Par un beau Dimanche/05

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Albin Michel (p. 77-96).


CHAPITRE v


— Vous êtes chez moi. Faites donc en toutes choses comme si vous étiez chez vous, dit l’oncle Brusy en poussant une légère barrière à claire-voie.

La petite maison du docteur était bâtie à mi-côte, au-dessus de la zone où rôdent en automne les brouillards malsains qui montent de la rivière. Les fenêtres de sa façade béaient, toutes grandes ouvertes, orientées vers le bon soleil de midi. Un petit bois de sapins, planté à la crête de la colline, protégeait contre le vent du nord la maisonnette et le vaste jardin qui l’entourait. Seul en un étroit recoin où la vieille servante était parvenue, non sans lutte, à obtenir le droit de repiquer quelques légumes, on ne voyait croître en ce jardin que des rosiers de cent espèces différentes, la grande folie et la grande fierté de M. Brusy. Déjà les variétés hâtives piquaient çà et là, dans la fraîche verdure, l’ivoire pâli d’un bouton entr’ouvert ou la pourpre sanglante d’une corolle épanouie. Déjà le vent léger, accourant du fond de l’enclos, apportait aux visiteurs, comme un charmant souhait de bienvenue, la timide caresse des parfums subtils, presque insaisissables encore. Et le bon docteur, la face épanouie, les narines largement ouvertes, humait l’atmosphère retrouvée de son domaine chéri, avec l’ineffable béatitude d’un vieux chérubin qui balance son encensoir devant le trône céleste du Père Éternel.

— Toujours des fleurs ! Toujours des roses ! Toujours votre absurde marotte ! persifla M. Hougnot. Vous n’êtes pas honteux, à votre âge, d’avoir encore ces goûts niais de petite pensionnaire ? Le docteur réprima une machinale envie de se signer, comme une dévote qui entend blasphémer le nom de la Vierge Marie.

— J’ai vu s’agiter autour de moi bien des passions, dit-il gravement. Je n’en connais pas de plus belle, de plus pure et de plus innocente que celle des fleurs. C’est mon luxe, à moi, et je crois bien que c’est le seul qui n’ait jamais ruiné la fortune ou la santé de personne. Laissez-moi donc cette marotte, si marotte il y a, puisqu’elle m’amuse et ne fait tort ni à mes semblables ni à moi-même.

— Un homme ne doit avoir que des plaisirs virils ! déclara avec énergie M. Hougnot.

— L’alcool ?… Les cartes ?… interrogea doucement le docteur. J’ai souvent cherché, sans le moindre succès, à découvrir ce que ces amusements pouvaient avoir de plus viril que l’horticulture.

— Parce que vous êtes un crétin ! aboya l’autre, qui savait que de tels mots suffisaient à clore victorieusement toute discussion avec son beau-frère, et ne prenait donc plus, depuis belle lurette la peine de chercher de meilleurs arguments.

La discussion fut close, en effet.

Les deux jeunes filles, prenant les devants, étaient entrées tout de go dans la maison, puis dans le cabinet de leur oncle, et s’en donnaient à cœur-joie du plaisir bien humain de fureter et de farfouiller partout chez autrui, de humer l’atmosphère ambiante, de manier les objets familiers, de déchiffrer les paperasses, avec l’espoir secret, inconscient peut-être, de découvrir l’indice d’un défaut, d’une tare ou d’un ridicule.

Soudain, un cri aigu retentit dans le cabinet. Les deux hommes, qui s’attardaient au jardin, se précipitèrent vers la fenêtre ouverte, et virent la grande Joséphine pâmée, évanouie dans les bras de sa sœur. Elle tenait encore en main le coin d’un rideau vert qu’elle venait de faire glisser sur sa tringle, pour découvrir, avec un indicible effroi, le rictus lugubre, le thorax ajouré et les jambes cagneuses d’un squelette complet.

— C’est une farce idiote, une farce monstrueuse ! clama M.  Hougnot, en hachant à coups de canne les branches d’un rosier qui n’en pouvait mais. Vous avez voulu faire peur à mes filles, monsieur ! Vous avez prémédité de leur faire attraper l’épilepsie, la danse de Saint-Guy !

Le docteur, franchissant avec la prestesse d’un jeune homme l’appui de la fenêtre, couchait déjà Joséphine sur un canapé et lui faisait respirer un flacon de sels.

