Par mer et par terre : le corsaire/VI

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CHAPITRE VI

DANS LEQUEL OLIVIER CONTINUE SON HISTOIRE.


La nuit était belle et lumineuse.

Le ciel, d’un bleu profond, était pailleté d’un semis d’étoiles brillantes ; la lune nageait dans l’éther, et semblait danser sur les flots, piqués au sommet d’une crête d’écume d’une blancheur d’opale ; la brise, assez forte, sifflait avec de mystérieux murmures à travers les cordages du brick-goëlette, qui, gracieusement penché sur tribord, ses voiles pleines, labourait rapidement la mer, dont son étrave coupait impassiblement les lames.

La route était bonne ; le Hasard, orienté grand largue, filait onze nœuds, ce qui est une marche supérieure, et que peu de voiliers atteignent.

Le capitaine se promenait à l’arrière, interrogeant du regard tantôt la mer, tantôt la voilure, afin de s’assurer que tout était en ordre.

Ses amis étaient déjà rentrés dans la cabine.

Lui, il restait encore sur le pont, s’abandonnant à ses pensées, et sans doute essayant de remettre le calme dans son esprit, après le monde de souvenirs qu’il avait remué dans son cœur et obligé à monter à ses lèvres.

Enfin, lorsque le bruit et le mouvement qui accompagnent un changement de quart eurent cessé, et que le silence se fut définitivement établi, le jeune homme releva la tête, jusque-là penchée sur sa puissante poitrine, jeta un dernier regard autour de lui, et, cédant à une impulsion subite, il quitta le pont et rentra dans sa cabine.

Olivier remplit les verres, vida le sien d’un trait, alluma un cigare, et, après s’être de nouveau étendu sur un sopha, il reprit la parole.

Depuis leur retour, ses amis étaient demeurés immobiles, silencieux et pensifs, réfléchissant, sans doute, aux choses étranges qu’ils avaient entendues, et se demandant mentalement quelles seraient les suites d’un tel commencement.

— Messieurs, dit Olivier de sa voix vibrante, ici s’ouvre réellement la seconde phase de mon existence ; pendant la première, j’avais eu presque constamment conscience d’une espèce de protection, ou, pour être plus correct, d’une surveillance occulte, suivant mystérieusement toutes mes actions ; mais cette fois il n’en était plus ainsi : j’étais complétement abandonné et livré aux mains d’un homme auquel on avait brutalement donné droit de vie et de mort sur moi. Évidemment, si chétif et si misérable que je fusse, je gênais quelqu’un de puissant : on voulait, n’importe par quels moyens, se débarrasser de moi, tout en respectant cependant soigneusement la légalité ; on laisserait faire le hasard on l’aiderait, au besoin on le ferait naître, et on en profiterait, voilà tout.

Ainsi que je vous l’ai dit, j’avais à peine neuf ans ; j’étais petit, frêle et chétif pour mon âge ; j’avais été presque constamment malade pendant ma première enfance, et quelles maladies ! Je n’avais échappé que par miracle ! En apparence, ma vie ne tenait qu’à un fil ; le métier qu’on m’imposait aurait facilement raison de moi !

C’était tout au plus une affaire de cinq ou six mois ; puis, un jour, je succomberais, tué par la fatigue et les mauvais traitements, et tout serait dit.

Et ne croyez pas, messieurs, que ce soit une simple hypothèse ? que je me plais à faire de l’horrible à froid, et à calomnier ceux auxquels je dois si malheureusement l’existence ? Non pas ! Tels étaient bien leurs hideux calculs, le plan arrêté de longue main par eux : j’en ai eu plus tard la preuve.

Bref, j’étais embarqué en qualité de mousse sur le chasse-marée le Goëland, jaugeant soixante-cinq tonneaux, frété pour la pêche aux harengs, dans la mer du Nord et la Baltique, commandé par le patron Cabillaud, maître au cabotage, ayant sous ses ordres six hommes d’équipage, lui compris, et un mousse qui était moi.

Le patron Cabillaud était une brute, dans toute l’acception du mot ; grâce à Dieu, la marine n’en compte plus aujourd’hui beaucoup comme lui dans ses rangs.

C’était un brutal, ne parlant jamais sans avoir un bout de filin à la main ; traitant tous ceux qui, pour leur malheur, dépendaient de lui, à coups de pied et à coups de poing ; mais, en somme, il se faisait beaucoup plus méchant qu’il ne l’était en réalité ; au fond, c’était un brave homme.

Son costume était caractéristique ; il avait des bottes de mer lui montant jusqu’à moitié des cuisses, un énorme paletot, nommé nord-ouest, par dessus une grosse chemise de laine rouge, et sur la tête un surouest goudronné ; ce surouest ressemble assez par la forme aux chapeaux des déchargeurs de charbon, sur les ports.

Allumée ou non, le patron Cabillaud portait constamment au coin de sa bouche une pipe à tuyau microscopique et noire comme de l’encre ; je crois qu’il dormait avec.

Il la nommait Gertrude. Pourquoi ? je ne sais.

