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Par un beau Dimanche/02

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Albin Michel (p. 21-44).


CHAPITRE ii


Sans trouver un seul mot à dire, le docteur continuait, faute d’un meilleur moyen, à tapoter de petites claques calmantes l’épaule de son beau-frère. Celui-ci, bougonnant toujours, se laissait traîner, avec de menues velléités d’échapper au bras qui le tenait, comme l’usage veut que l’on fasse après une altercation, même quand il n’existe plus le moindre motif de retourner en arrière vers un ennemi maté, réconcilié ou disparu.

M. Brusy trouva enfin la diversion cherchée.

— Voyez donc, s’écria-t-il, les gentils gorets !

Dans le pré qui bordait la route, une vingtaine de petite cochons, roses et proprets, grognant et reniflant à qui mieux mieux, jouaient, se culbutaient sur l’herbe déjà haute. Et le docteur, dans l’espoir de calmer enfin M. Hougnot, se hâta de conter leur histoire :

— Ces animaux, dit-il, appartiennent à Jean Brisebois, le propriétaire de la grosse ferme que vous voyez là-bas. Il s’est enrichi dans l’élevage de la gent porcine, ayant été le premier, en cette contrée plutôt rebelle aux innovations, à renier le préjugé sacro-saint qui voulait que le compagnon de Saint Antoine vécût dans l’ordure et la fange. Jusqu’alors, tous les cochons de ce pays avaient passé leur vie entière, du jour de la naissance à celui de l’égorgement, dans des bauges infectes, sans air et sans lumière, ne disposant même pas, bien souvent, d’assez de place pour faire trois pas ou se vautrer à l’aise. Jean Brisebois, qui a vu du pays dans sa jeunesse, adopta un système plus logique et plus sain. Ses gorets vont au pré tous les jours, respirent de l’air pur, prennent de l’exercice. Ils sont décrottés, lavés, étrillés avec le plus grand soin, s’en portent mieux, donnent de meilleure viande, et rapportent beaucoup d’argent à leur propriétaire. Je dois ajouter que celui-ci, si féru de propreté quand il s’agit de ses cochons, n’a jamais pris un bain de sa vie.

— Ce n’est pas vrai ! s’exclama M. Hougnot, qui en prenait un tous les mois environ.

— C’est la stricte vérité, déclara le docteur. J’ose affirmer, du reste, que l’immense majorité des paysans se trouve dans le même cas. Tenez : il y a une seule baignoire dans ce village ; c’est la mienne. Parfois, par hasard ou sous quelque prétexte, un paysan entre dans ma salle de bains. Il regarde longuement la baignoire en hochant la tête, puis, s’il est hardi, ose me demander : « C’est vrai, que vous allez là-dedans ? — Mais oui, mon brave. — Tout nu ? — Tout nu. » Il ricane bêtement, retrouve à grand’peine son sérieux, et s’en va en hochant de nouveau la tête. Mais je ne crois pas qu’un seul, malgré tous mes conseils, ait jamais cru un instant qu’il fourrait tirer profit de mon exemple. Ils se lavent parfois le visage et les mains, et ont une vague notion de la propreté apparente. Le dimanche, les filles se parent de collerettes empesées, les gars de faux-cols en celluloïd. Mais nulle part, dans tant de chambres où me conduisit ma profession, je ne pus jamais découvrir la moindre brosse à dents. Pour en revenir à Jean Brisebois, il est très savant dans l’art de sélectionner la race porcine, de croiser les espèces, de choisir les reproducteurs les plus sains et les plus vigoureux. Mais, le mois dernier, il a marié sa fille à un ivrogne invétéré, fils et petit-fils d’alcooliques, déséquilibré notoire, et dont la postérité est appelée à souffrir mille maux, si le malheur veut qu’il ait des enfants.

— Les jeunes gens s’aimaient peut-être ! soupira la grande Joséphine d’un air langoureux.

— Il est possible que le mari aime sa femme, dit le docteur, car il le lui prouve tous les jours en la battant comme plâtre. Mais le mariage n’eut d’autre motif que l’argent, ou plutôt la terre, l’argument qui les prime tous chez les paysans. Deux domaines se touchaient et le mariage les fondait en un seul. Peu importe, dès lors, que les futurs possesseurs de ce bel héritage n’en puissent jouir que dans un fauteuil à roulettes ou dans un cabanon d’aliénés.

— L’argent est l’argent ! déclara M. Hougnot d’un ton pénétré de respect.

Le docteur ne chercha pas à relever ce qu’il trouvait de dangereux dans cette affirmation si incontestable en apparence. Trop heureux de voir que son beau-frère semblait avoir oublié l’aventure des tickets, il déclara qu’il était temps de se remettre en chemin. Par une route étroite et montante, dont les assises de rocher perçaient cà et là le sol mal aplani, les deux hommes reprirent leur marche, suivis à quelques pas par les deux jeunes filles, plus chuchotantes et plus affairées que jamais.

