Par un beau Dimanche/01

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Albin Michel (p. 5-20).


CHAPITRE PREMIER


Le soleil brillait, déjà haut, dans le ciel laiteux encore d’une radieuse matinée de printemps. Entre la gueule béante du tunnel et la laideur géométrique du pont en fer, un énorme remblai coupait brutalement l’étroite vallée ardennaise, toute bleuie aux sommets par les lointaines sapinières, toute dorée aux premiers plans par les genêts en fleurs. À la cime du remblai, un vieux wagon à bestiaux, démuni de ses roues, se penchait d’inquiétante façon sur l’extrême bord de la crête minée par les pluies ; une petite porte, une minuscule fenêtre et un immense tuyau de poêle avaient fait une maison de l’ex-véhicule ; une cloison intérieure, percée d’un guichet, en avait fait une gare.

M. Pascal Brusy gravit d’un pas leste, malgré ses soixante ans, le sentier abrupt qui grimpait obliquement au flanc du remblai, jeta un coup d’œil sur les rails luisants et le quai désert, s’approcha du wagon, essaya sans succès d’en ouvrir la porte, puis cogna de l’index à la fenêtre, en criant d’une voix mince et timide :

— Monsieur le Chef de Gare, s’il vous plaît ! Des pas traînants raclèrent le plancher, une serrure grinça, et la porte s’ouvrit. M. Brusy souleva son chapeau et dit avec un sourire amène :

— Bonjour, Monsieur le Chef de Gare. Dans la pénombre du wagon, une petite bonne femme de soixante-dix ans, plus large que haute, répondit sans sourciller :

— Bonjour, monsieur le docteur.

Son image, vue de face, inscrivait un triangle équilatéral dans le rectangle de la porte : Sous un chignon en pointe et un front d’une exiguïté rare, ses larges joues se continuaient par un cou plus large encore, presque aussi large qu’un buste très court et sans épaules, posé d’aplomb sur l’énorme cône d’une jupe en forme d’abat-jour, raidie et comme empesée par d’immenses taches de cambouis. Vue de profil, la petite vieille évoquait plutôt l’idée d’un informe écroulement de margarine : son menton, tel un goître, tombait sur sa poitrine ; sa poitrine tombait sur son ventre ; son ventre tombait sur ses genoux ; on ne voyait pas si ses genoux tombaient sur quelque chose. Telle était la mère Fahette, mieux connue dans le pays sous le sobriquet de « Monsieur le Chef de Gare ».

Quinze années auparavant, la surveillance de ce « point d’arrêt » étant devenue vacante, le fils cadet de la veuve Fahette avait passé de longs et laborieux examens, évincé une cinquantaine d’autres candidats, puis occupé la place de surveillant pendant six semaines, temps nécessaire pour mettre sa mère au courant de la besogne. Ensuite, il avait tranquillement émigré au Canada, où on le disait en train de faire fortune. Inapte à passer le moindre examen, mais très adroite à s’attirer la bienveillance des employés gros et petits, en servant ou en menaçant leurs intérêts personnels, la bonne vieille faisait l’intérim depuis quinze grandes années, au mépris de tous les règlements, sans que nul se fût jamais avisé de l’inquiéter sur ce point. Comme le titulaire officiel, là-bas, à l’autre bout du monde, se portait fort bien et semblait décidé à ne jamais revenir, elle faisait souvent remarquer, non sans satisfaction, qu’on pourrait seulement la mettre à la retraite lorsque son fils en atteindrait l’âge, et qu’elle aurait alors cent deux ans, ce qui constituait pour elle un indéniable avantage sur ses collègues nommés à titre régulier

Furieuse, au début, de s’entendre appeler « Monsieur le Chef de Gare », elle avait fini par s’y habituer, puis par en être fière. Douée, du reste, d’un esprit alerte et caustique, elle menait les voyageurs tambour battant, et accomplissait son service sans omission ni défaillance.

— J’espère que le train montant n’est pas encore passé ? demanda le docteur.

