Par un beau Dimanche/08

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Albin Michel (p. 144-162).


CHAPITRE viii


Toute luisante, toute vernissée de pluie, allumée de mille feux colorés par le soleil couchant, l’auberge du Neur-Ry semblait un énorme joyau tombé au fond de la vallée. Autour d’elle, les prés et les bois mouillés exhalaient des vapeurs légères. Le ruisseau, grossi par l’orage, chantait plus haute et plus rapide sa fraîche chanson. Les hirondelles rasaient l’eau avec des cris aigus. Et une file de canards rentraient lentement à la ferme, cancanant et se dandinant à la queue leu leu.

Pas plus que Pascal, la grande Joséphine ne craignait les répétitions de mots. Et puis, son vocabulaire de termes laudatifs était aussi restreint que suranné. Comme le matin, elle s’écria :

— Quelle délicieuse oasis ! Quelle aimable Thébaïde !

Aussitôt monta, de l’aimable Thébaïde, une voix avinée qui hoquetait :

Tous les clients sont des cochons,
La faridondon, la faridondaine…

Puis le quatuor Brusy-Hougnot, tandis qu’il s’approchait de la vieille demeure à l’aspect si accueillant, entendit grandir les bruits d’une furieuse

querelle.

— Ivrogne ! Sac à vin ! Propre à rien ! Mange-tout ! glapissait une voix aigre et cassée…Encore six pratiques que nous perdons !

— Tous les clients sont des cochons…

— Tu veux m’faire mourir à la peine !

— La faridondon, la faridondaine…

— C’est-y pas honteux, d’lâcher des souris vivantes sous la table pendant qu’les clients sont en train d’manger !

— C’était pour faire crier les bourgeoises… C’qu’elles ont gueulé, les bonnes femmes !

— Et puis empoigner l’monsieur comme tu l’as fait, sac à vin !… C’est-y pas honteux !

— J’suis chez moi, j’veux pas qu’on m’traite d’ivrogne !… Tous ceux qui m’respect’ront pas quand j’suis saoul, ils auront affaire à moi !

— Les v’là tous partis, à c’tte heure ! Des gens qu’auraient encore laissé au moins deux cents francs ici !

— J’ai pas b’soin d’leur argent : j’ai épousé une vieille qu’a l’magot !

— Fainéant ! Propre à rien !

— Séraphie, si tu tais pas ton bec, j’vas casser d’la vaisselle !

— Ivrogne ! Mange-tout !

Le bruit d’une assiette se brisant avec fracas prouva aussitôt qu’Eudore tenait fidèlement sa promesse.

— Voleur ! Bandit !

Une seconde assiette éclata en morceaux.

— Assassin ! Assassin !

Un bruit formidable, prolongé en cascade, permit de supposer qu’Eudore ne disposait pas seulement d’arguments isolés, mais en avait des piles entières à sa disposition.

Et la voix criarde, soudain vaincue, ne souffla plus mot, démentant ainsi le vieux proverbe :

« C’est celui qui crie le plus fort qui finit par avoir raison. »

Un monsieur grand et maigre, une dame mince et effacée, un garçonnet timide et maladif se tenaient plantés au seuil de l’auberge, une petite valise posée près d’eux. Leur attitude perplexe était celle de gens qui vinrent en courant jusqu’à la porte du dentiste et se demandent, depuis cinq minutes, s’il faut sonner ou revenir un autre jour.

Entendant des pas sur la route, le monsieur se retourna, puis marcha avec empressement vers le docteur.

— Bonsoir, monsieur Brusy, dit-il en lui serrant la main. Vous allez entrer là dedans ?

— Le moment ne me paraît guère propice… Mais notre repas est commandé, et nous mourons de faim… Mon cher Walthère, je vous présente monsieur Vireux, professeur de philosophie… Mon beau-frère, Walthère Hougnot… Ses filles, Joséphine et Marie.

M. Vireux présenta à son tour sa femme et son fils Hippolyte, puis expliqua, après les salutations d’usage :

— Je viens d’arriver à l’instant et je comptais me loger pour quelques jours dans cette auberge. Mais ce qui s’y passe n’est guère engageant… N’y a-t-il pas un autre hôtel dans le voisinage ?

— Pas à moins d’une lieue d’ici, répondit le docteur. En outre, les chemins qui y conduisent sont exécrables, fort détrempés pour l’instant, et la nuit sera tombée dans un quart d’heure. Mangez et couchez ici, croyez-moi.