Ses traits étaient presque repoussants ; il avait de petits yeux gris profondément enfoncés dans l’orbite ; un nez en forme de pomme de terre, violet bubeleté de rubis, des pommettes saillantes, sur lesquelles se croisaient et s’enchevêtraient d’innombrables réseaux de veines violettes ; une barbe longue taillée en collier ; une bouche grande comme un four, garnie de dents blanches et larges comme des amandes ; des oreilles violettes, auxquelles pendaient de larges anneaux d’or à ancres, et, pour compléter cette physionomie peu avenante, l’air toujours de mauvaise humeur ;

Enfin, une vraie figure de vent de bout, comme disaient entre eux les matelots de l’équipage.

Ceux-ci ressemblaient, trait pour trait, à leur chef, avec cette différence qu’ils exagéraient encore sa brutalité et sa méchanceté.

Moi, si bien traité, si choyé jusqu’à ce jour, je devins immédiatement le souffre-douleur de ces misérables ; ils semblaient, de parti pris, vouloir m’assommer ; ils ne me parlaient qu’en me frappant et m’accablant d’injures.

Je ne citerai qu’un fait :

Depuis deux jours nous étions sous voiles ; nous remontions vers le nord, bonne route avec forte brise ; à la grande surprise de l’équipage, bien que notre chasse-marée dansât comme un bouchon sur les lames, je n’avais pas eu la plus légère atteinte du mal de mer : cela taquinait les matelots.

— Mousse ! me dit le patron en clignant l’œil droit, comme un homme qui se prépare à faire une excellente plaisanterie, tu as le pied marin, mon gars, nages-tu bien ?

— Je ne sais pas, capitaine, lui répondis-je naïvement, je n’ai jamais essayé.

— Bon ! nous allons voir cela tout de suite ; accoste un peu.

Je m’approchai sans défiance aucune.

Alors, me saisissant à l’improviste par le collet de ma chemise de laine, il me lança à la mer.

On était au mois de septembre, le froid était vif ; le patron me laissa me débattre, à la grande joie de l’équipage, qui battait des mains et riait à se tordre.

Le froid m’avait saisi ; je ne voyais et n’entendais plus rien, je me croyais perdu ; cependant, au moment où j’allais couler définitivement, car je me sentais mourir, le patron eut pitié de moi et me repêcha.

— Ce n’est pas mal pour la première fois, me dit-il en riant, lorsque je fus assez revenu à moi pour le comprendre ; avant huit jours, si tu ne te noies pas, tu nageras comme un esturgon ; c’est comme ça que mon père m’a appris à nager, et je m’en trouve bien.

La même cérémonie se renouvela ainsi pendant douze jours, deux et même trois fois par jour ; il y avait de quoi tuer un hippopotame, je n’en mourus pas, au contraire ; soit que le moyen fût bon en réalité, quoique brutal, soit pour toute autre raison que j’ignore, toujours est-il qu’après douze jours de cet exercice, ainsi que l’avait pronostiqué le patron Cabillaud, je nageais comme un esturgeon.

Je restai dix mois dans cet enfer, dont je ne vous raconterai pas les souffrances et les misères ; ce serait trop long, d’ailleurs vous les devinez.

Pendant tout ce temps, je ne m’étais pas laissé abattre ; j’avais pris mon parti ; je m’étais résolument mis à apprendre mon métier, autant du moins que cela était possible sur un aussi petit navire.

J’appris ainsi à faire tous les nœuds, depuis la demi-clé et le nœud de bouline jusqu’aux plus compliqués ; les épissures carrées et longues, les paillets, etc. Les matelots et le patron lui-même, adoucis par mon inaltérable bonne humeur, mon activité et mon désir de me rendre utile, avaient fini par me prendre en affection ; ils ne me brutalisaient presque plus ; ils prenaient plaisir à m’apprendre ce que j’ignorais : faire et raccommoder les filets, les lancer, manœuvrer un aviron, serrer les voiles, prendre les ris, gouverner, gouverner surtout ; on m’apprit la rose des vents, ce qui n’est pas une petite affaire ; comme j’écrivais fort bien, le patron, pour comble d’honneur, me donna à tenir son livre de loch ; enfin, mon existence, sauf quelques bourrasques et quelques grains blancs, était devenue à peu près supportable.

De plus, j’étais devenu grand et vigoureux : je ne me ressemblais plus à moi-même ; en fait de métier, j’étais certes meilleur matelot que bien des hommes faits et ayant bien plus longtemps navigué que moi.

Pendant ces dix mois, nous étions plusieurs fois revenus en France, mais sans jamais retourner à Dunkerque ; nos relâches avaient été Calais, Boulogne et d’autres petits ports de la côte.

Nous avions fait une excellente pêche, et cette fois nous avions mis le cap sur notre port d’armement, c’est-à-dire sur Dunkerque ; un matin, je mettais au net le livre de loch.