— Pas encore… Vous l’prenez ?… Pour où-s-qu’y vous faut un coupon ?

— Non, non !… Pas de coupon pour moi… Je viens simplement attendre mon beau-frère et ses deux filles… Le train tardera longtemps encore ?

Monsieur le Chef de Gare tira, de la poche de sa jupe, une grosse montre d’homme enfermée dans une boîte en celluloïd, y jeta un coup d’œil, puis répondit :

— D’après l’horaire y d’vrait être passé d’puis un quart d’heure. Donc, si nous étions en s’maine, y s’rait là dans cinq minutes. Mais comme c’est dimanche, vous en avez encore pour une petite demi-heure.

— Nous sommes dimanche, c’est vrai ! opina M. Brusy en se passant le bout des doigts sur le menton. Car, ne se rasant que tous les samedis, et étant quelque peu distrait de sa nature, il avait pris l’habitude de consulter cette partie de son visage, quand il voulait savoir si l’on était au commencement ou à la fin de la semaine.

Monsieur le Chef de Gare roula entre ses gros doigts le coin de son tablier, puis toussa à deux ou trois reprises, d’un air qui s’efforçait assez mal de paraître embarrassé, Sur quoi le docteur, qui savait depuis longtemps ce que ne pas parler veut dire, s’empressa de demander :

— Qu’avez-vous donc ? Il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous désirez une consultation ?

— Non, non !… Pas une consultation, m’sieur l’ docteur !… J’ voudrais seul’ment un conseil, un p’tit conseil de rien du tout.

— Bah ! Conseil ou consultation, qu’est-ce que ça fait, du moment où ça ne vous coûte rien.

— Ah ! si je n’ paie pas, ça n’ me fait rien, comme de juste… Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur… Alors, vous seriez bien aimable en m’ disant c’ qu’y faut mettre sur une coupure… Une grosse vilaine coupure plus longue que mon doigt.

— Vous pouvez me montrer la plaie ? Où se trouve-t-elle ?

— Elle se trouve… Enfin, peu importe… J’ peux pas vous la montrer, m’sieur l’ docteur, j’ peux vraiment pas.

— Soit !… C’est profond ?

— Tout d’même… On voit la viande.

— Fichtre !… Comment est-ce arrivé ?

— C’est une faux qu’est tombée juste en passant tout près.

— Et qui vous a coupée à travers les vêtements ?… Fichtre de fichtre !

— Ben, à travers les vêtements… Enfin, peu importe… Qu’est-ce qu’y faut mettre dessus, m’sieur l’ docteur ?

M. Brusy tira ses tablettes et griffonna une ordonnance.

— Vous laverez soigneusement la plaie à l’eau bouillie, dit-il, puis vous l’oindrez chaque jour d’une couche de ceci.

— Ah ! faudra aller chez l’ pharmacien ? fit Monsieur le Chef de Gare en réprimant une grimace. J’avais pensé qu’ vous auriez peut-être un vieux fond d’bouteille qui pourrait suffire, pour une coupure pas plus grande que ça… Vous en donnez tant pour rien, des bouteilles… Vous en donnez à la vieille Nanette, à la petite Phrasie, à d’autres et à d’autres…

— Phrasie et Nanette ne sont pas fonctionnaires comme vous… Et puis… Enfin, vous aurez votre bouteille… C’est tout ?

— Bien sûr, m’sieur l’ docteur… J’ suis pas une femme à abuser… Alors, c’est promis, pour la bouteille ?

— Mais oui, c’est promis, c’est entendu.

— Merci beaucoup, m’sieur l’ docteur… Merci d’avance, parce qu’on sait bien qu’ quand monsieur Brusy a promis quéque chose, y r’vient jamais d’ssus, faut dire la vérité… Alors, j’ suis bien sûre de l’avoir, ma bouteille.

Le docteur regarda fixement les yeux de la vieille femme, deux petits yeux pleins de malice, dont les paupières se baissèrent trop tard pour masquer une courte lueur goguenarde.