Joséphine était longue, mince et mûre. Une toilette blanche et noire, quelque peu démodée, trop simple par ici, trop recherchée par là ; des biioux de grand’mère mêlés à des colifichets de fillette ; des attitudes trop dignes et trop réservées, auxquelles succédaient, soudain, des zézayements de bébé et des gambades, un peu lourdes, de chevrette en liberté ; enfin, un redoutable bagage de citations soi-disant poétiques, de phrases toutes faites depuis longtemps périmées, tout clamait en elle, aussi clairement que si elle l’eût écrit sur une pancarte pendue à son cou maigre et tendineux :

— Je suis bien jeune encore, et j’ai dit adieu à la jeunesse ! J’ai dans le cœur des trésors d’affection, et j’ai dit adieu à l’amour !… Ah ! si je voulais !… Mais je ne veux pas, je ne veux pas !… C’est moi, moi seule qui ne veux pas !

Marie, plus logique avec elle-même, sacrifiait à tous les illogismes de la mode la plus récente, dans la mesure où ils pouvaient mettre ses qualités en évidence et pallier ses menus défauts. Elle songeait à plaire, simplement, à plaire à tous et toujours, et y réussissait sans peine, grâce à la fraîcheur triomphante de ses dix-neuf ans, à son gracieux petit corps alerte et souple, à son joli visage un peu pâle, illuminé par deux grands yeux noirs où luisaient la fièvre et le désir de vivre et d’aimer.

Fouillant le talus du bout de leurs ombrelles, et déplorant à voix trop haute de ne pas y trouver la moindre violette, les deux sœurs musaient de leur mieux, laissant peu à peu s’augmenter la distance qui les séparait de leur père. Parfois, en regardant à la dérobée par-dessus leur épaule, elles voyaient un superbe feutre gris pointer au tournant du chemin, puis disparaître vivement derrière l’arbre ou le buisson le plus proche. Marie souriait alors d’un air radieux. Joséphine poussait un gros soupir, puis souriait aussi, mais d’un seul côté de la figure, et prenait un petit air détaché qui semblait dire :

— Si je voulais, ils seraient deux… Mais je ne veux pas ! C’est moi seule qui ne veux pas.

À l’avant-garde, M. Hougnot disait à son beau-frère, en s’engageant derrière lui dans un étroit sentier en pente raide :

— Mon cher Pascal, je vous apporte les trois cent soixante-quinze francs de votre trimestre. Ils sont là, dans mon portefeuille, et je vous les remettrai, sitôt arrivé chez vous, contre un reçu en bonne et due forme. J’espère que, contre votre habitude, vous ferez bon usage de cette somme.

Il avait, en parlant ainsi, un petit ton si évidemment protecteur, que M. Brusy dut faire un effort mental pour se rappeler que son beau-frère ne lui faisait pas cadeau de cet argent, et qu’il s’agissait bien de sa part dans le loyer d’une maison qu’il avait héritée de ses parents, de part à demi avec sa défunte sœur Françoise, mère de Marie et seconde épouse de Walthère Hougnot. Cependant, l’autre continuait :

— Si vous n’étiez pas le plus timoré des hommes, mon cher Pascal, si vous aviez un peu plus de confiance en mes facultés commerciales, ce n’est pas trois cent soixante-quinze francs, mais deux ou trois mille francs que je vous remettrais chaque trimestre.

M. Brusy ouvrit la bouche pour répondre ; mais, avant d’avoir soufflé mot, baissa la tête et rougit comme un coupable. Car il avait failli parler, le malheureux, des cinq mille francs autrefois prêtés par lui à son beau-frère, pour lancer une entreprise splendide, de tout repos, et dont il n’avait jamais revu un centime. Or, chaque fois que l’on osait risquer une allusion quelconque à ce qu’il nommait les incidents fâcheux de sa carrière commerciale, M. Hougnot devenait soudain d’une humeur de dogue, et rendait la vie impossible à ses filles pendant le reste de la journée. C’est pourquoi le docteur rougissait d’avoir voulu risquer un propos qui ne lui eût pas rendu son argent, tout en valant des avanies certaines à ses deux nièces.

— Je vous l’ai dit vingt fois, continua M. Hougnot, et je ne me lasserai pas de vous le redire : Nous sommes absurdes en gardant cette bicoque, qui produit à peine du six pour cent, alors qu’en acceptant les cinquante mille francs qu’on nous offre, et en les faisant fructifier de la manière que je vous ai exposée, c’est deux ou trois cents pour cent que le capital rapporterait. J’enrage quand je pense que cette maison appartient par moitié à ma fille cadette, que je tiens là un moyen certain de l’enrichir, et que votre stupide obstination a le pouvoir de m’en empêcher.

Mâchonnant un brin d’herbe et courbant la tête sous la bourrasque, le docteur revoyait, par la pensée, la merveilleuse rapidité que M. Hougnot avait mise à dissiper son patrimoine personnel, les dots de sa première et de sa seconde femme, et, d’une manière générale et absolue, tout l’argent qui lui était passé par les mains, à quelque titre que ce fût. Mais il se gardait d’en souffler mot, parce qu’il préférait le repos de ses nièces au stérile plaisir d’affirmer des vérités désagréables.

— Pour l’affaire que je médite, reprit M. Hougnot, l’heure est plus propice qu’elle ne le fut jamais. C’est pourquoi je vous demande une fois encore : Mon cher Pascal, voulez-vous, oui ou non, décupler votre fortune et celle de votre nièce Marie ? Voulez-vous vendre la maison ?

