Par nos champs et nos rives/00

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PRÉFACE


On me demande mon sentiment sur les vers de Mademoiselle Blanche Lamontagne. Mon Dieu ! J’aurais bien envie de barlander un peu. Mais il paraît qu’il ne faut pas

J’essaie, depuis que j’ai lu, de me définir le charme spécial et si pénétrant de cette poésie. Et je suis tenté d’écrire qu’il est fait tout d’abord d’une haute inspiration « mystique. » J’emploie ce terme dans l’acception qu’on lui donne maintenant. Et cela ne veut nullement dire : poésie religieuse, mais peut-être : âme religieuse qui fait loyalement de la poésie.

Pour Mademoiselle Lamontagne, les paysages physiques ne sont que l’envers de paysages moraux, et, sous la réalité visible, elle pénètre jusqu’aux formes éternelles. Parce que toute beauté créée n’cst qu’une vibration de l’harmonie infinie, toute contemplation terrestre lui devient motif à élévation spirituelle. Les fontaines d’ici-bas lui parlent des autres, de celles qui étanchent la soif pour toujours. La mer sous les étoiles s’offre en fragment lisible du grand poème divin ; dans son lit profond et dans la rumeur des vagues, s’animent les ombres vivantes et les prières des pécheurs gaspésiens. Et les signes de croix dessinés sur les guérêts ou sur l’entame du pain nous rappellent d’autres signes de croix, par lesquels nos bonnes gens seront sauvés. Oui, dans cette poésie aux ailes montantes, la nature nous apparaît comme une échelle mystique, comme le verbe sensible d’une pensée divine. Et n’est-ce pas les saisir dans leur réalité belle et profonde, ces choses qui ont été faites pour nous révéler l’Invisible et dont nulle fin n’est supérieure à celle-là ? Là-bas, de l’autre côté, on enrôlerait tout de suite la jeune poétesse, dans l’Amitié de France, dans cette jeune école qui a résolu de faire cesser le paganisme littéraire, par l’alliance renouvelée de la pensée et de la foi et par la remise à la nature de son sens divin. Digne émule de ces jeunes artistes catholiques, Mademoiselle Lamontagne paraît d’avis que « sous notre front lavé par l’eau du baptême, la pensée et les chants mentiraient qui ne seraient pas imprégnés de beauté surnaturelle. »

Mais je ne sais si le recueil ne nous révèle pas davantage le charme du chez-nous. Hélas ! ne le savons-nous pas ? Un divorce existait, et déjà fort ancien, entre la nature de notre pays et nos sens et nos imaginations. C’était devenu la grande mode, presque une esthétique, de s’abstraire de son pays. Trop souvent nos poètes ont refusé de chanter pour nous et ne voulaient manger qu’à la table des dieux. Formés par la seule observation indirecte, celle des livres, leur moindre faute fut de jeter sur les choses natales la défroque de métaphores exotiques. Sauf quelques-uns, trop poètes pour pécher si gravement contre l’art, ils nous ont montré la nature la plus détestable qui soit au monde : une nature livresque.

Ah ! que nous voilà changés de tout ce déjà vu et de toutes ces chansons apprises ! Cette fois, c’est bien l’air natal qui soulève les strophes, qui en organise la vie et le rythme intérieurs. Mademoiselle Lamontagne n’admire pas plus qu’il ne faut, les fleurs d’herbier ; celles qu’elle nous offre et qu’elle nous jette à pleines brassées, sont des fleurs vivantes qu’elle est allée cueillir elle-même, dans sa chère Gaspésie, là-bas, au bord du golfe, toutes pleines des senteurs des grèves, des goémons et des montagnes, toutes ruisselantes des embruns de la mer.

Ce qu’elle nous présente c’est du réalisme, et du plus vrai et du plus sain, et du presqu’inconnu dans notre jeune littérature, puisqu’il s’agrémente pour cette fois d’une pointe délicieuse de parfum régionaliste. Sa petite patrie, l’auteur de Par nos champs et nos rives l’a longuement regardée, et, d’un regard si aigu et si amoureux, qu’elle l’a pénétrée jusqu’à l’âme : « Nos poètes, disait M. Adjutor Ricard, dans son bout de préface aux Visions Gaspésiennes… ont bien chanté la grande patrie. Ils ont chanté les blés ; se sont-ils penchés vers le brin d’herbe ? » ” Cette fois, Mademoiselle Lamontagne a chanté le brin d’herbe autant que les blés. Elle chante la mer, les bois, les fiers ancêtres, mais elle fredonne aussi les complaintes mélancoliques du petit pêcheur gaspésien ; elle entonne la rude chanson du défricheur dont la cognée fait entrer de grands morceaux d’azur dans la forêt envahie.

Je songe à la révélation réconfortante que ces petits poèmes vont nous donner. Nous croyions que le spectacle de nos mœurs anciennes s’était effacé pour toujours et de partout, sous l’affreux maquillage moderne, et que les jeunes viendraient trop tard pour nous en laisser le tableau vivant. C’était presque une résignation acceptée qu’il fallait attendre, de l’étranger, la découverte et la mise en valeur de nos meilleures ressources d’art. Mademoiselle Lamontagne a ce bonheur de vivre dans une région enclose, gardienne mieux que la nôtre des vieilles choses et des vieilles attitudes. Et voilà que son œuvre n’ira pas seulement dévoiler au dehors l’inconnu poétique de notre pays ; elle nous révèle à nous-mêmes la réalité naissante d’un régionalisme savoureux.

Ces nouveaux poèmes sont d’une autre gamme que ceux des Visions Gaspésiennes ; et ils affirment l’ascension d’un talent. Voyons-y la fécondité généreuse d’affinités électives entre nos âmes et la terre natale. Nous aurons beau faire : ceux-là créeront la beauté mieux que les autres, qui auront fait des vertus de la patrie, les grandes éducatrices de leur talent. Je ne doute point que les critiques ne signalent à l’auteur quelques inexpériences, dernière rançon de sa jeunesse ; que les chercheurs de formes rigides ne trouvent à redire à la franche liberté de quelques-uns de ses rythmes. Mais s’il faut admirer le relief sculptural des strophes parnassiennes, est-ce notre faute si ces poèmes impeccables nous font penser parfois au Génie de la mort de Canova : magnifique splendeur marmoréenne qui s’appuie sur une lumière éteinte ? Le culte des règles et la perfection de la technique sont des vertus de l’art. Mais c’est une autre vertu et c’en est une plus grande, que l’adaptation exacte du verbe et du vers à la plénitude de la pensée et à ses courbes indéfinies. La poésie est faite avant tout de valeurs intellectuelles. Et qui donc voudrait faire un reproche à Mademoiselle Lamontagne d’en être persuadée et de s’en souvenir ?

Faire tenir dans un recueil de poèmes, avec l’élan mystique de notre foi, la beauté de la terre natale et la substance héroïque du passé, et faire chanter toutes ces choses dans les rythmes ailés du vers français, voilà, si je ne me trompe, qui serait assurément de la grande poésie. Et, pour ma part, je ne veux nullement prétendre que Mademoiselle Lamontagne ait atteint le Saint-Graal. Mais mieux que d’autres peut-être elle a su rester digne de sa foi et de son petit pays et faire de son œuvre le prolongement loyal de son âme. Ainsi, sans l’avoir voulu ni cherché, la jeune poétesse, avec ce mélange de mysticisme et de réalisme national, nous aura précisé la formule de notre poésie de l’avenir, celle qui, en exaltant toutes nos jeunes énergies, saura chanter à la grande mesure de notre âme.

Lionel GROULX, ptre.
Montréal, janvier 1917