— Vous, dit-il enfin, vous êtes encore une fois en train de me rouler… Qu’y a-t-il ?… Vous ne m’avez pas tout dit.

Monsieur le Chef de Gare crut indispensable de reprendre entre ses gros doigts le coin de son tablier, avant de lâcher ce demi-aveu :

— Si j’vous ai pas tout dit, c’est p’t-être que j’y aurai pas pensé.

— Qu’y a-t-il, voyons ?

— Bé, voilà… La bouteille, c’est pour moi, et c’est pas pour moi… Enfin, c’est pour César.

— César ?

— Oui, vous savez bien, César… Mon cochon quoi !… C’est sur lui qu’ la faux, est tombée hier au soir.

M. Brusy ne put réprimer un soubresaut.

— C’est bon, dit-il un peu sèchement. Vous aurez votre bouteille, mère Fahette… Je vais me promener sur le quai en attendant le train.

Et, tournant le dos, il s’en fut du côté du tunnel. La petite vieille le regarda s’éloigner, d’un air où la pitié se mêlait à pas mal de mépris.

— Faut qu’y soit rud’ment furieux, songea-t-elle, pour pas m’avoir app’lée « Monsieur le Chef de Gare »… Bah ! y donn’ra la bouteille, puisqu’il a promis… Et quand j’aurai encore besoin de lui, il aura oublié tout ça.

Sur quoi, non sans s’adresser à elle-même un clin d’œil de félicitations, elle rentra dans son wagon-salle d’attente.

Là-bas, sous le soleil qui chauffait déjà dru, le docteur Brusy arpentait le quai en grommelant, mais tout bas, très bas, par crainte qu’on ne l’entendît. C’était un petit vieillard alerte et doux, bien conservé par une vie simple et régulière, par l’exercice forcé des longues marches, à travers champs et bois, vers l’enfant malade ou le vieillard moribond. Sous de rudes cheveux gris, abondants encore, son large front gardait malgré les rides, pour ceux qui savent voir, une grande noblesse de formes et de lignes. Derrière d’épaisses lunettes de myope, les yeux, lumineux et profonds, étaient d’un bleu candide, d’un bleu de myosotis si pur et si doux, qu’il détonnait presque dans cette vieille figure halée et tannée. Les lèvres étaient épaisses, bien modelées et volontiers souriantes. Mais les sourcils trop rares et trop facilement écarquillés, le nez trop menu, le menton trop court, les maxillaires étroits et grêles, donnaient à la face glabre du vieux docteur une expression de naïveté enfantine qui se changeait bien vite, devant un interlocuteur autoritaire ou madré, en un air d’inquiétude ahurie, voire d’imbécillité complète.

— Pour César ! monologuait le docteur indigné… C’était pour César, pour son cochon !… Vous me le payerez, mère Fahette, vous me le payerez !… Je ne suis pas vétérinaire, que je sache… Fichtre non, je ne suis pas vétérinaire !

Ses regards fixaient, obstinés, la vilaine cendrée noire épandue sur le quai, la rigide laideur des rails qui s’enfonçaient parallèlement dans la gueule sombre du tunnel. Et il sentait la tristesse et la rancune descendre et grandir en lui, peu à peu. Mais un chant d’oiseau, très joyeux et très doux, lui fit tourner la tête vers la vallée lumineuse et charmante, bleuie par les lointaines sapinières, dorée par les genêts en fleurs. Au bout de quelques secondes, ses sourcils froncés remontèrent lentement par-dessus les cercles d’or de ses lunettes, sa grosse bouche s’entr’ouvrit, en un bon sourire, pour aspirer l’air pur tout chargé de fraîches senteurs, et le docteur se déclara soudain à lui-même, sans le moindre entêtement :

— Après tout, les termes « docteur » et « vétérinaire » sont d’assez vaines subtilités… Le César de la mère Fahette est, ni plus ni moins, comme celui qui régna sur Rome et comme tous les vertébrés, un composé de quatorze corps simples : azote, carbone, hydrogène, oxygène, etc… J’ai soigné maintes fripouilles baptisées qui, selon moi, ne valaient pas cet animal domestique, et je crains bien d’avoir péché par orgueil en me scandalisant à propos d’une telle vétille… Demain, j’apporterai la bouteille moi-même, je demanderai à voir César et je le soignerai de mon mieux. Ce sera une bonne farce à faire à Monsieur le Chef de Gare, qui me croit furieux et vexé.