— Je vous assure, dit-il enfin, que je n’ai voulu faire peur à personne… Je ne pouvais me douter que vos filles allaient entrer ici à l’improviste… Et ma profession me donne bien le droit…

— Cette saleté ne se trouvait pas chez vous la dernière fois que nous y sommes venus ! Mes filles ne pouvaient donc savoir qu’il y avait pour elles du danger à pénétrer dans votre repaire !

— Du danger ?

— J’ai dit danger, et je maintiens le mot ! Si ma fille tombe malade, je mets à vos charges les frais qui en résulteront, sans compter les dommages et intérêts auxquels j’aurai droit !

— Je vais mieux, mon père… Ce ne sera rien, soupira languissamment la grande Joséphine.

M.  Hougnot demeura un instant interloqué, un peu dépité peut-être, à cette idée que sa fille ne serait pas gravement malade, n’aurait pas le droit de toucher sans rien faire l’argent d’autrui.

— Heu… C’est possible, dit-il enfin… Nous verrons ça dans quelques jours. En tout cas, si tu n’en fais pas une maladie, ton oncle te doit quand même un dédommagement pour cette farce stupide : une babiole, un colifichet… Un joli chapeau, par exemple…

— Ça fera deux aujourd’hui, pensa mélancoliquement le docteur, encore coiffé de son mouchoir noué aux quatre coins.

Toutefois, il promit le chapeau. Mais, alors qu’on ne lui demandait rien de plus, il eut le tort de vouloir s’excuser, et le second tort, incurable chez lui, de s’imaginer qu’on persuade plus aisément les hommes en se plaçant au point de vue général qu’en se plaçant à leur point de vue personnel.

— La crainte qu’inspire la vue d’un squelette, commença-t-il, est un vestige des antiques superstitions barbares. Pour chasser cette peur absurde, il suffirait, me semble-t-il, de se dire que chacun de nous possède en lui-même un squelette complet…

— Taisez-vous ! crièrent en même temps les trois autres avec des mines écœurées.

— Je ne dis pourtant que la vérité, continua quand même le docteur. Si nous n’avions pas de squelette, chacun de nous ne serait qu’un informe tas de boue, un lamentable animal rampant et visqueux, une des ébauches les moins réussies dans la série des êtres organisés. Sans squelette, pas de force, pas de beauté…

— Il ose trouver ça beau ! clama M.  Hougnot en brandissant sa canne vers l’objet de ses répugnances. D’abord, cacher votre macchabée !… Vous devriez être honteux de montrer vos saletés à des jeunes filles respectables, d’oser leur dire qu’elles ont des horreurs comme ça dans le corps !

Docilement, le docteur alla tirer le rideau vert, mais sans renoncer à la discussion.

— Vos filles ont pourtant un squelette, insista-t-il, et elles seraient fort embarrassées de n’en pas avoir. C’est lui qui soutient les formes dont elles sont si fières ; c’est leur maxillaire qui supporte leurs charmantes petites quenottes ; c’est leur tarse et leur métatarse qui cambrent leur joli petit pied…

— Silence ! hurla M.  Hougnot. Je ne permets à personne de nommer en public le métatarse de mes filles ! C’est offenser à leur dignité, monsieur, à leur dignité et à la mienne, que d’oser parler d’elles en termes aussi dégoûtants ! Assez sur ce sujet, et filons ailleurs ! Des gens bien élevés ne peuvent rester dans une pièce où l’on ose laisser traîner de pareilles ignominies !

Sur quoi, joignant l’exemple à la parole, il transféra les différentes parties de son squelette personnel à dix mètres de là, pour ne plus devoir songer qu’il en avait peut-être un.

Joséphine se trouvant complètement remise, les deux jeunes filles le suivirent en silence, après avoir lancé à leur oncle des regards chargés de la plus formelle réprobation. Et le pauvre docteur, derrière elles, songea avec un peu de tristesse :

— Comment parviendra-t-on jamais à enseigner aux hommes la vérité toute simple, s’ils placent une part de leur bonheur, si minime soit-elle, dans des illusions aussi étranges que celle de n’être pas des vertébrés ?

Dans le fond du jardin se trouvait une vaste tonnelle coiffée de chaume, voilée de rosiers grimpants, et de dimensions à peine supérieures à celles d’un confortable appartement parisien. Des fauteuils en osier s’y alignaient autour de quatre énormes pieux supportant, en guise de table, une immense dalle d’ardoise, épaisse de trois doigts. Des ouvertures ovales, ménagées dans le treillage auquel s’accrochaient les rosiers grimpants, laissaient voir une vallée agreste et sauvage, où les eaux pures de la rivière s’encaissaient entre les lignes tragiques et violentes des sombres forêts, des rochers escarpés. Pas une habitation n’était en vue ; pas un bout de terre cultivée ; rien que la nature primitive aux aspects inviolés.