Placé en travers du sentier, les bras croisés, la canne sous l’aisselle, il était si arrogant, si sûr de lui, que le docteur eut honte de ne pas donner satisfaction immédiate à cet homme. Pour ne pas affronter son regard, il se pencha vers le sol et cueillit une fleurette qu’il effeuilla d’une main machinale.

— Est-ce pour me donner une réponse, que vous avez besoin d’effeuiller la marguerite ? demanda l’autre d’un ton sévère.

— Ce n’est pas une marguerite, c’est un pissenlit, osa faire remarquer le docteur en tendant la petite fleur jaune.

M. Hougnot la lui arracha des mains et la jeta sur le sol.

— Est-ce oui ou non ? demanda-t-il. Consentez-vous à vendre la maison ?

Monsieur Brusy chercha des yeux une autre fleur, puis n’en trouvant aucune, se décida à répondre, d’une voix très basse :

— Heu… Quand Marie sera majeure, nous verrons.

— Quand Marie sera majeure ! clama l’irascible beau-frère… Dans un an et demi !… Croyez-vous qu’une affaire aussi belle puisse attendre ?… Croyez-vous, ignorant ! qu’on lance les affaires comme et quand on veut ?… L’occasion est là, il faut la saisir ; sinon, je ne réponds de rien. Songez-y bien, Pascal, si vous refusez cette fois encore, vous ratez le bonheur de votre nièce et le vôtre !

Le docteur aurait eu beaucoup de choses à répondre sur sa conception personnelle du bonheur. Mais, se sachant démuni de toute chance de succès dans les discussions orales, il n’aspirait pour le moment qu’à détourner cette dangereuse conversation. Soudain, se frappant le crâne, il s’écria avec un air de satisfaction peu explicable :

— Je suis un imbécile !

— Je me tue à vous le dire, opina l’autre. Vous en convenez enfin ? Ce n’est pas malheureux… Alors, quand vendons-nous ?

— Il ne s’agit pas de cela, se hâta de dire M. Brusy. Tout en causant, je vous ai fait prendre ce sentier de traverse, croyant que Joséphine et Marie nous suivaient. Je ne les vois plus ; elles nous cherchent sans doute sur le grand chemin. Courons à leur rencontre.

— Vous n’en faites jamais d’autres ! bougonna le beau-frère. Il est loin d’ici, votre grand chemin ?

— Cinq minutes à peine.

— Rien que ça !… Et vous croyez que je vais descendre et remonter cet affreux sentier pour réparer vos bêtises ? Arrangez-vous, mon cher : vous avez égaré mes filles, retrouvez-les.

— Entendu ! J’y cours et vous les ramène sans tarder, répondit le docteur avec un remarquable empressement.

Et, sans perdre une seconde, il dévala le sentier au petit trot, l’air de plus en plus enchanté d’avoir égaré ses deux nièces.

Resté seul, M. Hougnot, pour ne pas en perdre l’habitude, stigmatisa, par quelques injures bien senties, l’imbécillité des hommes en général, et celle de son beau-frère en particulier. Ce devoir accompli, il étala son mouchoir sur un quartier de roche, s’assit, alluma un cigare et se mit à faire des ronds de fumée, genre de travail où il était passé maître, et le seul, à vrai dire, pour lequel il eût jamais montré quelque aptitude et une réelle inclination.

Il suivait de l’œil, avec la satisfaction d’un artiste ravi de son œuvre, une couronne particulièrement bien venue, quand un long beuglement le fit tressaillir et se lever soudain… Une grosse vache rousse parut au haut du sentier, dont ses flancs rebondis obstruèrent toute la largeur, et descendit à pas lents vers M. Hougnot, qui éprouva aussitôt un vif remords de ne pas avoir accompagné le docteur à la recherche de ses filles. Car il se montrait d’une bravoure impétueuse et agressive, brandissait une canne menaçante et parlait volontiers de tout démolir, chaque fois qu’il avait affaire à une faible femme ou à un interlocuteur d’allure pacifique. Mais il filait comme un lièvre, sans vergogne, à la moindre apparence de danger réel ou imaginaire, et éprouvait en particulier pour tout animal grand ou petit, ayant bec ou ongle, dard ou corne, un respect dont l’intensité se traduisait d’ordinaire par des coliques immédiates.

Il allait donc filer, sans même prendre le temps de ramasser son mouchoir, quand un second beuglement retentit au-dessous de lui, et une grosse vache noire, sortant du pré voisin par une barrière entr’ouverte, obstrua de ses flancs rebondis toute la largeur du sentier, et se mit à grimper à pas lents vers M. Hougnot.

Nul gardien ne semblait accompagner les deux bêtes. Rien ne répondit au cri inarticulé que le beau-frère du docteur parvint à extraire de sa gorge, en essayant d’appeler au secours. Rien que le bref pépiement d’un petit oiseau qui vint se percher sur la haie, un tout petit oiseau aux yeux noirs et luisants, qui semblait survenu tout exprès pour voir comment le monsieur se tirerait de là.

Prêt à se laisser tomber sur le sol, en demandant grâce, M. Hougnot réunit, par un suprême effort, les restes épars de sa volonté défaillante, et étudia d’un rapide coup d’œil la topographie du champ de bataille.

