Par nos champs et nos rives/64

La bibliothèque libre.
Imprimé au Devoir (p. 161-164).

LA GRAND’MÈRE


I

Elle a vidé la coupe amère,
Le sang en elle est refroidi,
Et dans sa robe d’organdi,
Elle est bien lasse, la grand’mère !…


Tant de deuils : frères, sœurs, époux,
Ont broyé sa jeunesse blonde,
Tant des siens sont dans l’autre monde,
Qu’elle semble bien loin de nous !…



Et, pleine d’un divin courage,
Les yeux tournés au firmament,
Elle songe, résolument,
À partir pour le grand voyage,


Pour le grand voyage inconnu
Que chacun d’entre nous doit faire,
Au pays semé de mystère,
D’où personne n’est revenu !…

II

Va-t-en vers le lointain « là-bas »,
Noble fille de nos ancêtres,
Puisque c’est la loi d’ici-bas
De mourir et de disparaître !…


Puisque, quand vous avez fini
De donner des fils à la race,
Ô mères, sur ce sol béni,
Il faut que vos fils vous remplacent !…



Chère vieille aux regards si bons,
Tombe, sous les ans qui t’assaillent,
Puisqu’à l’heure où nous les aimons,
Il faut que les vieillards s’en aillent !…


Mais sache que, si la mort prend,
Ceux qui sont notre sauvegarde,
La souvenance nous les rend
Et la tendresse nous les garde !


Quand tu seras au paradis,
Nous, dans nos heures solennelles,
Nous sentirons, comme jadis,
Planer ton âme maternelle…


Et, sous le poids de la douleur,
Quand nous faiblirons, ô grand’mère,
Nous évoquerons la chaleur
Et la force de ta prière !…



Comme toi, dans les noirs moments,
Dans les jours où l’âme s’affole,
Nous lèverons, éperdument,
Nos bras vers le Christ qui console…


Et, peut-être, en faisant jaillir
Vers Lui le torrent de nos fièvres,
Aurons-nous gagné de mourir
Comme toi, le sourire aux lèvres !…