— Mon pauvre gars, me dit le patron, nous allons nous séparer avant une heure ; je ne veux pas que tu rentres à Dunkerque : le pays n’est pas sain pour toi. Ne m’interroge pas, ce serait inutile, je ne te répondrais pas ; qu’il te suffise de savoir que j’agis dans ton intérêt et pour ton bien ; je vais te mettre à terre, là, sur cette côte ; je dirai que tu as déserté, et il n’en sera que cela ; fais ton sac et sois prêt. Tiens, voici cent francs : c’est plus que je ne te dois, parce que je t’ai fourni pas mal d’effets ; mais c’est égal, ne t’inquiète pas ; tu es fin matelot, tu as de l’argent et une langue : avec ça, le monde t’appartient. Dépêche-toi, avant dix minutes tu seras à terre.

Jamais le patron Cabillaud ne m’avait parlé ainsi ; il y avait dans sa voix, toujours si rude, une émotion que je ne connaissais pas ; je sentais des larmes dans mes yeux.

— Ne pleure pas, reprit-il ; ce que je fais, c’est pour ton bien, tu m’en remercieras plus tard ; tu es un bon petit gars, je ne veux pas qu’il t’arrive malheur. Allons patine-toi, il n’est que temps !

J’obéis. Je me hâtai de faire mon sac ; il était lourd et rempli de tous les vêtements nécessaires à un matelot.

On mit un canot à la mer ; le patron et les matelots m’embrassèrent. Je n’aurais jamais supposé que cela me ferait tant de peine de me séparer d’eux.

Le cuisinier prit deux avirons, moi la barre du gouvernail ; on me cria : Adieu ! et le canot déborda.

Nous étions à peine à portée de pistolet de la côte ; quelques minutes suffirent pour atterrir ; je débarquai sur une plage plate et sablonneuse ; le cuisinier me passa mon sac, m’embrassa, me serra la main et partit.

Je m’assis sur le sable, et je pleurai en regardant s’éloigner le chasse-marée, qui avait remis le cap en route, et filait comme un alcyon sur le dos des lames.

Ce pauvre petit chasse-marée, où j’avais tant souffert, je le regrettais, je sanglotais en le voyant décroître à l’horizon : c’était encore pour moi la patrie !

Cette fois j’étais seul, bien seul, abandonné sur une côte inconnue, sans ami, sans même comprendre la langue des habitants du pays avec lesquels j’allais vivre !

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, sans que je fisse un seul mouvement, les yeux obstinément fixés sur la mer, bien que depuis longtemps le chasse-marée eût disparu ; et pleurant toujours à chaudes larmes, je ne me sentais plus ni énergie ni courage. Je crois que je serais mort là, sans penser à en bouger, si tout à coup une main ne s’était posée sur mon épaule, en même temps qu’une voix forte me disait, d’un ton de bonne humeur, quelques mots que je ne compris pas.

Je relevai la tête, et je regardai d’un air hébété.

Trois hommes assez bien mis, mais en costume de marins, se tenaient debout devant moi ; ils s’appuyaient sur de longs fusils, et les carniers qu’ils portaient, remplis d’oiseaux de mer, indiquaient que c’étaient des chasseurs.

Je me levai vivement et j’ôtai respectueusement mon bonnet.

Le chasseur qui déjà m’avait adressé la parole répéta sa question, qui fut tout aussi inintelligible pour moi, cette fois, que la première.

— Monsieur, répondis-je en saluant, je ne vous comprends pas.

– Aôh ! fit le chasseur ; et changeant aussitôt d’idiome, vous êtes Français, mon ami ? me demanda-t-il.

— Oui, monsieur, répondis-je.

Bien que ce chasseur parlât fort bien le français, il avait cependant un fort accent étranger ; j’appris bientôt qu’il était Anglais.

— Que faites-vous là, tout seul ? reprit-il.

— Vous le voyez, monsieur, je pleure.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Parce que je suis tout seul et abandonné.

— Vous avez déserté ? dit-il d’une voix sévère.

— Non, monsieur, répondis-je vivement ; si j’avais déserté, je n’aurais pas près de moi mon sac et mes effets.

— C’est juste, fit-il en hochant la tête. Dites-moi comment vous êtes ici ; surtout ne me cachez rien, peut-être pourrai-je vous être utile.

— Dieu le veuille, monsieur répondis-je.

Et alors, sans rien omettre, je racontai ma vie comme je la savais, jusqu’au moment où le patron Cabillaud m’avait fait mettre à terre.

Le chasseur et ses deux compagnons, qui, eux aussi, parlaient le français, m’avaient écouté patiemment, sans m’interrompre et avec un visible intérêt.

— Poor boy ! murmura le chasseur quand je me tus, vous avez du goût pour la marine ? me demanda-t-il.

– Oui, monsieur, répondis-je ; c’est un noble métier ; mais je ne voudrais pas rester matelot.

— Il faut travailler pour cela ?

— Je ne demande pas mieux.

— C’est bien, me dit-il, nous verrons. Je suis le capitaine John Griffiths ; je commande le trois-mâts la Polly de Glascow ; j’ai besoin d’un mousse : je vous prends à mon bord ; si je suis satisfait de votre conduite, j’aurai soin de vous ; prenez votre sac et suivez-moi.