C’est en ce réduit que de temps à autre, auprès de ses fleurs bien-aimées, devant le paysage vierge et désert, le docteur venait solitairement goûter ses meilleures heures de repos, en oubliant qu’il existât des hommes.

Avant de partir, la vieille servante avait dressé, sur la massive table d’ardoise, les apprêts d’un goûter rustique : des brioches et des tartes à la mode du pays, des fruits, de la crème, des bouteilles de vin blanc trempant dans un seau d’eau fraîche, un filtre à café posé sur son réchaud qui n’attendait que l’allumette.

Après s’être adjugé toutes les friandises auxquelles allaient ses préférences, M.  Hougnot abandonna généreusement le reste aux autres convives. Il donna de minutieuses et interminables explications sur la seule façon possible de préparer le café, — entendez la seule façon qui lui plût, — puis, tout en sucrant son assiettée de fraises avec une écœurante exagération, il déclara, tendant une moue de dégoût vers l’âpre beauté de la vallée :

— Vous devez rudement vous ennuyer ici, mon pauvre Pascal. C’est sinistre, le désert qu’on voit là-bas.

— Il est de fait, concéda le docteur, qu’avec quelques lignes de tramways, un kiosque à journaux et une douzaine de cabarets, cette vallée prendrait tout de suite une allure plus guillerette. Mais, quoi que vous en puissiez croire, je me passe sans la moindre peine de ces embellissements, et ne m’ennuie jamais quand je me trouve seul ici.

— Ça ne prouve pas en votre faveur, déclara sévèrement l’autre. Il n’y a d’homme véritable que l’homme d’action. Et l’homme d’action a besoin de vie, de bruit, de mouvement autour de lui. Moi, je suis un homme d’action, je m’en flatte et m’en vante ! J’ai toujours agi, j’agirai jusqu’à mon dernier jour, il me serait impossible de vivre sans agir.

Il avait beaucoup agi, en effet, et oubliait seulement de dire que chacun de ses actes avait été néfaste à lui-même où à son prochain.

— Vous dites vrai : je ne suis pas un homme d’action, avoua le docteur, puisque toute lutte me contrarie et me répugne. Or, pour tout ce qui vit, pour tout ce qui existe, les hommes y compris, il n’y a pas d’action sans lutte. La vie entière de chaque individu n’est qu’une lutte constante contre la nature hostile. Ses semblables ne sont pas ses moindres ennemis, mais les plus acharnés peut-être. Et, par une loi bien naturelle en somme, il se heurte à eux d’autant plus souvent qu’ils sont plus proches de lui, proches de sa chair et de son âme…

— Jamais un de mes proches n’eut l’audace de se heurter à moi ! objecta fièrement M.  Hougnot, dont la vie s’était passée, en effet, à piler tous ses proches dans le mortier de ses appétits personnels, sans qu’il eût jamais admis la moindre réciprocité.

— Soyez certain que tout le monde ne peut en dire autant, répondit le docteur. J’ai toujours vu, même dans les familles les plus tendrement unies, la lutte constituer la règle bien plus que l’exception. Au cours de la plus belle lune de miel, le mari et la femme luttent déjà sourdement, malgré eux, à qui portera la culotte. Le père ne fait un homme de son fils que par une lutte continuelle contre les tendances et les erreurs de la jeunesse. L’amour lui-même ne subsiste qu’au prix d’une lutte de tous les instants…

— Ça, c’est vrai ! dit M.  Hougnot avec un sévère regard vers ses filles.

— L’amoureux lutte contre ses rivaux, continua le docteur. La romanesque amoureuse lutte contre le bon sens pratique de ses parents…

— Ça, c’est faux ! cria M.  Hougnot. Mes filles ne se sont jamais permis de lutter contre mon bon sens pratique.

Joséphine poussa un gros soupir en songeant à ses trois mariages ratés. Le docteur, machinalement, regarda dans le jardin si certain chapeau gris ne pointait pas derrière ses rosiers, puis reprit d’un air rêveur :

— Oui, tout est lutte ici-bas. Or, il m’a fallu constater, après nombre d’expériences très diverses, mais également malheureuses, que je comptais parmi ceux que leur destin, c’est-à-dire leur caractère, a marqués d’avance pour être de perpétuelles victimes dans l’éternel conflit humain…

— Avouer cela, c’est avouer qu’on est un imbécile ! ricana M.  Hougnot.