Là-dessus, M. Brusy, tout rasséréné, se remit à arpenter le quai d’un air joyeux et affable. Bientôt, comme le soleil chauffait de plus en plus, il avisa, près de l’entrée du tunnel, une brouette posée dans l’étroite bande d’ombre que projetait la palissade du remblai, épousseta le fond du véhicule en quelques coups de mouchoir, et s’y assit avec un soupir de satisfaction.

Bloqué dans l’angle formé par la palissade et le mur de soutènement du tunnel, tout au bout du long quai désert, le docteur murmura en souriant : « Je dois avoir l’air d’un enfant mis en pénitence ». Et, par une association d’idées bien naturelle chez lui, il songea un instant à couvrir la muraille d’inscriptions commémoratives, comme il faisait jadis quand sa mère « le mettait dans le coin ». Mais, non sans quelque regret peut-être, il rejeta cette envie trop puérile, et, pour en détourner sa pensée, avisa un gros cailou tombé au pied de la muraille, le ramassa, l’examina sur toutes ses faces, puis marmotta gravement, car il se piquait de quelque érudition en matière de géologie :

— Ceci est du granit, roche cristallisée, composée de mica, de cristal de roche et de feldspath. Le granit est une roche ignée, que l’on nomme aussi roche primitive, ou éruptive. Ses masses sont disposées sans aucune espèce de régularité, et ne présentent jamais le moindre vestige de débris organiques. Il est très employé comme matériel de construction, et les peuples anciens y taillaient d’énormes et magnifiques monolithes, tel l’obélisque de Louqsor, qu’un monarque prudent érigea sur la place de la Concorde, à Paris, pour tâcher de faire oublier aux passants qu’un de ses prédécesseurs fut guillotiné à ce même endroit. Ce souverain avait une juste et forte idée de la bêtise humaine, car son petit truc réussit très bien.

Après quoi, d’une main machinale, M. Brusy posa son fragment de granit sur la poignée gauche de la brouette, depuis longtemps polie par d’innombrables contacts avec des paumes calleuses, copieusement imprégnées de salive et de jus de tabac. Sitôt lâché, le caillou tomba par terre.

M. Brusy fixa sur lui un regard distrait, où passait pourtant comme un vague reproche, puis le ramassa en murmurant :

— J’aurais dû prévoir cette chute, puisque je n’ignore point qu’en vertu de la loi de la pesanteur, tous les corps sont attirés vers le centre de la Terre. Dans le vide, ils tombent tous avec la même vitesse. À l’air libre, la vitesse de la chute augmente avec la hauteur, et les espaces parcourus pont proportionnels aux carrés des temps employés à les parcourir.

Puis il posa de nouveau le caillou sur la poignée de la brouette, avec précaution, après en avoir choisi la face la plus plane. La pierre tomba derechef, et un désappointement visible se marqua dans les traits de M.  Brusy.

— Je n’ai pas traduit les faits dans leur vérité intégrale, songea-t-il en ramassant encore le caillou. Ceci n’est pas seulement un effet de la loi susdite, mais aussi de la loi d’équilibre, qui veut qu’un corps soit soumis à la loi de pesanteur lorsque son centre de gravité n’est pas appuyé ou soutenu.