— Oh ! murmurai-je, vous me sauvez la vie ; je vous prouverai, je l’espère, que je ne suis pas ingrat ! Je prononçai ces mots avec un tel accent de reconnaissance, que le capitaine en fut ému.

— Drôle de petit bonhomme s’écria-t-il, allons, en route, il se fait tard.

Je ne me laissai pas répéter cet ordre, je chargeai mon sac sur mon dos, et je suivis gaiement mon nouveau capitaine.

Le patron Cabillaud m’avait fait mettre à terre, à une lieue tout au plus d’Elseneur, un des plus beaux ports du Danemark.

Après trois quarts d’heure de marche, j’entrai enfin dans cette ville, dont j’ignorais alors jusqu’à l’existence.

Le port était rempli de navires de toutes nations, de toutes formes et de tous tonnages.

Le capitaine Griffiths s’arrêta devant un hôtel de belle apparence, situé sur le port même, et dans lequel il me fit entrer avec lui ; puis, après m’avoir recommandé à l’hôtelier, qui s’empressait auprès de lui, il pénétra avec ses deux compagnons dans un salon richement meublé, où le couvert était mis pour trois personnes ; moi, je suivis tout simplement l’hôtelier à la cuisine.

Après m’avoir adressé nombre de questions que je ne compris pas, et auxquelles, par conséquent, il me fut impossible de répondre, le brave aubergiste, qui sans doute avait à cœur de s’acquitter honnêtement du mandat que le capitaine lui avait confié à mon sujet, me fit asseoir devant une table et me servit, pour moi tout seul, un dîner plus que suffisant pour quatre personnes douées d’un appétit raisonnable.

Je m’en donnai à cœur joie, mon chagrin était oublié. Les impressions chez les enfants sont peut-être beaucoup plus vives que chez les hommes faits, mais heureusement elles s’effacent très-vite ; l’insouciance est l’essence de l’enfance ou de la jeunesse ; un rien la distrait et lui fait tout oublier. Ce n’est que lorsque l’on a terminé le rude apprentissage de la bataille de la vie, que la douleur creuse de profonds et ineffaçables sillons dans le cœur blessé et meurtri de l’homme ; mais à dix ans il ne saurait en être ainsi, on a pour soi l’avenir ; aussi la perspective d’un bon embarquement m’avait-elle rendu tout mon appétit.

Cependant j’eus beau manger lentement et prolonger mon repas le plus possible, j’avais terminé depuis longtemps déjà, que le capitaine mangeait encore vigoureusement.

Mais comme tout a une fin en ce monde, même les plus excellents repas, vers dix heures du soir, le capitaine se leva de table, prit congé de ses amis, avec force poignées de mains, et en passant près de moi il me fit signe de le suivre.

J’obéis avec empressement : j’avais hâte d’être à bord la curiosité de voir un grand navire m’aiguillonnait.

Depuis mon départ de Dunkerque, et à Dunkerque même, j’avais vu des bricks et des trois-mâts, mais jamais je n’étais monté à bord d’un seul, et je ne me rendais pas compte de ce que pouvait être l’intérieur d’un grand bâtiment.

Il ne nous fallut que quelques minutes pour nous rendre à bord de la Polly.

Le navire devait quitter Elseneur le lendemain au lever du soleil ; toutes les embarcations étaient déjà hissées à bord, solidement amarrées sur le pont ou à leurs pistolets.

Un jour plus tard j’aurais manqué cette heureuse occasion que le hasard m’avait si bénévolement procurée ; Dieu sait ce qui serait arrivé de moi si elle m’avait manqué.

La Polly était un très-beau navire de huit cents tonneaux ; il avait été construit à Glascow et appartenait pour un tiers au capitaine Griffiths ; il passait pour bon voilier, était presque neuf, et, ce qui était rare dans la marine marchande à cette époque, il était doublé et chevillé en cuivre.

La Polly avait trente-cinq hommes d’équipage, y compris trois mousses ; elle avait déchargé ses marchandises à Elseneur, et avait repris aussitôt un autre chargement pour Trieste, un des ports les plus commerçants de l’Illyrie.

Chacun des mousses était spécialement attaché à un mât.

Je fus destiné pour le mât de misaine, ce qui me fit grand plaisir ; mes trois autres compagnons furent attachés au beaupré, au grand-mât et au mât d’artimon.

Je me trouvai d’abord assez dépaysé : je ne parlais pas anglais, ce qui me gênait beaucoup ; pourtant je ne me décourageai point ; au contraire, je redoublai d’efforts ; enfin, je fis si bien, que deux mois après notre départ d’Elseneur, je savais assez d’anglais non-seulement pour comprendre ce qu’on disait, mais encore pour répondre presque correctement.

Le capitaine me suivait des yeux, sans rien dire ; mais il n’ignorait rien de ce que je faisais, et il applaudissait intérieurement à mes efforts ; cependant il semblait m’avoir oublié : jamais il ne m’adressait la parole.

Le voyage se prolongea pendant assez longtemps ; nous allions d’un port à un autre ; jusqu’à ce que, enfin de retour pour la troisième ou la quatrième fois à Trieste, le capitaine prit un chargement pour Glascow.