— Je ne ferai point cet aveu, protesta doucement l’oncle Brusy. Après une minutieuse et impartiale analyse de moi-même, je crois pouvoir déclarer, sans fausse modestie, que je suis fort bien doué sous d’assez nombreux rapports. Mais, si ces dons me sont de quelque utilité pour améliorer et embellir ma vie intérieure, ils me laissent sans défense en cas de conflit avec mes semblables, parce que mon caractère, par malheur, n’a que deux dimensions au lieu de trois.

— Vous cubez les caractères, maintenant ? demanda l’ironique Hougnot.

— Je les cube, dit le docteur, par métaphore, ou plutôt par catachrèse, la psychologie étant une science si rudimentaire encore qu’on n’en peut guère parler qu’avec des mots empruntés à d’autres sciences plus avancées. Faute de termes plus exacts, je compare donc à de simples lignes géométriques les mentalités qui n’ont, en tout et pour tout, que des qualités innées : Un Inaudi, par exemple, merveilleusement doué pour les mathématiques, mais ignorant, et de caractère assez petit pour ravaler, à des pitreries de music-hall, l’extraordinaire faculté qui, surajoutée au cerveau déjà prodigieux d’un Newton, eût peut-être suffi à changer la face du monde. La ligne peut donc être d’une longueur démesurée, elle n’a ni valeur, ni force, si elle manque de largeur et d’épaisseur.

— Une ficelle, dit Hougnot.

— Un bout de fil, reprit Marie.

— Cette première dimension, continua le docteur, doit donc être, tout d’abord, renforcée par une seconde, c’est-à-dire par les qualités acquises : l’instruction et l’expérience. Tel est mon cas. Bien doué en plus d’un point, j’ai beaucoup étudié, beaucoup vu, beaucoup médité. J’ai donc multiplié mes qualités innées par mes qualités acquises, et cela me donne une surface fort appréciable, mais, hélas ! sans la moindre épaisseur qui me permette de résister avec avantage, dès que je me heurte à des êtres plus solidement construits…

— Mesdemoiselles, dit Hougnot, vous voudrez bien, désormais, nommer votre oncle : M.  Feuille-de-Papier.

— Vous venez de dire le mot, repartit le docteur. Et j’ose affirmer que la feuille de papier est assez grande. Par malheur, il me manque la troisième dimension, ce je ne sais quoi que nous nommons fort vaguement le caractère, l’autorité, cette faculté de prendre le dessus, de s’imposer, dont certains hommes ne se départissent même pas dans une cage de bêtes fauves, et qui n’est peut-être qu’une surabondance de l’égoïsme dans sa forme la plus simple, la plus naturelle : l’instinct de la conservation. Or, d’après mon système, une mentalité n’est forte et agissante que si ses trois dimensions se complètent harmonieusement pour former un tout solide et maniable. Elles peuvent certes varier leurs combinaisons à l’infini, donner à tel caractère la forme d’une épée ou d’une massue, à tel autre celle d’une carapace ou d’un bouclier. Il est même possible, avec très peu de qualités innées, très peu de qualités acquises, multipliées par très peu de caractère, de former un joli petit cube bien dur, bien solide…

— Un dé à jouer, dit Hougnot.

— Si vous voulez, répondit son beau-frère, en tirant de sa poche un journal qu’il déplia devant lui. C’est peu de chose qu’un dé à jouer. Mais qu’une rencontre violente se produise entre lui et cette immense feuille de papier…

Traîtreusement, M.  Hougnot venait de ramasser sur le sol un petit caillou.

— Voilà ce qui arrivera ! ricana-t-il.

Et le caillou, lancé à toute volée, alla crever le journal, puis frapper le docteur en plein sur le nez.