Derrière lui, une haie épineuse et touffue, haute et rectiligne, sans la moindre solution de continuité. À gauche et à droite, l’étroit sentier barré dans toute sa largeur par les deux énormes bêtes aux cornes effilées. En face, une autre haie non moins haute, non moins touffue, mais plantée suivant une courbe en retrait qui ménageait, entre elle et le sentier, sur un parcours de quelques mètres, une bande de gazon au milieu de laquelle croissait un maigre sapin.

Là était l’unique salut, le suprême refuge ! En un seul bond, M. Hougnot fut au pied de l’arbre, enlaça des bras et des jambes son tronc rugueux et poissé de résine, puis, rappelant à lui les forces et les souvenirs de sa lointaine enfance, commença à se hisser vers la cime. Déshabitué depuis longtemps de toute gymnastique, voire de tout travail, paralysé par la peur et rendu maladroit par sa trop grande hâte, il glissait, accrochait son pied droit à son pied gauche, qu’il prenait pour un obstacle étranger, se cramponnait à des branches mortes qui lui craquaient dans la main, et ne gagnait cinquante centimètres que pour en reperdre aussitôt quarante. Il montait pourtant, peu à peu, déjà tout en nage, les yeux désorbités, les paumes écorchées. Mais il montait, c’était l’essentiel. Sa main s’étendait déjà vers une grosse branche toute proche, bien saine, bien solide, quand un renâclement profond retentit au-dessous de lui. Puis il sentit, avec une horreur inexprimable, une pression élastique, souple et forte, vivante, enfin, passer à plusieurs reprises sur la plante de son pied droit, puis de son pied gauche. La vache noire, parvenue au pied de l’arbre, léchait humblement la semelle de ses bottes.

À ce contact, doux pourtant comme une caresse, des images effroyables, souvenirs de tant de faits divers savourés autrefois, dans la tranquille somnolence du coin du feu, envahirent le cerveau de M. Hougnot : il vit les picadors gisant, éventrés, sur le sable des arènes espagnoles, il vit des toucheurs de bœufs piétinés, réduits à l’état de bouillie sanglante par leur bétail affolé ; il vit des trains arrêtés et rebroussant chemin dans la pampa américaine, devant la ruée toute-puissante des troupeaux de buffles ; il vit, aussi nettement que si le fait se passait sous ses yeux, Jonas disparaissant comme une pilule dans la gueule de la baleine ! Il vit tout cela, en un dixième de seconde, et un sursaut d’horreur le jeta hors d’atteinte, à califourchon sur la branche tant désirée, sans qu’il ait jamais pu comprendre, plus tard, d’où il tira tant de soudaine vigueur et de présence d’esprit.

Alors, un grand soupir jaillit de sa poitrine ; et, recroquevillant ses petites jambes maigres, enlaçant à pleins bras l’arbre sauveur, il osa regarder au-dessous de lui.

Mornes et placides, les deux vaches haussaient vers ses pieds leur mufle baveux, leurs gros yeux stupides, tout absorbées sans doute par le souvenir confus des poignées de sucre ou de sel reçues jadis en des rencontres à peu près semblables. Ne voyant rien venir, la noire beugla longuement, d’un ton de reproche qui parut à M. Hougnot chargé de terribles menaces. Puis les deux bêtes se mirent à brouter au pied de l’arbre, avec des clappements de lèvres et des bruits de molaires qui évoquaient, pour le tremblant personnage perché là-haut, les bâfrées sanglantes d’un repas de cannibales.

Reprenant malaisément haleine, et la face trempée de sueur, M. Hougnot eut un mouvement de regret, qui faillit le flanquer par terre, vers le beau mouchoir blanc, brodé de ses initiales entrelacées, étalé sur le quartier de roche où il se trouvait si bien assis, tout à l’heure encore. Faute de mieux, il s’épongea le visage sur sa manche, où il eut ainsi l’occasion de constater la présence d’un large accroc, de deux petites chenilles et d’une demi-douzaine de fourmis. Et il songea, non sans mélancolie, aux parties de son pantalon qu’il ne pouvait inspecter pour l’instant.

Toutefois, se sentant en sûreté, il retrouva quelque assurance et se mit à crier, avec une politesse peu habituelle chez lui, sauf en cas de nécessité :

— Monsieur le vacher !… Monsieur le vacher !… Êtes-vous là, s’il vous plaît ?

Seul, le petit oiseau, toujours perché sur sa haie, répondit, en agitant les ailes et en faisant tourner son œil rond : « Cui, cui, cui ! »

— Monsieur le vacher !… Mademoiselle la vachère !… Venez reprendre vos bêtes, s’il vous plaît !

— Cui, cui, cui ! répondit le petit oiseau.

— Veuillez avoir l’obligeance de rappeler vos bêtes, je vous en prie, monsieur le vacher !

Ecœuré sans doute par tant de platitude, le petit oiseau s’envola, et plus rien ne répondit aux cris du pauvre prisonnier.