Il y avait onze mois accomplis que j’étais à bord de la Polly, lorsqu’elle entra dans la Clyde et mouilla devant le nouveau Glascow, fondé en 1668 et servant de port à l’ancienne ville.

J’avais fait d’immenses progrès ; je savais à fond mon métier de matelot, et je parlais l’anglais couramment ; de plus, ce qui est assez difficile, je le lisais et je l’écrivais.

Du reste, j’ai été à même de reconnaître, dans le cours de ma carrière déjà longue, l’aptitude peu ordinaire dont je suis doué pour apprendre les langues étrangères.

À peine mouillé, le capitaine débarqua et m’ordonna de le suivre à Glascow.

Pendant les six mois que le bâtiment resta dans le port, le capitaine me fit suivre un cours de science nautique et de mathématique appliquées à la marine.

Je logeais chez le capitaine ; j’étais traité par sa femme et ses enfants comme si j’eusse réellement fait partie de sa famille.

C’est au capitaine Griniths que je dois d’être devenu un homme, dans la juste acception du mot, et un bon marin ; aussi ma reconnaissance pour lui sera-t-elle éternelle.

Enfin, après six mois de séjour à terre, je me rembarquai ; la Polly était frétée pour Rio-Janeiro.

J’avais beaucoup grandi j’étais devenu très-vigoureux, très-leste et très-adroit ; je paraissais beaucoup plus que mon âge. Cette fois je ne fus plus mousse, mais novice, et attaché à la timonerie en qualité de pilotin.

À deux ou trois exceptions près, l’équipage était le même ; le capitaine Griffiths n’aimait pas les nouveaux visages ; du reste, les matelots préféraient naviguer avec lui qu’avec d’autres capitaines ; la nourriture était meilleure, les appointements plus forts, et la discipline du bord, bien que sévère, beaucoup plus douce que sur les autres bâtiments anglais.

Toutes ces raisons étaient plus que suffisantes pour que la Polly eût toujours d’excellents matelots.

Excepté le master, ou second, qui depuis quinze ans naviguait avec le capitaine, et ne l’aurait pas quitté pour prendre le commandement d’un vaisseau de haut bord, tous les autres officiers étaient nouveaux.

Enfin, les voiles furent larguées, et la Polly descendit la Clyde.

Ce fut pendant ce long voyage que j’appris l’espagnol et le portugais ; pendant notre cabotage dans la Méditerranée, j’avais appris l’italien et la langue franque, qui se parle sur tout le littoral du Levant ; je ne compte pas l’anglais, que j’apprenais presque sans m’en apercevoir.

De Rio-Janeiro, la Polly fut frétée pour les Indes orientales.

Je devenais petit à petit polyglotte, ce qui ne m’empêchait pas de continuer assidûment mes études maritimes ; cela me devenait d’autant plus facile, que j’étais maintenant attaché à la timonerie.

Pendant nos trajets multipliés, la Polly, sans même s’en apercevoir, fit le tour complet du globe, puisqu’elle relâcha à Simoun’s-bay et à Table-bay, après avoir doublé le cap Horn.

Notre navire visita ainsi successivement la Nouvelle-Zélande, Taïti, les îles Pomotou, les îles Marquises, la Polynésie presque tout entière, Sydney dans le Port Jackson, la Nouvelle-Galle du Sud, Hobartown dans la Terre de Van-Diémen, tout en commerçant et pratiquant des échanges ; puis la Polly revint sur les côtes américaines.

Les colonies espagnoles commençaient à s’agiter sourdement ; les créoles hispano-américains et les Indiens se préparaient silencieusement à un soulèvement général : nous chargions, dans les ports de la Nouvelle-Hollande, des armes et des munitions de guerre, que nous allions ensuite débarquer en fraude sur les côtes de la mer Vermeille, surtout en Sonora, quelquefois aussi en Basse-Californie. Ces trafics procuraient des bénéfices énormes au capitaine ; je servais d’interprète, à cause de ma connaissance de la langue espagnole.

Ce commerce, fort dangereux parfois, se prolongea pendant assez longtemps ; enfin le capitaine commença à éprouver le désir de retourner en Angleterre et de revoir les rives pittoresques et accidentées de la Clyde ; il y avait plus de deux ans que nous avions quitté Glascow ; j’allais avoir treize ans, mais j’en paraissais au moins quinze.

Nous avions quitté la mer de Cortez, et nous remontions vers le nord, afin de trouver une baie dans laquelle il nous fût possible de renouveler notre provision d’eau, presque complétement épuisée. Cela n’était pas facile : les Espagnols surveillaient attentivement leurs côtes, sur lesquelles il était défendu, sous peine de mort, aux étrangers de descendre ; nous craignions d’être contraints de remonter jusqu’au détroit de Sitka, à la Nouvelle-Archangel, colonie russe située au nord des possessions espagnoles.