— Oui, c’est bien ce qui arrive et arrivera toujours, geignit l’oncle Brusy en frottant la partie contuse. Faute d’une troisième dimension suffisante, mon caractère fut crevé, perforé comme ce journal, chaque fois qu’il dut entrer en lutte avec des caractères en forme de cailloux, petits ou gros. Voilà pourquoi, après avoir reçu pas mal de pierres sur le nez, je dus renoncer à quelques espoirs, à quelques rêves caressés jadis, pour me retirer dans une prudente solitude. Et si j’ai choisi l’humble profession de médecin de campagne, c’est qu’à défaut de réelle autorité sur mes semblables, elle me confère, sur les rustres que je médicamente, la supériorité, toute faite et intangible, du sorcier qui vend aux sauvages des amulettes contre le mauvais sort. Les paysans me méprisent avec raison, puisqu’ils se sentent mieux armés que moi pour l’éternelle lutte entre les humains. Mais ils n’osent pas trop me le laisser voir, craignant que je les empoisonne, ou du moins que je m’abstienne de les guérir, le jour où la maladie les jetterait entre mes mains, impuissants et désarmés. Grâce à cette crainte, à elle seule, je ne suis pas trop inférieur à ceux de mes semblables contre qui je dois me heurter journellement, et, si l’on me crible volontiers de petits cailloux, j’ai pu éviter, jusqu’à présent, de recevoir des pavés sur le crâne. Si j’en rencontre un, quelque jour, en sa violente trajectoire, mes forces mal réparties ne prévaudront pas contre lui, sachez-le bien. Et ce sera la fin de votre vieil oncle, le pauvre M.  Feuille-de-Papier.

Un silence dura. Rêveuse et pratique à la fois, Marie, le coude sur la table, le petit doigt au coin de la bouche, se livrait à un laborieux calcul mental : le cubage, d’après des chiffres imaginaires, et fort complaisamment exagérés dans les trois dimensions, du caractère qu’abritait certain chapeau gris. M.  Hougnot, tout en criblant le sol de coups de canne, se demandait s’il avait bien, à tous les instants de sa vie, et selon ce qu’il considérait comme son devoir le plus élémentaire, crevé le journal d’autrui de son petit caillou personnel. Il semblait satisfait de lui-même, car une lueur joyeuse grandissait, peu à peu, dans ses yeux minces et sournois. Soudain, il se redressa, la canne brandie, envoya à son beau-frère une botte magistrale en pleine poitrine, et cria, d’une voix où passait l’âpre frémissement du triomphe prochain :

— Et maintenant, mon vieux Feuille-de-Papier, si nous reparlions un peu de notre maison ?

Le docteur sentit cette joie, cette certitude de la victoire, planer sur lui comme une dangereuse menace. Une angoisse fit vaciller un instant ses prunelles candides, et il pensa, mélancoliquement :

— Trop parler nuit. Tu viens de te livrer à l’ennemi, vieux bavard !

Puis, après un long regard qui implorait, pour la cause commune, l’aide et le soutien des deux jeunes filles, il murmura :

— Soit, parlons de la maison, mon cher Walthère.

— Je vous disais donc tout à l’heure, reprit Hougnot en se carrant dans son fauteuil, qu’on m’offre cinquante mille francs de la bicoque, et que je connais une occasion sûre et certaine de faire rapporter à cette somme des intérêts annuels de deux ou trois cents pour cent, grâce à mes extraordinaires facultés financières et commerciales. Seulement, il n’y a pas un instant à perdre : il faut saisir l’occasion aux cheveux, il faut me répondre par oui ou par non. Entendez-vous, Pascal ?

Le docteur répondit par la seule malice dont il fût capable, et qui consistait à prendre l’air prodigieusement idiot d’un rustre qui ne comprend rien à rien. Cependant, toutes les forces de sa pensée se tendaient autour de cet insoluble et absurde problème : trouver un argument tellement logique, qu’il pût convaincre un homme dont l’avérée mauvaise foi ne tenait compte de nulle logique. Soudain, comme il se sentait déjà vaincu avant d’avoir lutté, réduit à l’acquiescement définitif, irrémédiable, il crut ouïr, du fond de son désespoir, chanter les cithares et les violes d’un céleste concert. La grande Joséphine opinait, de sa voix aigre et désenchantée :

— Cinquante mille francs ?… C’est bien peu, mon cher père… Notre oncle me disait tout à l’heure qu’on lui offre soixante-quinze mille francs de la maison.

Hougnot, qui aimait les gros chiffres, eut un sursaut de joyeuse surprise.

— Soixante-quinze mille francs ! s’exclama-t-il. Et vous ne m’en disiez rien, Pascal ?

— Je… Je… En effet, je ne vous en disais rien, bredouilla prudemment le docteur.

— L’immeuble vaut ça, affirma ce bon commerçant de Hougnot. Mais qui vous a offert cette somme ?… Depuis quand ?… Dans quel but ?… Parlez donc, nom d’un chien !