— C’est bien ma veine ! pleura le grand monsieur. Pour une fois que je me paie des vacances, il faut que je tombe dans ce coupe-gorge !

Malgré l’obscurité grandissante, nulle lampe ne s’allumait dans l’auberge, déjà sombre et soudain devenue silencieuse comme un tombeau. À voix basse, il y eut un échange de politesses, d’une longueur inaccoutumée, pour savoir qui entrerait le premier. Les dames se refusèrent, avec un remarquable ensemble, à user sur ce point de leurs prérogatives habituelles. Enfin. le docteur se décida à franchir le seuil, et Hougnot poussa derrière lui Pas-Bon et son panier, avec le noble geste d’une mère Spartiate qui envoie son fils au combat.

Derrière le comptoir, une ombre vacillante se dressa, et l’on entendit la voix rouillée d’Eudore éructer ces paroles de bienvenue :

— Tiens, c’est les deux toqués… Mon vieux Pas-Bon, j’ai jamais vu une paire de toqués aussi bien accouplée que l’docteur et toi… Entrez, les deux toqués… Vous tombez à pic, c’est justement ma tournée… Quoi qu’vous allez boire ?

— Si vous allumiez la lampe, suggéra le docteur. On n’y voit goutte chez vous.

— Bah ! du moment qu’on sent tout d’même que ça mouille quand ça passe, y’a pas b’soin n’y voir pour prendre un verre… Alors, je dis : Quoi qu’vous allez boire, les deux toqués ?… C’est moi qui paie, nom d’un cric !

Mais une ombre, toute menue et surmontée par une longue hampe rigide, jaillit de la cuisine, se hissa sur une chaise, puis sur la table. Après d’inquiétants heurts de verreries fragiles, d’interminables frottements d’allumettes, la lampe s’éclaira soudain et l’on vit Mérance debout sur la nappe, au milieu de couverts en débandade, et toujours armée de son fidèle balai.

Au fond de la cuisine, une voix plaintive miaula :

— Entrez, m’sieurs dames et la compagnie… Vous s’rez servis dans un instant.

M. Vireux se risqua dans la salle, à pas prudents, et fut suivi par sa femme, Marie, Joséphine, puis le petit garçon. Hougnot fermait bravement la marche et s’arrêta contre la porte, la main sur le bouton, avec l’allure résolue d’un homme qui n’hésitera pas une seconde à faire ce qu’il a décidé.

Eudore accueillit l’entrée du groupe par son inévitable refrain : « Tous les clients, etc… » Puis il ajouta, goguenard :

— Vous avez donc entendu qu’c’était ma tournée, que vous arrivez tous comme ça ?… Tas d’sangsues ! Ça n’songe qu’à s’rincer la dalle !

Cependant, Mérance avait débarrassé la table de sa courte personne, puis de la vaisselle qui l’encombrait. Et elle s’activait à dresser le couvert des nouveaux venus.

Chacun s’assit, sauf Hougnot, qui affirma ne pas être fatigué, et resta vaillamment en sentinelle près de la porte. Pas-Bon, accroupi dans un coin, à côté de son panier, ne se lassait pas de loucher vers sa décoration.

M. Vireux s’était déjà remis à geindre, trouvant inadmissible d’être éclairé au pétrole, dont l’odeur l’écœurait, et déclarant que c’était bien sa veine, que ça n’arrivait qu’à lui seul de tomber dans une auberge de campagne, isolée en plein bois, où l’on n’avait pas même le gaz ou l’électricité.

Chauve et barbu, maigre et haut sur pattes, ce digne professeur avait vendu tant de philosophie a ses élèves qu’il ne lui en restait pas la moindre bribe pour son usage personnel. Doué, en tout et pour tout, d’une mémoire prodigieuse, il connaissait sur le bout du doigt les innombrables systèmes que des hommes imaginèrent, dans tous les temps et dans tous les pays, pour s’élever en raison et en sagesse. Mais s’il les citait fort doctement, il n’avait peut-être jamais réfléchi, semblait-il, que l’une ou l’autre de ces méthodes se pût appliquer à lui-même. Aussi geignait-il du matin au soir, non par pessimisme théorique et raisonné, mais parce que son esprit médiocre, faux comme un piano de bastringue, tortu comme la jambe d’un bancroche, ne pouvait recevoir une image ou une idée sans la déformer aussitôt, la teinter de couleurs inexactes et lugubres, pour fabriquer des calamités et des catastrophes, uniques et bien personnelles, avec les événements les plus communs, les plus insignifiants.