Puis, ayant choisi une autre face du caillou, il l’appliqua, avec des soins infinis, sur la poignée de la brouette. La pierre tomba de nouveau, et le docteur la ramassa d’une main fiévreuse et volontaire, tout en continuant à monologuer :

— Les lois de l’équilibre sont loin d’être entièrement connues, et offrent aux chercheurs un vaste champ d’expériences… (Cependant, il choisissait avec attention une autre face du morceau de granit.) D’aucuns vont jusqu’à en faire la base d’une science toute nouvelle, qui doit révolutionner la plupart de nos connaissances acquises…

La pierre fut posée de nouveau sur la poignée de la brouette, glissa encore, et fut rattrapée par une main preste avant même d’avoir atteint le sol.

— S’il faut en croire certains savants, continua M.  Brusy en choisissant une nouvelle face du caillou, l’affinité, la cohésion, les diverses formes de l’attraction moléculaire ne sont, aussi bien que la gravitation des astres, que des manifestations diverses d’une seule et unique loi d’équilibre. Des forces insoupçonnables seraient contenues, en puissance, dans cette pierre inerte. (Le caillou, posé sur la poignée, tomba comme les autres fois, et fut encore rattrapé au vol…) Et la loi d’équilibre se manifesterait aussi bien à l’intérieur du moellon formant clef de voûte, que dans l’édifice dont il assure la stabilité… Ceci, c’est trop fort !… Je triche, ma parole !… Je triche comme un reître pipant les dés !

Et le docteur rougit, telle une vierge surprise au bain, car tandis que son esprit, libéré des mesquines contingences, errait dans les sphères des lois impassibles qui régissent les mondes et les molécules, il venait de constater que son faible corps, ancestralement asservi aux dubitatifs à peu près des solutions pratiques et immédiates, était en train de cracher sur le caillou, pour le faire tenir.

— C’est indigne d’un honnête, homme ! grommela le docteur… C’est vraiment indigne !

Et, tirant son mouchoir, il essuya scrupuleusement le caillou, en choisit une face non encore utilisée, et le posa sur la poignée de la brouette, sans plus de succès que les autres fois.

— Après tout, pensa M.  Brusy en ramassant son joujou, pourquoi le Soleil et la Terre, tournant dans ce que nous osons appeler l’Infini, auraient-ils plus d’importance, à certain point de vue, que deux molécules d’oxygène gravitant dans une fiole de pharmacien, parmi des milliards d’autres molécules, selon des lois non moins formelles sans doute, et pour des fins aussi complètement ignorées dans un cas que dans l’autre ? Supposons que je détache une minime parcelle de l’infini : quelques milliards de petits systèmes planétaires semblables au nôtre…

Et sa pensée s’envola tout entière dans les espaces sidéraux, tandis que son corps s’acharnait, patient, inlassable, dix fois, vingt fois, trente fois, et toujours sans succès, à faire tenir un caillou en équilibre sur une poignée de brouette.

L’âme du docteur était en train de vaguer autour du huitième satellite de Saturne, quand son corps reçut une forte tape sur l’épaule, et éprouva comme une vague sensation de s’entendre répéter pour la troisième fois :

— Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ?

M.  Brusy, mal revenu de son immense voyage, jeta autour de lui des regards ahuris et vacillants. Sans qu’il en eût ouï le fracas formidable, un train s’était arrêté sur les rails ; aux portières des derniers wagons, cinquante face rieuses braquaient des regards amusés sur ce vieux monsieur assis dans une brouette et jouant gravement avec un caillou. À deux pas de lui, une grande jeune fille blonde, à la tête surchargée, comme un cheval de corbillard, d’ondulants panaches noirs et blancs, criait pour la quatrième fois :

— Eh bien, mon oncle, que faites-vous donc ?

— C’est à cause de la loi d’équilibre, déclara le docteur… Cette pierre et le huitième satellite de Saturne sont, au même titre…

Mais, sentant que l’explication serait peut-être un peu longue, il rougit, s’arrêta net, et, sans se lever de sa brouette, adressa quelques gestes fort vaguement explicatifs à la muraille qui se dressait devant lui.

— Venez donc vite, mon oncle ! implora la grande jeune fille. Papa a perdu nos tickets, et il y a là une vieille femme qui ne veut pas nous laisser sortir.