Cependant, les deux vaches paissaient toujours. Mais la rousse, soudain, manifesta une agitation singulière. M. Hougnot, repris de peur, se demandait déjà si elle n’allait pas se dresser à l’assaut de son arbre ou essayer de le déraciner à coups de cornes. Il se rassura un peu en découvrant que la stupide bête ne s’occupait guère de lui, mais beaucoup trop de son haut-de-forme, qu’il avait laissé tomber, pour fuir, en même temps que sa belle canne à crosse d’argent. Ayant posé un pied dans le couvre-chef qui gisait sur le sol, la coiffe en l’air, la rousse traînait derrière elle cette étrange chaussure, sans parvenir à s’en débarrasser, et manifestait son inquiétude par des meuglements plaintifs, des coups de queue alternés le long de ses flancs et des piétinements de petite maîtresse nerveuse et agacée. Elle piétina si bien que son sabot finit par perforer le fond du chapeau pour reprendre contact avec le sol familier. Et la vache rousse, ayant retrouvé la sûreté habituelle de sa marche, se remit à brouter en paix, sans s’inquiéter le moins du monde du singulier bracelet dont elle était parée.

Quelques minutes passèrent, qui semblèrent des heures au pauvre M. Hougnot, fort mal installé sur son perchoir. Enfin, des voix humaines chantèrent au loin, plus ravissantes à son oreille que le murmure d’une source pour l’Arabe égaré dans le désert. Et le docteur, Joséphine et Marie surgirent au bas du sentier.

— Tiens, il n’est plus là ! constata M. Brusy.

— Mais voilà sa canne ! répliqua Joséphine.

— Son chapeau, son mouchoir ! s’exclama Marie.

— Il est mort !… Au secours !… Secourez mon père, il est mort ! gémit la grande Joséphine, qui avait lu beaucoup plus de romans-feuilletons que de traités de logique.

— Vous êtes trois idiots ! répondit une voix criarde qui semblait tomber du ciel.

Et, levant le nez, ils aperçurent M. Hougnot perché dans son arbre.

— Que fais-tu là ? demanda Joséphine.

— Singulière idée ! remarqua Marie.

— Les primates de qui nous descendons tous, opina le docteur, ont vécu sur les arbres pendant de nombreux siècles. Il n’est pas impossible qu’une lointaine et mystérieuse poussée d’atavisme…

— Primate toi-même ! grogna M. Hougnot… Vous ne voyez donc pas que j’ai été poursuivi, assailli par ces féroces animaux, qui ont foncé sur moi pour m’éventrer ?

— Pour vous éventrer ? dit le docteur… Mais ce sont les bêtes les plus douces du village !

Puis, après un regard jeté autour de lui, il héla :

— Torine !… Torine !… Viens ici tout de suite, ou je le dirai à ton père !

— Me v’là… Me vlà ! glapit aussitôt une voix aiguë.

Des branches s’écartèrent au pied de la haie et, par un trou où l’on n’eût pas cru que pût passer un lapin de garenne, une fillette de cinq à six ans jaillit soudain, glissant sur le ventre comme une couleuvre, sans même lâcher la tartine de confiture qu’elle semblait croire destinée à colorier ses joues beaucoup plus qu’à sustenter son estomac. Elle regarda effrontément le docteur et les deux jeunes filles, mais ne sembla pas soupçonner la présence de Hougnot.

— Pourquoi laisses-tu tes bêtes sortir du pré ? demanda M. Brusy.

— Elles sont pas méchantes, bredouilla la gamine en étalant un peu de confiture sur sa joue droite.

— Je l’ai priée de les rappeler ! cria M. Hougnot du haut de son arbre. Je le lui ai demandé dix fois, vingt fois ! Et elle n’a pas daigné me répondre ! C’est une petite insolente, une petite criminelle !

Torine ne sourcilla pas, ne parut pas entendre et transféra tranquillement sa tartine sur sa joue gauche.

— Pourquoi ne rappelais-tu pas tes bêtes ? interrogea le docteur.

— J’avais pas entendu le monsieur, affirma la petite, derrière la tartine dont elle se frottait maintenant le nez.

— Elle m’a entendu ! Elle était là, derrière la haie ! hurla M. Hougnot. Elle y était, j’en suis sûr, et elle n’a pas voulu me délivrer, me porter secours !… À cause d’elle, j’ai failli y laisser ma peau !… Je ferai un procès à son père !… Je la ferai enfermer dans une maison de correction !… J’ai de puissantes relations, mademoiselle !

L’enfant eut un rire sournois, puis se gratta l’oreille avec sa tartine, mais s’obstina à ne pas soupçonner la présence d’un monsieur perché dans un arbre.

— Rentre tes bêtes dans le pré, ordonna le docteur.

Docile, la petite mit sous son bras le reste gluant de sa tartine, empoigna d’une main la queue de la vache rousse, de l’autre celle de la vache noire, puis donna une secousse à ces rênes singulières. Placidement, les deux bêtes se mirent en marche, côte à côte, et rentrèrent dans le pré en remorquant leur minuscule gardienne, qui se laissait traîner à croupetons.

— Eh bien, vous ne descendez pas ? demanda M. Brusy à son beau-frère.

— Vous croyez que les vaches n’ont garde de revenir ?

— Mais non !… Mais non !

— Oui, vous dites ça… J’aimerais tout de même mieux que vous fermiez la barrière. Cette satanée gamine l’a encore laissée ouverte.