Un matin, nous longions de fort près les côtes californiennes, lorsqu’à l’entrée de la baie d’Hierba, nous vîmes briller un feu, sur la pointe élevée d’un cap ; nous aperçûmes, avec la longue-vue, plusieurs cavaliers galopant sur la plage et nous faisant des signaux, que le capitaine crut reconnaître.

Nous étions accoutumés à communiquer de cette façon avec la côte.

Le capitaine connaissait de longue date la baie d’Hierba. Cette baie, fort large et très-profonde, abonde en cours d’eau, où il nous serait facile de remplir nos pièces ; cependant les Espagnols y avaient établi un presidio, peu important, à la vérité, construit plutôt pour faire acte de possession que pour toute autre cause, la baie ne renfermant que quelques Espagnols ; la population se composait principalement d’Indiens têtes plates, à demi civilisés, à peu près convertis au christianisme, et passant pour être fort doux.

Le capitaine, pendant de précédents voyages, avait trafiqué avec l’alcade commandant le Presidio ; ces pauvres gens isolés sur cette côte éloignée, presque abandonnés à eux-mêmes, étaient heureux lorsque le hasard leur offrait l’occasion de se procurer, à bas prix, quelques marchandises d’Europe, dont ils manquaient complétement.

Le capitaine Griffiths croyait donc n’avoir rien à redouter, d’autant plus que les signaux étaient amicaux ; cependant, par prudence et avant d’entrer dans la baie, notre commandant résolut de faire une reconnaissance.

La Polly fut mise sur le mât, un canot fut descendu à la mer ; le capitaine voulut monter dans ce canot, afin de juger par lui-même des dispositions amicales des habitants ; quatre matelots et moi, nous primes place dans l’embarcation.

Nous étions tous armés de fusils, pistolets et sabres.

Sur l’ordre du capitaine, le canot mit le cap sur la baie.

Tout nous paraissait tranquille sur la plage ; nous n’apercevions que deux ou trois individus sans armes apparentes, qui nous invitaient à aborder.

Le canot ne pouvait arriver jusqu’à terre ; il nous fallut nous mettre à l’eau pour gagner le rivage ; mais ce n’était pas un grand désagrément, il faisait chaud, et l’eau nous montait à peine jusqu’aux genoux.

Je marchais quelques pas en avant, en explorant la plage.

Je ne sais pourquoi j’avais le cœur serré : cette tranquillité dont nous étions entourés me semblait factice ; j’avais comme le pressentiment d’un malheur.

Tout à coup, je m’arrêtai, et me tournant vers le capitaine, qui marchait immédiatement derrière moi, je lui criai, avec les marques du plus grand effroi :

— En arrière ! en arrière ! au nom de Dieu ! ou nous sommes tous perdus !

Au même instant, une quinzaine de démons à demi nus, peints de plusieurs couleurs, s’élancèrent d’un buisson où ils étaient embusqués, et bondirent sur nous, la hache levée, en poussant des hurlements horribles.

Il y eut un instant de désordre ; des coups de feu furent tirés ; on lutta corps à corps ; enfin je roulai sans connaissance, frappé à la tête, d’un épouvantable coup de crosse.

Quand je revins à moi, j’étais couché sur un monceau de feuilles, près d’un feu qui achevait de s’éteindre.

J’essayai de me soulever.

— Ne bouge pas, nous sommes surveillés de près, me dit une voix que je crus reconnaître.

Je tournai la tête.

Un matelot, nommé Tom Elgin, était étendu près de moi, étroitement garrotté.

— Que s’est-il donc passé, Tom ? lui demandai-je ; qu’est devenu le capitaine ?

— Sauvé, grâce à vous, Sandy, me répondit-il.

On me nommait Sandy à bord de la Polly.

— Comment cela ? fis je avec étonnement.

— Vous l’avez si rudement repoussé, qu’il a reculé jusqu’au canot ; il n’a eu que la peine d’y entrer.

— Et les autres ?

— Sam a eu la tête brisée ; les sauvages lui ont arraché la peau du crâne, il est mort ; les autres se sont sauvés, excepté nous, petit Sandy.

— Nous avons donc affaire à des sauvages ?

— Oui, nous sommes leurs prisonniers ce sont des bêtes furieuses, et d’une férocité vous verrez ça !

– Quoi donc, Tom ?

— Bon ! vous aurez tout le temps de l’apprendre, Sandy ; j’aime mieux vous laisser le plaisir de la surprise.

En ce moment, plusieurs Indiens s’approchèrent de nous.

Celui qui marchait un peu en avant, et paraissait être le chef des autres, était un homme de haute taille, admirablement bien fait ; il avait une physionomie intelligente, qui eût certainement été très-belle sans les peintures qui la défiguraient.

Ce chef, car c’en était un en effet, je l’appris bientôt, était jeune encore ; il y avait dans son port, sa démarche, et jusque dans ses moindres mouvements, une majesté suprême.