Tous les objets qui tombent dans un seau d’ordures en sortent salis. De même les idées les plus belles, les faits les plus anodins, passant par la cervelle de M. Vireux, en sortaient tachés, pollués, moisis, avariés. Du reste, sitôt l’opération terminée, il répandait autour de lui, à pleines mains, avec une magnifique générosité, les résultats de son charmant petit travail. Nul n’excellait comme lui à montrer au prochain, même et surtout quand ça n’y était pas, le ver dans le fruit et le fumier sous les roses.

Aussi, Mme Vireux menait l’agréable existence d’une pelote dans laquelle on enfonce des épingles vingt fois par jour, et vivait dans l’attente continue d’une douzaine de catastrophes inéluctables, formellement prédites, et d’autant plus angoissantes que, ne se produisant jamais, elles restaient à l’état, horripilant entre tous, de perpétuelles et mystérieuses menaces.

Quant au jeune Hippolyte, il cultivait, à neuf ans, les joyeux états d’àme d’un Faust ou d’un Hamlet qui aurait beaucoup lu Schopenhauer, et s’il ne jouait jamais avec des têtes de morts, c’est qu’il était dégoûté de tous les jeux depuis bien longtemps déjà. Habitué à voir ses idées les plus logiques, ses désirs les plus simples, transformés en monstruosités par les discours de monsieur son papa, l’enfant marchait dans la vie avec l’insouciante allégresse d’un bateleur qui danse sur la corde roide, une cartouche de dynamite dans la bouche, au-dessus d’un sol hérissé de baïonnettes. Aussi avait-il pris, par crainte de complications terribles, l’excellente habitude de dissimuler toutes ses pensées, tous ses désirs, et de vivre en famille avec la douce et molle confiance d’un Indien Sioux sur le sentier de la guerre.

Donc, pendant que Mérance dressait le couvert, M. Vireux geignait à propos de tout, à propos de rien, s’étonnant, se plaignant de ce que la campagne ne fût pas semblable à la ville, prédisant à sa femme et à son fils un repas atroce et une nuit sans sommeil, faute de ces éléments indispensables d’une partie de campagne : tout ce qu’on trouve à la ville et pas à la campagne. Eudore s’assoupissait doucement derrière le comptoir, ce qui donna à Hougnot la hardiesse d’abandonner sa faction et de se mettre à table, juste au moment où sortit de la cuisine une gigantesque soupière, montée sur deux courtes pattes qu’on ne tarda pas à reconnaître pour celles de Mérance, dont tout le reste du corps était caché par l’énorme récipient.

Et l’on n’entendit plus que le bruit des cuillers au fond des assiettes, chacun ne songeant qu’à satisfaire son estomac creusé par le grand air.

Toujours accroupi dans son coin, Pas-Bon prit un morceau de pain caché sous sa blouse, et se mit à le grignoter en humant, à pleines narines, l’odorante vapeur qui montait de la soupière. C’est un sort commun aux gens très fous et aux gens très sages, que de manger parfois leur pain sec avec le fumet de la cuisine d’autrui pour tout assaisonnement. Marie, à la vérité, s’aperçut de la chose et désigna l’idiot à sa sœur d’un coup d’œil plein de commisération. Mais Hougnot, qui surveillait ses filles plus attentivement encore que d’habitude, les regarda avec un froncement de sourcils mécontent et réprobateur. Et l’oncle Brusy, qui n’avait rien perdu de la scène, n’osa pas, devant son terrible beau-frère, faire envoyer une assiette de soupe à celui qui avait eu, tout à l’heure, l’affreux égoïsme de garder pour lui la sixième partie de ses pommes de terre. La première fringale étant apaisée, la conversation reprit. Entendez par là que M. Vireux se remit à dénigrer la campagne et à se plaindre d’y être venu de son propre gré, que Hougnot lui donna la réplique avec l’ardente émulation d’un mauvais coucheur qui prétend marcher toujours à la tête de sa confrérie, et que le reste des convives acquiesça avec prudence, sachant bien qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

Puis on se remit à manger, Mérance ayant apporté un plat de choses brunâtres qui eussent peut-être été de fort présentables biftecks si on les avait laissées au feu une demi-heure de moins.