M.  Brusy avait sans doute eu le temps de redescendre tout à fait ici-bas, car il sortit de sa brouette, et, sans dire un seul mot, s’élança en trottinant vers le wagon-salle d’attente, auprès duquel il voyait s’agiter avec frénésie, devant la masse impassible de Monsieur le Chef de Gare, la silhouette bien connue de son beau-frère, Walthère Hougnot.

Posez, sur le corps d’un garçonnet rachitique et scrofuleux, un masque étroit et blême, hirsute et cruel de guerrier japonais. Étirez ses moustaches de matou en colère, et d’un noir évidemment artificiel, jusqu’à ce qu’elles dépassent de quelques centimètres la carrure des épaules, d’où il ne s’ensuit pas que les moustaches doivent être très longues. Coiffez d’un haut-de-forme le crâne luisant et bossué. Pendez aux épaules étroites le costume trop voyant, trop soigné, d’un jeune calicot en quête de bonnes fortunes. Emballez dans des guêtres blanches et des souliers vernis deux larges pieds de goutteux. Et vous aurez le fidèle portrait de Walthère Hougnot, en prise de bec, pour l’instant, avec Monsieur le Chef de Gare :

— Je suis un honnête homme, madame ! J’ai pris mes tickets, je les ai payés ! Vous devez donc me laisser sortir !

— J’ demande pas mieux, que d’ vous laisser sortir. Donnez-les moi, vos coupons.

— Je viens de vous dire que mes filles les ont égarés ! Mais ma parole d’honnête homme doit vous suffire, madame !

— C’est pas mis dans l’ règlement. J’ suis là pour prendre les coupons ; donnez-moi vos coupons.

— Je porterai plainte en haut lieu ! Je vous ferai casser, destituer ! J’ai de puissantes relations, madame !

— Vaudrait mieux qu’ vous ayez vos coupons, ça s’rait plus facile pour sortir.

Marie, la fille cadette de monsieur Hougnot, une petite brune à l’air éveillé, tira son père par la manche en lui soufflant pour la dixième fois :

— Fouille-toi encore, papa. Je t’assure que ni Joséphine ni moi n’avons eu les tickets.

— Marie, je suis absolument certain de te les avoir donnés !

— Mais puisqu’ils ne sont pas dans mon petit sac, et que je n’ai pas de poche !

— Alors, c’est que je les ai donnés à Joséphine… Madame, je vous somme de me laisser sortir !

— C’est bien facile : donnez-moi vos coupons.

Cela pouvait durer éternellement, quand M.  Pascal Brusy arriva au petit trot, en criant d’une voix énergique : « Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? » comme s’il détenait le pouvoir de tout arranger en un clin d’œil.

— Monsieur n’a pas ses coupons, j’ peux pas l’ laisser sortir, répondit la vieille préposée.

— C’est fâcheux, très fâcheux ! murmura le docteur.

Le menton dans la main, il se mit à réfléchir, résolu à trouver au conflit une solution pratique et immédiate. Son beau-frère continuait à donner sa parole d’honnête homme, à gourmander ses filles, à menacer la mère Fahette de révocation. Marie et Joséphine, sans se lasser, conseillaient à leur père de se fouiller encore. Monsieur le Chef de Gare, impassible, attendait ses coupons.

Le docteur en était déjà à envisager cette face intéressante de la question : que les habitants de la Lune, s’il en existe, ont peut-être découvert, depuis des siècles, le moyen de voyager sans tickets ; et le huitième satellite de Saturne revenait se mêler, insidieusement, à ses recherches d’une solution pratique et immédiate, quand Marie s’écria, toute joyeuse :

— Je les tiens ! Je les tiens !

La jeune fille avait pris le parti de fouiller elle-même son père, et découvert les tickets dans la première poche visitée.

— Ça n’est pas possible ! gronda M. Hougnot. Joséphine, je suis absolument certain de te les avoir donnés !