Ses cheveux, fort longs et d’un noir bleu, étaient nattés et relevés sur sa tête en forme de casque ; plusieurs colliers de wampums, espèces de petits coquillages, tombaient sur sa poitrine nue, mêlés à d’autres colliers en griffes d’ours gris, et à une lourde chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon de même métal, à l’effigie de Washington, le premier président de la République des États-Unis de l’Amérique du Nord, ainsi que je le sus bientôt ; une fine chemise de calicot, ouverte sur la poitrine, couvrait son torse d’Hercule Farnèse, couleur de cuivre rouge, et se perdait dans la ceinture en cuir de daim à demi tanné, serrant aux hanches un mitasse en deux parties, taillé dans une peau d’antilope et cousu avec des cheveux ; ce mitasse est une espèce de pantalon étroit tombant jusqu’à mi-jambe ; des mocksens, ornés de piquants de porc-épic et brodés de perles de toutes couleurs, lui montaient jusqu’aux genoux, garnis de scalps, ou chevelures humaines, dans toute leur longueur ; à ses talons étaient attachés plusieurs queues de loups rouges, ornement que seuls les grands braves peuvent porter ; le tout était recouvert d’un magnifique manteau en peau de bison blanc, dont le poil était en dehors.

Au-dessus de l’oreille gauche, ce chef, ou ce sachem, car tel était son titre, avait une plume d’aigle plantée droite dans sa chevelure ; sa ceinture soutenait à gauche son tomawhack, son couteau à scalper, et une corne de bison remplie de poudre ; à droite, son calumet, son sac à balles et un magnifique éventail de plumes ; à son poignet gauche pendait un fouet à manche très-court, dont la longue lanière était en peau d’hippopotame tressée très-serrée ; de la main droite il tenait un fusil de fabrique anglaise, de très-bonne qualité.

Ce sachem, dont je vous ai peut-être décrit un peu trop minutieusement le costume, avait, ainsi vêtu, quelque chose d’imposant et de redoutable qui inspirait le respect.

Il m’adressa la parole en excellent espagnol, et me demanda qui j’étais et de quel droit j’avais osé me hasarder à débarquer en armes sur son territoire.

— Les Visages-Pâles, ajouta-t-il en terminant, n’ont-ils pas assez volé de terre aux Peaux-Rouges ? Prétendent-ils donc porter encore une fois la guerre sur leurs territoires de chasse ?

Je lui répondis, en toute franchise, que le capitaine du bâtiment de l’équipage duquel je faisais partie n’était nullement l’ennemi des Peaux-Rouges ; qu’à plusieurs reprises, il était venu dans cette baie traiter avec ses habitants ; que, cette fois, son intention était de remplir d’eau douce, dont il avait grand besoin, plusieurs barils, dont quelques-uns se trouvaient même dans l’embarcation sur laquelle ses guerriers avaient fait feu.

— Les Visages-Pâles ont la langue fourchue, répondit le chef avec dédain ; le Nuage-Bleu est un chef renommé dans sa nation ; il connaît depuis longtemps les Espagnols ; il sait le cas qu’il doit faire de leurs protestations menteuses. Mon fils et son compagnon seront, au coucher du soleil, attachés au poteau de torture.

— Mais nous ne sommes pas Espagnols m’écriai-je avec toute l’énergie de l’épouvante ; nous sommes au contraire les amis des Peaux-Rouges. Je vous répète que plusieurs fois nous sommes venus sur cette côte trafiquer avec les Têtes-Plates, auxquels nous avons vendu de la poudre et des armes.

— Mon fils a un pays ; sa tribu est nombreuse et puissante, sans doute ? reprit-il avec ironie ; il dira au Nuage-Bleu de quel pays il est.

— Oh ! cela me sera facile, répondis-je aussitôt, mon compagnon et moi nous sommes Anglais ; notre navire est anglais ; les Espagnols n’ont pas de plus cruels ennemis que nous ; nous n’avons jamais eu d’intentions hostiles contre les habitants de la baie.

Le chef m’examina un instant avec attention.

— Mon fils est bien jeune, dit-il, pour avoir déjà la langue fourchue et il ajouta en anglais : Le Nuage-Bleu parlera au compagnon du jeune prisonnier.

— Faites-lui les mêmes questions que celles que vous m’avez faites, m’écriai-je en anglais : vous verrez que ses réponses seront semblables aux miennes.

Le chef sourit et s’approcha de Tom Elgin, qu’il commença aussitôt à interroger.

Naturellement, les réponses du pauvre matelot prouvèrent que je n’avais pas menti.

Le sachem parut douloureusement impressionné par ces réponses ; il y avait eu un déplorable malentendu : on nous avait crus Espagnols et l’on nous avait traités en conséquence ; malheureusement le mal était irréparable ; notre bâtiment était parti, il nous était impossible de retourner à bord.

Cependant, le Sachem nous fit rendre immédiatement la liberté de nos membres.

— Vous êtes mes hôtes, nous dit-il avec un accent de loyauté qui nous toucha ; les frères du Nuage-Bleu, les Comanches-Bisons, sont des guerriers très-braves et très-justes ; enlevez la peau qui couvre vos cœurs ; quand les guerriers s’approcheront des villages en pierres des faces pâles, mes fils iront rejoindre leurs frères blancs.