Grave et silencieux, le jeune Hippolyte, armé d’un couteau dont le fil était à peu près aussi épais que le dos, s’évertuait à couper son morceau de viande sèche et filandreuse. N’y parvenant pas, malgré les plus louables efforts, il faisait semblant de manger, sa précoce expérience lui ayant démontré qu’en n’importe quel cas le mieux était de ne pas attirer l’attention sur lui. Puis, ayant mastiqué une bonne bouchée de néant, il se livrait à de nouvelles et vaines tentatives de découpage, appuyant sur le couteau et sur la fourchette de toute la force de ses petits bras. Il appuya si bien que la fourchette glissa tout à coup, envoyant l’invincible bifteck, tout englué de sauce grasse, s’étaler au milieu de la nappe blanche.

M. Vireux, bien entendu, ne rata pas une si belle occasion d’affirmer que cela n’arrivait qu’à lui, que jamais homme au monde n’avait eu un enfant aussi sale, aussi stupide, aussi maladroit que le sien. De sa voix forte et caverneuse, qui lui donnait toujours l’air de parler au fond d’un chaudron, il morigénait le pauvre petit, lui reprochant, outre sa maladresse présente, toutes ses maladresses passées : la tasse brisée le mois dernier, la pièce de deux sous perdue l’année précédente, le cheval mécanique duquel il était tombé à l’âge de trois ans, la rougeole qu’il avait eu la bêtise d’attraper à l’âge de six mois. Le tout entremêlé, comme il convient, d’épithètes injurieuses, humiliantes, de sinistres prédictions faisant entrevoir à Hippolyte, dans un prochain et inéluctable avenir, la maison de correction, puis le bagne, puis l’échafaud.

Le discours durait, durait, et l’enfant courbait la tête, rouge de honte, ravalant ses larmes. Cependant, Pas-Bon, accroupi dans son coin, juste derrière le jeune criminel, avait haussé le bras et pris sur la table le couteau d’Hippolyte. Puis, tirant de sa poche une pierre à aiguiser de faucheur, il se mit à repasser la lame épaisse avec une dextérité consommée.

L’oncle Brusy, qui suivait son manège, poussa Joséphine du coude en murmurant :

— Je crois que nous allons rire. Sa besogne achevée, l’idiot se leva, poussa le manche du couteau dans la main du pauvre petit garçon, grommela : « Bon… Bon… » puis replongea dans son coin. Et l’enfant, ayant repêché son bifteck sur la nappe, se mit à le couper le plus proprement du monde, juste au moment où son père répétait pour la dixième fois : — Pas même capable de couper sa viande proprement !

La victoire d’Hippolyte sur son bifteck ayant été signalée à tous tes convives, en quelques secondes, par l’antique système télégraphique du coude dans la hanche, le père indigné interrompit soudain sa diatribe, quelque peu interloqué. Mais personne ne rit, contrairement à l’espoir exprimé par le naïf docteur. Car si l’on s’esclaffe volontiers aux mésaventures du juste et du faible, on y regarde à deux fois quand il s’agit de ceux qui sont assez forts ou assez méchants pour se venger aussitôt. Et ce fut à voix très basse que M. Brusy osa souffler, dans l’oreille de Joséphine, la conclusion qu’il tirait de cet incident :

— Le père a parlé comme un idiot. L’idiot a agi comme un père.

Le repas se termina sans autre anicroche qu’une petite incartade d’Eudore. Soudain réveillé, l’ivrogne intercepta un plat de crêpes qu’apportait la minuscule Mérance, puis retourna s’installer derrière son comptoir en déclarant :

— Vous avez assez bouffé, vous autres !… Moi, d’puis midi, j’ai fait qu’de boire sans rien m’mettre sous la dent… Chacun son tour, nom d’un cric !

Et il avala bravement les quatorze crêpes destinées aux sept convives, ce qui permit à M. Virieux d’affirmer, une fois de plus, que ces choses-là n’arrivaient qu’à lui seul.

Sur quoi l’éloquente Mérance vint bredouiller cette énigmatique déclaration :

— C’est tout !… N’a plus !

Invitée à s’expliquer plus clairement, elle rougit, jeta son tablier sur sa tête et se réfugia en courant à la cuisine, d’où sortit bientôt une voix geignarde qui pleurnichait : — Y’a plus rien à manger, m’sieurs dames… Y’a plus rien de rien à la maison… C’est c’chien d’ivrogne qu’a tout avalé !