— Mais, papa, puisque tu les avais !

— C’est que tu les auras remis dans ma poche ! Je sais ce que je dis, me semble-t-il… Tu ne vas pas affirmer que je divague, maintenant ?

— Mais, papa…

— Tu les as remis dans ma poche, te dis-je ! C’est une farce idiote ! Tu manques de respect à ton père, entends-tu !

— Mais, papa…

— Si ça n’ vous faisait rien d’ sortir, interrompit Monsieur le Chef de Gare… V’là l’heure de préparer ma soupe.

— Je ne suis pas ici pour recevoir vos ordres, et je sortirai quand il me plaira ! déclara M. Hougnot, si pressé de sortir tout à l’heure.

Mais le docteur le tirait doucement par la main ; les deux jeunes filles le poussaient par derrière, et il se laissa emmener, tout en remâchant ses rancunes contre les iniquités de ce monde :

— C’est une farce, une farce idiote !… Du reste, je vais écrire à l’administration pour faire supprimer au plus tôt ces absurdes bouts de carton… Quant à vous, gronda-t-il en passant devant la mère Fahette, vous aurez bientôt de mes nouvelles.

— Du moment qu’vous oubliez pas d’mettre un timbre, c’est point d’refus, répondit l’impassible préposée. Au r’voir, m’sieur… Au r’voir, monsieur l’docteur… Au r’voir, mesdemoiselles… Deux bien jolies demoiselles, monsieur l’docteur, et qui n’ doivent pas manquer d’amoureux.

M. Hougnot sursauta comme si l’on avait marché sur le plus sensible de ses cors, et, plus furieux que jamais, vociféra en brandissant sa canne :

— Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux !

— Tant pis pour elles, riposta Monsieur le Chef de Gare. À leur âge, j’ les comptais par douzaines.

Puis, penchée sur sa barrière à claire-voie, la vieille suivit d’un œil goguenard le groupe qui descendait l’étroit sentier.

M. Brusy avait pris le bras de son beau-frère, et, sans mot dire, s’efforçait de le calmer en lui donnant de petites claques sur l’épaule, comme s’il tentait d’apaiser un jeune cheval trop fougueux. Joséphine et Marie suivaient à quelques pas, l’air très agitées et chuchotant à qui mieux mieux.

Au bas du sentier, le quatuor frôla un jeune homme coiffé d’un superbe feutre gris et chaussé de bottines jaunes flambant neuves. Il lisait, avec une attention extrême, une affiche, vieille de deux ans, relative à l’échenillage des arbres et des haies, et ne se retourna même pas quand M. Hougnot, par mégarde, le heurta du coude en passant. Plus fort que ça ! Il ne se retourna pas davantage quand Marie, volontairement, cette fois, le pinça de toutes ses forces dans le bras, la petite effrontée ! Les deux beaux-frères, tournant l’angle du viaduc, disparurent aux yeux de la mère Fahette. Et celle-ci, gloussant de joie, vit les deux sœurs se retourner soudain vers le jeune homme au feutre gris, une pantomime animée s’échanger entre les trois personnages, puis l’inconnu envoyer de la main trois grands baisers, tandis que Marie lui en rendait six, et eût sans doute continué, tant elle y allait de bon cœur, si Joséphine ne l’eût entraînée en riant.

— Apprenez, madame, que mes filles n’ont pas d’amoureux ! glapit pour son plaisir personnel la vieille préposée.

Puis elle vit le jeune homme s’en aller tout doucement et disparaître à son tour, après avoir laissé aux jeunes filles le temps de prendre une avance décente. Et la mère Fahette, devenue soudain sérieuse, mélancolique un brin, soupira, en regagnant son wagon-salle d’attente :

— C’est bête, les vieux !… Et c’est beau, la jeunesse !… Dire que j’ai fait tout pareil, dans mon jeune temps !

Car l’amour de l’amour ne s’éteint jamais tout à fait dans un cœur de femme, quelle que soit devenue l’enveloppe qui l’enferme.