Le docteur alla fermer la barrière et M. Hougnot, enfin rassuré, descendit avec une sage lenteur, en poussant de petits cris d’effroi, pour se laisser enfin tomber dans les deux paires de bras que Joséphine et Marie tendaient vers lui. Puis les jeunes filles, soutenant leur père avec autant de sollicitude que s’il avait reçu quelque grave blessure, le conduisirent au quartier de roche, sur lequel il s’assit en déclarant d’un ton farouche :

— On ne devrait pas permettre aux paysans d’avoir des vaches ! C’est un véritable danger public, une menace constante pour les paisibles promeneurs !

— À mon avis, opina le docteur, il est beaucoup moins dangereux de rencontrer une vache que de rencontrer un homme. Une statistique comparative des accidents causés par ces animaux et des attentats, des batailles, des meurtres dus à l’humanité, démontrerait sans aucun doute…

— Il voit dans quel état je suis, interrompit Hougnot, et il ose dire que les vaches ne sont pas des animaux dangereux !… Joséphine, donnez-moi votre flacon de sels… Marie, essuyez-moi le front… Mais dépêchez-vous donc, nom d’un chien !

Les deux sœurs s’empressèrent autour de leur père. Celui-ci, immobile comme une idole, se laissait soigner en homme qui en a l’habitude. Soudain, il s’écria :

— Et mon chapeau ?… Voilà que je n’ai plus de chapeau, maintenant !… Par un tel soleil, il y a de quoi en mourir !… Pascal, c’est vous qui m’avez fait prendre ce sentier, c’est à cause de votre étourderie que j’ai dû rester seul, que je suis tombé dans le guet-apens de cette infernale gamine… En toute justice, vous devez me céder votre chapeau… Marie, passez-moi le chapeau de votre oncle !

Sans mot dire, le docteur enleva son panama et le tendit à Marie, qui en couvrit pieusement le crâne d’oiseau déplumé de monsieur son père, dont le visage disparut aussitôt jusqu’au menton.

— Vous le faites exprès ! glapit la bouche invisible de M. Hougnot. Est-il possible d’avoir une tête pareille ?… Vous êtes donc hydrocéphale ?… Quand on a de pareilles infirmités, on avertit les gens, que diable !

Pourtant, toutes réflexions faites, il ne rendit pas le chapeau, mais ordonna à Joséphine d’y insérer des bandes de papier pour le mettre à sa mesure.

M. Brusy, depuis qu’on lui avait pris son couvre-chef, ne soufflait mot, piétinait sur place, et, les mains cachées derrière le dos, exécutait sur ses paumes des exercices de vélocité pianistique. Comne son beau-frère continuait à se faire soigner, épousseter, essuyer les mains, etc., par ses deux filles obéissantes et empressées, le docteur se détourna en marmottant d’inintelligibles paroles, fit quelques pas vers le haut du sentier, feignit de s’intéresser aux travaux d’une araignée embusquée entre deux branches, alla, un peu plus loin, examiner on ne sait quoi sur le talus et, peu à peu, de l’air le plus innocent du monde, ne tarda pas à disparaître au détour de la haie.

Deux minutes plus tard, il était seul, bien seul, à cent mètres au moins des trois autres. Et, beau d’indignation, il accablait de véhémentes apostrophes un jeune bouleau planté au bord du chemin.

— Vous mentez, monsieur ! disait-il en menaçant du doigt l’arbre innocent. Vous mentez : je ne suis pas infirme, je ne suis pas hydrocéphale ! C’est vous, monsieur, qui avez un crâne d’une exiguïté ridicule et d’une asymétrie scandaleuse, un crâne d’anthropoïde, un crâne de singe plutôt que d’homme !… Oui, monsieur !… Et vous osez m’insulter parce que j’ai une tête de dimensions normales, moi qui fis jadis de la crâniologie avec le maître Broca, moi qui pourrais décrire, en termes irréfutables, tout ce qui différencie votre sale caboche d’un crâne bien constitué, tout ce qui la fait ressembler à une casserole, oui, monsieur ! à une vulgaire casserole, plutôt qu’à la tête d’un homme normal et sensé !… Car je n’ai nul besoin de vous connaître comme je vous connais, moi, monsieur, pour savoir ce que vous valez !… Il me suffit de voir votre os coronal mal fichu, vos temporaux ratés, vos pariétaux ridicules, pour discerner en vous les indices formels de la dégénérescence, du retour accidentel vers le type de la brute primitive !… Oui, monsieur !… Avec une boîte crânienne comme la vôtre, on ne peut avoir qu’une âme de Caraïbe, de Hottentot !… On peut présenter les apparences superficielles de la civilisation, mais on n’en reste pas moins, foncièrement, le sauvage imbécile, la brute égoïste qui abat l’arbre pour avoir le fruit, dévaste pour son plaisir d’aujourd’hui le champ qui le nourrirait demain, et se chauffe le ventre au soleil en regardant sa femme et ses petits qui travaillent comme des bêtes de somme… Avez-vous jamais agi autrement, monsieur le Hottentot ?… N’avez-vous pas bêtement dilapidé, par vos mœurs de macaque paresseux, paillard et gourmand, le patrimoine que vous légua votre pauvre père, la dot de votre première femme et l’héritage de sa fille Joséphine ?… N’avez-vous pas fait de même avec la dot de ma pauvre sœur Françoise, votre seconde femme, quand vous lançâtes cet argent dans d’absurdes entreprises qui vous jetèrent en pleine faillite en moins de trois ans ?… Apprenez que c’était inévitable, monsieur !… Un Caraïbe, un Hottentot, ne peut se hausser jusqu’au rôle de commerçant moderne parce qu’il manque, en sa cervelle obtuse, des éléments que peuvent seuls développer plusieurs siècles d’ancestralité civilisée. Or, ces éléments, chez vous, sont atrophiés ou en pleine régression… Oui, monsieur !… Vous deviez donc faire faillite, par incapacité fondamentale, et vous n’y avez fichtre pas manqué !… Là-dessus, toujours fidèle à la mentalité du sauvage, vous avez cyniquement vécu du travail de votre femme et de vos deux filles, à qui je dus payer un magasin de couture pour vous permettre à tous de subsister… Maintenant que ma pauvre Françoise est morte, tuée par le chagrin et les désillusions, ce sont vos filles qui vous nourrissent… Oui, monsieur !… Et vous n’avez, malgré tout, qu’un rêve, qu’un désir, toujours celui du Hottentot, du Caraïbe, abattre l’arbre pour manger le fruit qui reste : faire vendre la maison qu’ont laissée mes pauvres parents et dont votre fille Marie est aujourd’hui propriétaire par moitié… Mais on ne la vendra pas, monsieur !… On ne la vendra pas !… Je ne veux pas qu’on la vende !… Je vous affirme qu’on ne la vendra pas !