L’oncle Brusy ricana de son air le plus éperdument idiot, esquissa deux ou trois gestes dépourvus de la moindre signification, puis, illuminé soudain par un éclair de génie, envoya, sous la table, un vigoureux coup de pied dans les tibias de Joséphine. Comme s’il avait ainsi déclenché le ressort d’une merveilleuse boîte à musique, le concert céleste chanta de nouveau à ses oreilles. La vieille fille susurrait, un doigt sur la bouche :

— Chut !… Mon oncle a juré de ne rien dire pour le moment… C’est un secret !

Puis, comme le docteur se contentait de la regarder avec des yeux trop évidemment ahuris, sans appuyer en rien ses affirmations, Joséphine lui détacha à son tour un solide coup de pied dans les jambes. Et M.  Brusy, se lançant avec une soudaine frénésie sur la pente réprouvée du mensonge, cria de toutes ses forces, en martelant la table de vigoureux coups de poing :

— C’est un secret !… C’est un secret !… Je vous dis que c’est un secret !

Les deux jeunes filles durent refréner du regard sa trop grande et dangereuse ardeur. Précaution superflue, du reste. Ebloui par l’inespérée grosseur du chiffre, ce malin de Hougnot donnait, tête baissée, dans la fable naïve et si peu vraisemblable. Oubliant déjà sa fable à lui, l’occasion à saisir aux cheveux, l’affaire exceptionnelle à enlever sans délai, il murmurait, les yeux dans le vague :

— Un secret… Un secret… Il n’y a pas de secret que ne puisse deviner un bon commerçant… Qui donc peut avoir intérêt à racheter secrètement la maison ?… Mais j’y suis, parbleu !… C’est Lurson, le grand marchand de nouveautés ! Il veut démolir la baraque, puis l’épicerie et le magasin de parapluies qui lui font suite, pour s’agrandir de ce côté et avoir ainsi des vitrines sur trois rues… Mon cher Pascal, vous avez juré le secret, et ie respecte votre serment. Mais vous n’oseriez me soutenir, à moi, que ces offres d’achat viennent d’une autre personne que Lurson.

Le docteur, après un instant d’hésitation, répondit d’une voix faible :

— Je n’oserais vous dire, en effet, que j’ai reçu des offres d’achat d’une autre personne que Lurson.

Puis il songea, avec un douloureux regard vers les loyales beautés de la vallée inculte et sauvage :

— Te voilà englué jusqu’au cou, mon pauvre Pascal, dans les dangereux sophismes de la casuistique et de l’escobarderie.

— Cet aveu me suffit, reprit Hougnot. Lurson est le seul qui ait intérêt à acheter la maison. Nul autre que lui ne vous a fait des offres. Mon raisonnement est donc inattaquable : C’est Lurson qui veut acheter.

Et l’oncle Brusy admira combien les hommes excellent, par des raisonnements inattaquables, à se fourrer le doigt dans l’œil.

— Du reste, continua l’autre, Lurson est bien le seul homme à qui pût venir l’étrange idée de s’adresser à vous plutôt qu’à moi pour traiter cette affaire. Ce paltoquet me confia jadis une misérable somme, pour la placer dans une entreprise de tout repos, et qui devait donner des résultats splendides. Il perdit cet argent, sans qu’il y eût de ma faute, parce que nous eûmes affaire à des escrocs ; je le prouverai quand on voudra. Depuis lors, M.  Lurson s’abstient de me saluer, et je lui rends en mépris la monnaie de son dédain. Tout s’enchaîne donc ; les faits se démontrent les uns par les autres : Lurson seul pouvait s’adresser à vous plutôt qu’à moi.

— C’est vrai, tout s’enchaîne, pensait avec surprise le bon docteur. Fournissez-leur un mensonge qu’ils aient profit à soutenir, les hommes l’étayeront aussitôt de vingt vérités incontestables.

— Seulement, reprit Hougnot, M.  Lurson aurait tort de se figurer qu’en ne s’adressant pas à moi, il pourra profiter de votre jobarderie bien connue pour acquérir à bon compte un immeuble dont il ne peut se passer. Pour tout autre que lui, la maison vaut soixante-quinze mille francs. Pour lui, elle en vaut cent mille, et il faudra bien qu’il les donne !… Cent mille francs, mes chéries !… Nous allons toucher cinquante mille francs pour notre part !

Et, enlaçant soudain Marie, il l’entraîna, par les allées du jardin, en un tour de valse triomphant.