Je fis part à Tom Elgin des intentions du chef, ce qui rendit subitement toute sa gaieté au digne matelot.

– Eh bien dit-il en battant un entrechat, tout est pour le mieux ; ces sauvages ne sont pas aussi méchants qu’ils en ont l’air, après tout !

Tom était consolé ; moi, au contraire, j’étais fort triste une fois encore, ma position était brisée et toutes mes relations rompues ; plus que jamais l’avenir m’apparaissait chargé de nuages menaçants ; cependant, peu à peu, cette appréhension, sans disparaitre entièrement, se calma ; je repris courage, et je me résignai à cette nouvelle taquinerie du sort, qui semblait prendre à tâche de détruire tous les plans que je formais.

Nous étions aux mains des Comanches-Bisons.

Je ne tardai pas à apprendre les causes du malheureux malentendu dont mon compagnon et moi nous étions les victimes innocentes, sans compter le pauvre Sam, si déplorablement scalpé.

Voici ce qui s’était passé :

Deux jours avant notre arrivée dans la baie, les Comanches-Bisons, irréconciliables ennemis des Espagnols, avaient surpris le Presidio ; ils l’avaient pillé de fond en comble et en avaient massacré les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe ; personne n’avait échappé.

Le lendemain de cette horrible boucherie, la Polly était apparue ; les Comanches, tout naturellement, l’avaient prise pour un bâtiment espagnol ; leur fureur, à peine assoupie, s’était réveillée plus terrible ; de là le piège qui nous avait été tendu, et le guet-apens dans lequel nous avions failli périr.

Les naturels de l’Amérique du Sud, les Peaux-Rouges, ainsi qu’on les nomme, nous parlons ici des grandes nations, ne sont pas des sauvages, ainsi qu’on le prétend généralement.

Ce sont des hommes d’une race différente de la nôtre, aigris par les mauvais traitements qu’on leur a fait subir, les vols et les trahisons dont on les a rendus victimes pendant des siècles : spoliés indignement, traités comme des bêtes sauvages, privés de tout ce qui pouvait leur rendre la vie supportable condamnés par le væ victis et la loi du plus fort, ils sont devenus les ennemis implacables des blancs, cause de tous leurs malheurs.

Ils ont tout abandonné pour rester libres ; conservant précieusement leurs langues, leurs traditions, leurs usages, leurs mœurs et leurs costumes, et rejetant avec mépris cette civilisation et cette religion des blancs, au nom desquelles ceux-ci, depuis la découverte de l’Amérique, les dépouillent et les traquent comme des fauves. Il est absurde de traiter les Peaux-Rouges de bêtes farouches et de sauvages : ils possèdent des vertus que nous n’avons pas et ils ont une civilisation qui ne ressemble pas à la nôtre, il est vrai, mais n’en est pas plus mauvaise pour cela et suffit amplement à leur état de société.

Les Comanches nous traitaient fort bien.

Nous les accompagnions partout où les conduisait leur caprice ; le Nuage-Bleu m’avait adopté, il me traitait comme si j’eusse été son fils ; on m’avait, à cause de ma légèreté et de mon adresse, nommé la Panthère-Bondissante. J’avoue que cette existence aventureuse était pour moi remplie de charmes.

Cette vie en plein air, émaillée de péripéties émouvantes, me séduisait plus que je ne saurais dire ; bien des fois encore, il m’arrive de la regretter. Je suivais assidûment tous les exercices des jeunes Comanches ; j’appris ainsi à monter les chevaux les plus difficiles, à suivre une piste, à me diriger dans le désert, sans craindre de m’égarer, a me servir d’un fusil avec une adresse remarquable ; enfin, ce qui est très-apprécié dans les tribus, je devins un bon danseur.

Cent fois il m’aurait été facile, si je l’avais voulu, de quitter la Prairie et de rentrer dans la vie civilisée. Tom Elgin avait profité depuis longtemps déjà de la liberté dont nous jouissions pour demander à passer aux États-Unis, ce qui lui avait été accordé aussitôt. Moi, je me trouvais heureux au désert ; les Comanches me traitaient comme si j’étais un des leurs ; j’avais subi avec succès les épreuves exigées pour prendre rang parmi les guerriers de la nation. Du fond du cœur, j’avais renoncé pour toujours à rentrer dans la société civilisée ; j’avais trouvé des amis, des frères, une famille nouvelle et dévouée, tout enfin ce que notre société m’avait constamment refusé ; je m’étais fait sauvage de parti pris, je me trouvais bien de cette conversion.

Sept années, les plus belles et les plus heureuses de ma vie, s’écoulèrent ainsi à parcourir le désert dans tous les sens, sans apercevoir un seul homme de ma couleur ; je ne regrettais rien, j’étais heureux je me laissais vivre au jour le jour, sans me soucier de l’avenir ; tout me souriait, je défiais le malheur de jamais m’atteindre.

J’allais accomplir ma vingtième année ; j’étais très-robuste, très-adroit, je passais pour brave, et j’étais, si jeune encore, un des premiers guerriers et un des plus renommés chasseurs de ma tribu.