Et le brave docteur, emporté par sa véhémente indignation, se mit à secouer à pleines mains l’innocent et impassible bouleau, en lui bégayant les seules injures dont il fût capable, ayant pratiqué les traités d’anthropologie beaucoup plus que le catéchisme poissard :

— Hottentot !… Caraïbe !… Boschiman !… Patagon !… Fuégien !… Botocudos !… Homme de Cro-Magnon !… Pithécanthrope !… Anthropoïde à tibia platycnémique !…

Et autres aménités de caractère hautement scientifique.

Mais, entendant un bruit de voix lointaines, M. Brusy lâcha vivement son adversaire le bouleau, prit une attitude calme et paisible, puis, voyant pointer au loin le nez chafouin de son beau-frère, marcha vers celui-ci en demandant du ton le plus cordial :

— Comment allez-vous, mon cher Walthère ? Vous êtes tout à fait remis ?

Car il savait, hélas ! que le sage, s’il veut jouir de quelque paix, doit se résigner à l’hypocrisie chaque fois que les malencontreux hasards de notre vie imparfaite le mettent en contact avec de moins sages que lui.

M. Hougnot daigna répondre que ça allait mieux, et se plaignit seulement de ce que son imbécile de beau-frère n’eût pas songé, en vue de tels accidents, à apporter une petite goutte de n’importe quoi, ce qui l’eût tout à fait réconforté.

Puis le quatuor reprit sa marche, au long de l’étroit sentier. Hougnot allait devant, pesant de tout son poids au bras de la pauvre Joséphine, et geignant encore de temps à autre, pour se faire cajoler. Bien abrité du soleil par le panama du docteur, il se retournait parfois pour rire de celui-ci, fort burlesquement coiffé, faute de mieux, de son mouchoir noué aux quatre coins. Indifférent à ces sarcasmes, M. Brusy marchait doucement, aux côtés de Marie, en la tirant par sa robe pour lui faire comprendre qu’elle eût à ralentir le pas. Sitôt que son beau-frère fut assez loin pour ne pouvoir l’entendre, le docteur demanda, en s’efforçant de prendre un ton féroce :

— Maintenant, mademoiselle, reprenons l’entretien que cette saugrenue aventure a interrompu : quel est ce jeune homme en compagnie duquel je vous ai surprise, et avec qui votre sœur Joséphine vous laissait causer seule à seul ?

Marie ne parut ni effrayée ni confuse, et répondit d’un ton fort calme :

— C’est mon amoureux, mon oncle.

Oubliant déjà son rôle de sévère Mentor, le docteur laissa échapper un petit gloussement de joie.

— Ton amoureux ! dit-il… Belle nouvelle, vraiment !… J’en ai eu comme une vague idée en voyant qu’il te tenait par la taille et t’embrassait dans le cou… Je ne te demande pas ça… Je te demande comment il se nomme, s’il a une famille honorable, des moyens d’existence…

— François Deltour, vingt-trois ans, employé de commerce, fils de négociants honnêtes, mais sans fortune. Si je ne l’épouse pas, j’en mourrai ! déclama Marie d’une seule traite.

— Ton père ne se doute de rien, bien entendu ?

— Dame, je ne suis pas pressée de le mettre au courant. Il a fait rater trois mariages à cette pauvre Joséphine, qui en sèche sur pied, et je me doute bien qu’il ne sautera pas au cou de François si je le lui présente comme ça, tout de go.

— Alors, que comptes-tu faire ?

— Je ne sais pas, mon oncle… Nous attendons… Vous n’auriez pas une bonne idée à nous suggérer, par hasard ?

Le docteur réfléchit un instant, puis, en homme toujours pratique, reprit les choses d’un peu loin.