À quoi Eudore riposta :

— Faut pas la croire, nom d’un cric !… Elle vous triche sur la nourriture pour rattraper la vaisselle que j’ai cassée… Elle est fine, la vieille !… Elle est fine, nom d’un cric !

Pour remplacer le dessert dont on se trouvait ainsi frustré, les dames se partagèrent quelques tablettes de chocolat que Marie retrouva dans son petit sac, les hommes allumèrent des cigares que leur offrit le docteur. Puis Vireux et Hougnot se remirent, à qui mieux mieux, à honnir les imperfections de leurs contemporains, avec l’impitoyable sévérité coutumière aux gens qui ont beaucoup de choses à se reprocher, et n’entendent pas que personne vaille mieux qu’eux.

Derrière l’auberge s’étendait un vieux jardin, dernier vestige d’un parc seigneurial qui s’en était allé, lambeau par lambeau, comme s’en vont tôt ou tard les biens, si grands soient-ils, de ceux qui dépensent toujours et ne produisent jamais.

Au fond, contre la haie, un merveilleux hêtre pourpre faisait l’orgueil de toute la région. Ses branches, adroitement taillées, laissaient retomber jusqu’au sol le pourtour de son feuillage, comme un frais et mouvant rideau. Cette ondoyante barrière franchie, on avait la charmante surprise de se trouver dans une vaste salle circulaire, décorée d’or et de pourpre par le dôme épais des feuilles murmurantes. Une fois par an, à la fête du village, trois musiciens s’installaient au pied de l’arbre géant et cent couples dansaient à l’aise sous la vaste tente.

C’est pourquoi, dans le pays, le vieil arbre était dénommé la « Salle de Bal ». En temps ordinaire, Séraphie, peu sensible aux beautés naturelles, remisait ses fagots dans ce noble et merveilleux décor.

Le vieux jardin se bleutait doucement sous un beau clair de lune, interrompu parfois par de grands nuages qui couraient dans le ciel, rapides et échevelés. Un silence infini berçait la quiétude des choses endormies et un robuste parfum, capiteux et sain, montait de la terre et des plantes revivifiées par l’averse.

Une forme féminine, petite et gracieuse, errait par les allées, choisissant de préférence celles qui longeaient la haie de clôture, s’arrêtant parfois pour tendre l’oreille ou scruter du regard l’obscurité de la campagne environnante.

Très loin, un éternuement sonna dans la nuit calme, puis, une minute plus tard, retentit de nouveau, beaucoup plus proche. L’ombre féminine, longeant la haie, se glissa du côté d’où venait le bruit, qu’elle entendit soudain éclater à quelques pas, violent et impétueux. Puis une voix sourde, enchifrenée, qui semblait passer à travers un mirliton, nasilla craintivement :

— Êtes-bous là, Barie ?

— Oui ! souffla la jeune fille… Est-ce bien vous, François ? Je ne reconnais pas le son de votre voix.

— Je be suis enrhubé, fort enrhubé, bafouilla le jeune homme… Atchoum !… Atchoum !

— Mais finissez donc ! Vous allez attirer tout le monde… Pas de bruit, je vous en supplie !

— Je ne beux bas be retenir… C’est tout à fait imbossible… Venez blus loin… Atchoum !

Longeant la haie, chacun de son côté, les deux amoureux gagnèrent le fond du jardin, lui essayant en vain de refréner les formidables éternuements qui le secouaient à chaque minute, elle se retournant d’un air inquiet vers l’auberge silencieuse, presque noyée dans l’ombre.

Derrière le hêtre pourpre, un hiatus béait dans la clôture. La semaine précédente, Eudore s’était imaginé, de chic, sans la moindre raison, que le magot de Séraphie dormait enfoui sous cette haie. Il en avait déplanté deux ou trois mètres, courageusement, puis s’était trouvé trop ivre pour continuer ce jour-là, et n’y songeait plus dès le lendemain. Un faisceau de branches mortes bouchait provisoirement la brèche et François n’eut même pas à sauter pour les franchir. Dans sa marche tâtonnante, il fit un faux pas, crut s’appuyer à la haie, culbuta le tas de ramures, tomba dessus et se trouva dans le jardin, vautré aux pieds de sa bien-aimée, avant de comprendre ce qui lui arrivait.

— Vous ne vous êtes pas blessé ? demanda Marie inquiète.