Le docteur en profita pour souffler à l’oreille de Joséphine :

— Vous me fourrez dans de beaux draps, vous, avec vos histoires. Que répondrai-je, plus tard, quand votre père me demandera où en est l’affaire ?

La grande nièce eut un regard d’infinie pitié pour une pareille candeur.

— On peut très bien, répondit-elle, marchander une maison pendant six mois, et ne pas l’acheter en fin de compte. Ce sont des choses qui se voient constamment, et ça fait toujours six mois de gagnés.

— Alors, il faudra que pendant six mois, je vive dans un perpétuel roman, dont je devrai inventer moi-même les péripéties et les complications ? Cela ne rentre guère dans mes habitudes d’esprit, et vous m’imposez-là une terrible besogne, ma chère enfant.

Joséphine haussa les épaules, en un geste infiniment las.

— Comment feriez-vous donc, soupira-t-elle, si vous deviez vivre avec papa, et garder pourtant, chaque jour, l’argent indispensable pour faire marcher le commerce et le ménage ? Sachez que je ne dépense jamais cent sous, pour acheter des côtelettes ou payer une apprentie, sans avoir au préalable défendu cette pauvre somme contre le jeu, contre d’absurdes fantaisies, par vingt mensonges plus ardus, plus compliqués, que celui qu’on vous demande pour sauver la dot de Marie.

Et le docteur, en qui grandissait un secret mépris pour la facilité à mentir du pauvre laideron, sentit tout ce mépris se retourner, soudain, contre sa facile honnêteté de misanthrope qui cultive au désert de stériles vertus.

— Ma nièce, dit-il enfin, je vous demande pardon. Nous mentirons ensemble, désormais.

Puis il se tut, car Hougnot, tout essoufflé déjà, revenait se jeter dans un fauteuil, et intimait à son beau-frère l’ordre de lui verser un verre de vin.

— Cent mille francs ! cria-t-il encore après avoir bu goulûment. C’est bien entendu, mon cher Pascal : Vous êtes le dernier des imbéciles si vous lâchez la maison à moins de cent mille francs !

Et le docteur répondit, avec une véhémente énergie :

— Que les acheteurs viennent ! Ils ne l’auront pas pour un sou de moins !

Tout en continuant à boire, Hougnot imaginait déjà, en de radieuses perspectives, l’emploi qu’il allait faire des cinquante mille francs constituant la part de Marie. Il n’était plus du tout question de commerce, d’affaires urgentes et à gros bénéfices, mais de dépenses somptuaires et récréatives : achat de meubles, de vêtements, de bijoux, destinés, bien entendu, au seul monsieur Hougnot ; voyages à la mer, puis dans le Midi, avec escale à Monte-Carlo, par la seule personne dont l’absence ne pût nuire à la maison de couture, c’est-à-dire par M.  Hougnot… Il allait, il allait, et le total de cinquante mille francs se trouvait sans doute atteint déjà, sinon dépassé, sans qu’il eût été question encore d’un ruban de deux sous ou d’un bouquet de violettes pour Marie et Joséphine.

Soudain, le docteur, qui écoutait peu ou point, mais en silence, écarquilla ses sourcils trop rares, puis les fronça violemment. En face de lui, derrière la haie, très haute et très touffue, qui clôturait le jardin, les derniers arbres du petit bois silhouettaient sur le ciel bleu leurs cimes de plus en plus espacées. Or, dans l’un de ces arbres, qui depuis quelques instants s’agitait d’étrange façon, un superbe chapeau gris venait d’apparaître tout à coup. M.  Hougnot, par bonheur, lui tournait le dos, et, tout à ses projets d’avenir, ne s’occupait pas de ce qui se passait autour de lui. Marie et Joséphine, qui lui faisaient face, n’avaient pas sourcillé, gardaient un calme inaltérable, et semblaient tout entières aux discours paternels, sans toutefois perdre de vue un seul mouvement du chapeau gris. Celui-ci après un léger temps d’arrêt, se remit à monter, suivi d’un visage bien connu, puis d’un torse tout entier. Plein d’une angoisse infinie, le docteur eût donné le plus beau rosier de sa collection pour pouvoir renfoncer l’imprudent, d’une bonne tape sur la tête, comme un diable qu’on fait rentrer dans sa boîte. Mais deux jambes suivirent le torse, terminées par des bottines jaunes flambant neuves ; et, debout sur une grosse branche, le téméraire amoureux, visible des pieds à la tête, agita triomphalement son beau chapeau, puis se mit à envoyer à sa bien-aimée une ample collection de baisers.