— Chez les peuplades primitives de l’Afrique, dit-il, le fiancé achète sa femme aux parents de celle-ci en leur offrant un tribut en nature : des défenses d’éléphant, une couple de vaches…

— Assez, mon oncle ! interrompit Marie… Nous ne sommes pas en Afrique et vous venez de voir que papa n’aime pas les vaches… Si vous ne trouvez rien de mieux pour m’aider…

— T’aider !… T’aider !… Tu pourrais d’abord me demander si je veux bien !… Tu oublies que mon devoir est de te gronder, de te défendre de revoir ce jeune homme !… Tu oublies que je dois tenir compte de l’autorité paternelle, qui s’est beaucoup affaiblie de nos jours, mais qui, jadis, au temps des Romains…

Mais il s’interrompit, constatant que Marie se souciait fort peu des Romains, tout occupée à envoyer derrière elle de petits signes de tête affectueux, accompagnés de son sourire le plus charmant.

M. Brusy tourna la tête et vit un superbe chapeau gris qui pointait entre deux buissons. Sans la moindre énergie, le sévère Mentor esquissa de la main, à hauteur de sa hanche, le geste assez peu autoritaire par lequel on congédie d’habitude les gamins qui vous suivent en mendiant un petit sou. Mais le chapeau gris ne bougea pas, soit que son propriétaire ne comprît point cette mimique, soit qu’il possédât des renseignements positifs sur le caractère du docteur. Celui-ci, du reste, n’insista pas davantage et demanda à Marie, d’un ton un peu inquiet :

— Il va nous suivre comme ça toute la journée ?

— Il a voulu venir, répondit Marie ; qu’il s’arrange ! Du reste, il est déjà bien heureux de me voir parfois de loin, et s’il doit même s’ennuyer un peu, j’aime autant ça que de le laisser s’amuser avec des camarades qui le conduiraient je ne sais où… Alors, c’est convenu, mon oncle, vous êtes avec nous ?

— Je n’ai jamais dit cela ! protesta l’oncle… Encore une fois, vous oubliez, mademoiselle, que mon devoir est de…

Mais, voyant son beau-frère qui se retournait soudain, il fit de nouveau, très énergiquement cette fois, le petit geste à hauteur de sa hanche. Sur quoi le chapeau gris, à l’arrière-garde, plongea aussitôt derrière une haute touffe de genêts.

— Viens donc voir, Marie ! criait Joséphine en agitant son ombrelle… Viens donc voir quel séjour enchanteur, quel cadre merveilleux pour une idylle !

Les promeneurs étaient parvenus au sommet de la montée. À leurs pieds, au fond de la coupe étroite et profonde que formait un cercle de collines boisées, une vieille ferme aux murs gris, aux toits violets, se cachait à demi sous des arbres centenaires dont le feuillage chantait doucement au gré de la brise. Une rivière scintillait au pied des grands bois sombres. Des haies d’aubépine sertissaient, dans leurs contours capricieux, la fraîche émeraude des prés nourris par l’inépuisable humus des terrains d’alluvion. Un troupeau de vaches aux robes bigarrées descendait lentement vers l’abreuvoir, le long du chemin creux. Et un frais ruisseau, tout allumé d’éclairs, se faufilait parmi les prairies, se glissait entre les arbres, se précipitait sous les rustiques passerelles, murmurant, bouillonnant, cascadant, puis, au moment de joindre ses eaux à celles de la rivière, se calmait, soudain élargi, pour refléter dans son tranquille miroir le feuillage argenté de trois vieux saules.

— L’auberge du Neur-Ry, autrement dit du Ruisseau-Noir, où nous allons déjeuner, expliqua le docteur.

— Comme c’est poétique ! déclama prétentieusement la grande Joséphine. Quelle délicieuse oasis !… Quelle aimable Thébaïde !… Comme l’âme, du fond de cette charmante vallée, doit aisément s’élever vers les plus nobles conceptions !… Et quel ravissant sujet pour les pinceaux d’un peintre amoureux de la belle nature !

— On doit se la couler douce, là-dedans, observa plus pratiquement M. Hougnot. Moi, si je ne devais pas rester auprès de mes filles pour veiller sur elles, si je pouvais vivre à ma guise dans cette ferme, je sens que je mourrais centenaire !

— C’est le plus joli sujet de chromo et le meilleur nid à rhumatismes de toute la région, affirma l’oncle Brusy, peu enclin à partager les idées toutes faites en matière d’esthétique et d’hygiène.

Mais les trois autres protestèrent avec tant de véhémence, Joséphine psalmodia une telle litanie de métaphores admiratives et clichées, de qualificatifs louangeurs et périmés, Hougnot traita si rudement son beau-frère d’idiot et d’abruti que le docteur s’en tint là, et garda pour lui seul les résultats de vingt années d’observations minutieuses et précises sur cette vallée. L’opposition étant bien et dûment battue, il fut donc admis comme une vérité définitive et incontestable, glorieuse à soutenir et utile à propager, que l’auberge du Neur-Ry constituait le plus joli site et l’habitation la plus saine « du monde entier ».

— Je n’ai guère voyagé en dehors de l’Europe, osa encore objecter le vieil oncle. Il m’est donc interdit de prendre mes sujets de comparaison dans le monde entier… Il me semble pourtant…

— Vous êtes un crétin ! répondit simplement l’autoritaire Hougnot.

Le docteur se tut de nouveau, et tous quatre s’engagèrent en silence dans l’étroit et rude sentier qui dévalait en zig-zags vers l’auberge.