites jaunes des racines de mousse. Larabee possède de superbes bêtes. J’en connais la race : des loups des bois, voilà, de grands loups gris, encore que de temps à autre, on en trouve un par portée qui se nuance de brun, n’est-ce pas, Bennington ?

— Un par portée, c’est à peu près la moyenne, répondit vivement Bennington, l’homme du Yukon, mais d’une voix rauque et méconnaisable.

— Et il ne faut jamais s’aventurer seul avec eux, continua le capitaine Tom. Car s’il vous arrive de tomber, ils sauteront sur vous. Les chiens de Larabee ne respectent un homme que s’il se tient ferme sur ses jambes. Dès qu’il est par terre, ils le dévorent. Je me souviens de cette fois où nous suivions la ligne de partage des eaux pour nous rendre de Tanana à Circle City. Cela se passait avant la ruée du Klondike, en 94 ou en 95, et le thermomètre était descendu au dernier degré. Un jeune Canadien portait l’équipement. Il s’appelait… oh ! un drôle de nom… attendez une minute… cela va me revenir.

Sa voix se tut brusquement, encore que ses lèvres continuassent de remuer. Un air d’immense surprise et d’incrédulité se peignit sur son visage. Puis son corps fut secoué d’un frisson convulsif. À cet instant, sans avertissement préalable, il entrevit la mort pour de bon. Calme, l’œil clair et fixe, comme s’il méditait, il se tourna vers Polly. Il tendit sa main déjà inerte, comme s’il cherchait celle de sa fille et quand il l’eût rencontrée, ses doigts refusèrent de se refermer. Il la regarda avec un long sourire qui, lentement, s’évanouit. Il baissa les paupières et la vie s’effaça de son corps, mais il conservait un masque de quiétude et de repos. L’ukulélé tomba par terre avec un bruit métallique. L’un après l’autre, les visiteurs s’en allèrent, laissant Polly seule dans la pièce.

De la véranda, Frédéric suivait des yeux un homme qui montait l’allée principale. À sa démarche imitant le roulis de la mer, Frédéric devina pour qui venait l’étranger. Son visage était tanné par le soleil et ridé par l’âge, que démentaient la vivacité de ses yeux noirs et la promptitude de ses mouvements. Dans le lobe de ses oreilles pendait un minuscule anneau d’or.

— Bonjour, Monsieur ! dit-il — à son accent, on comprenait que l’anglais n’était pas sa langue maternelle. — Comment va le capitaine Tom ? J’ai appris en ville qu’il était malade.

— Mon frère vient de mourir, répondit Frédéric.

L’inconnu détourna la tête et promena son regard dans le parc et sur le faîte des lointains séquoias. Frédéric remarqua qu’il faisait effort pour parler.

— Par les tortues de Tasman, c’était un homme ! s’exclama-t-il soudain, d’une voix profonde et différente de celle de tout à l’heure.

— Par les tortues de Tasman, c’était un homme ! répéta Frédéric, en prononçant sans hésitation aucune ce juron inaccoutumé.


fin
Jack LONDON.

Traduit de l’anglais par Louis POSTIF.