Hougnot parlait toujours. Les jeunes filles restaient imperturbables. Et le docteur, par crainte de gaffer, n’osait bouger d’un doigt, retenait son haleine au point d’en devenir cramoisi. Il y mit tant de zèle, il prit avec tant de farouche résolution l’air du monsieur qui ne fait semblant de rien, que Hougnot, flairant à sa vue quelque chose d’insolite, s’arrêta net, tout à coup, pour demander :

— Qu’y a-t-il donc ?

Les deux mains aux bras de son fauteuil, il regarda devant lui, à droite, à gauche… Une seconde encore, et il allait se retourner, voir ce jeune homme, déjà suspect, tout debout dans son arbre et prodiguant les baisers à pleine main. Alors, sans hésiter, l’héroïque docteur empoigna une serviette, la jeta sur la tête de son beau-frère, puis, serrant de toutes ses forces, cria, de la voix flûtée des petits enfants qui jouent à cacher la figure de papa derrière un mouchoir :

— Coucou !… Parti, le petit Walthère !… Parti, le petit Hougnot !

— Lâchez-moi !… Lâchez-moi tout de suite !… Voulez-vous me lâcher, nom d’un chien ! beuglait Hougnot en se débattant comme un beau diable.

Le docteur n’en serrait que plus fort, en répétant à pleins poumons ses : « Coucou !… Parti, le petit Walthère !… » Hougnot criait, se démenait de plus belle. Les jeunes filles multipliaient vers l’arbre des signaux muets, mais impérieux. L’amoureux, comprenant enfin son imprudence, se mit à descendre en toute hâte de son perchoir. Soudain, la branche à laquelle il s’accrochait se rompit avec un bruit sec, et le jeune homme disparut beaucoup plus vite qu’il n’était grimpé, dans un sourd bruissement de ramures froissées. Marie, portant la main à sa bouche, parvint à réprimer le cri d’effroi qui lui montait aux lèvres. Et rien ne bougea plus derrière la haie, sauf l’arbre qui tremblait encore un peu, très légèrement.

Sur un signe pressant de Joséphine, les deux jeunes filles partirent alors d’un grand éclat de rire, un peu forcé peut-être, et le docteur, ayant préparé son ricanement abruti des grandes circonstances, lâcha les deux coins de la serviette. M. Hougnot se dégagea enfin, rouge de colère, bégayant de rage, et proféra, la main levée sur son beau-frère :

— Vous êtes un idiot !… Vous mériteriez de recevoir des claques !

Le rire des jeunes filles monta en crescendo et l’oncle Brusy ricana de plus belle.

— Qu’y avait-il ? Que s’est-il passé ? demanda le père en promenant autour de lui des regards féroces.

— Rien du tout !… Il ne s’est rien passé… C’est une farce… une bien bonne farce ! hoquetèrent les autres entre deux éclats de rire.

— J’ai entendu du bruit par là ! dit Hougnot en se dirigeant soudain vers la haie.

— Peut-être des enfants jouaient-ils dans le bois, dit l’oncle en le suivant en toute hâte.

Sans répondre, le père, soupçonneux, se mit à longer lentement la haie, essayant en vain de percer du regard son épaisse verdure, ou bien y plongeant d’agressifs coups de canne, comme un gabelou qui sonde une charretée de foin.

Rien ne bougeait ; pas un bruit ne monta derrière la haute muraille de feuillage.

— Rentrons, dit tout à coup Hougnot, la mine maussade comme un chasseur qui s’en retourne bredouille.

Et il se dirigea à grandes enjambées vers la maison, où les trois autres le suivirent avec leur coutumière docilité.

Mais, cinq minutes plus tard, le docteur, s’étant échappé sous un prétexte, longeait la haie, à son tour, en murmurant d’une voix prudente :

— Hé, monsieur !… Monsieur Machin !… Chapeau gris !… Êtes-vous là ?… Vous n’êtes pas blessé ?

Une voix non moins basse, non moins prudente, lui répondit aussitôt :

— Je n’ai rien… Quelques égratignures… Merci… Rentrez vite !

Et M.  Brusy fila prestement pour aller, d’un simple clin d’œil, annoncer la bonne nouvelle à Marie.

De l’autre côté de la haie, le jeune homme s’en allait à pas lents, tirant la jambe, se frottant la cuisse et faisant une fort vilaine grimace.