— Bas du tout !… Atchoum ! répondit l’amoureux déjà relevé.

Et, empoignant la jeune fille par les épaules, il voulut l’embrasser, avide et joyeux. Mais, au moment où ses lèvres allaient toucher la joue si douce, si fraîche, si désirée, il dut se détourner, tout à coup, secoué par une quinte formidable d’éternuements.

Un peu déçue, peut-être, Marie s’indigna.

— En vérité, dit-elle, on jurerait que vous le faites exprès. Si papa vous entend, nous sommes frais.

— Boi, surtout ! affirma le pauvre garçon, en tâtant ses hardes tout humides encore… Si je be suis enrhubé, Barie, c’est bour l’abour de vous, bour vous suivre bartout, balgré tout… Atchoum !

— C’est bon ! murmura-t-elle, boudeuse et inquiète… Entrons là-dessous, ça étouffera peut-être un peu le bruit. Soulevant une des longues branches traînantes, ils pénétrèrent dans la Salle de Bal, et se trouvèrent aussitôt enveloppés par une obscurité complète, absolue, que ne parvenait pas à percer le plus petit rayon de lune. Marie, frissonnante, se blottit contre François.

— N’ayez bas beur ! dit-il. Il n’y a bas le boindre danger… Gagnons le bilieu, je barie qu’on bourra s’asseoir… Atchoum !

Tâtonnant à l’aveuglette, ils avancèrent doucement et ne tardèrent pas à butter contre le tas de fagots remisés là par Séraphie, un tas énorme, disposé en gradins, dont le premier formait une espèce de banquette.

— Vous voyez qu’on beut s’asseoir, souffla l’amoureux. Bettez-vous brès de boi, bien brès, ba chère Barie, et dites-boi que vous b’aibez… Atchoum !

La jeune fille pouffa, discrètement.

— Impossible ! répondit-elle. Je ne pourrai jamais dire ça à un homme qui m’appelle Barie et qui éternue autant que vous le faites.

— Je vous rébète que si je be suis enrhubé c’est pour l’abour de vous… Atchoum !… Vous ne bouvez pas b’en vouloir, Barie !

— Je ne vous en veux pas, mais je vous trouve ridicule, et je ne peux pas dire que je l’aime à un homme aussi ridicule que vous l’êtes en ce moment.

— Alors, vous ne b’aibez plus, Barie ?

— Grand bêta ! Je ne peux pas vous aimer pour le moment, ça ne veut pas dire que je ne vous aimerai jamais plus.

L’amoureux réfléchit, penaud et perplexe, s’avérant ainsi bien naïf encore, bien peu au fait de la complexité des sentiments féminins. Enfin, il demanda, timidement :

— Je beux encore vous embrasser, Barie ?

— Sans doute, mon ami… à condition de ne pas éternuer…

— Atchoum !… Atchoum ! répondit l’infortuné.

— Vous voyez bien que c’est impossible… Il vous faudrait un bon grog tout bouillant… Vous n’y avez même pas pensé, je parie !

— J’y ai bensé… Bais je n’ose bas rentrer à l’auberge… Il n’y a, ici brès, que la baison du ferbier… J’y ai bangé une obelette, car je boulais de faim… Bais on n’y avait rien de ce qu’il faut bour faire un grog… Atchoum !… Atchoum !… Et votre bère, dans quelles disbositions est-il, à brésent ?

— Il ne dit rien, mais il se méfie… Il a ses yeux des mauvais jours… Ah ! mon François, comment tout ça finira-t-il ?

— Ça finira très bien… Votre bère consentira, un beu blus tôt, un beu blus tard… Atchoum !

— Vous ne le connaissez pas, mon pauvre ami. Ne vous ai-je pas dit vingt fois qu’il a fait rater les trois mariages de Joséphine ?

— Bourquoi ne se faisait-elle bas enlever ?

— Mais parce qu’elle était le seul soutien de la famille… Sans elle, nous serions morts de faim, père et moi.

— Eh bien, il n’en est blus de bêbe bour vous, Barie, buisque Joséphine est là… Boi, je vous enlèverai, si votre bère bersiste à refuser… Atchoum !

— C’est impossible, mon François… J’y ai tant songé, tant songé déjà… Maintenant que Joséphine s’est sacrifiée à jamais, qu’il n’y a plus à revenir là-dessus, comment voulez-vous que j’aille la sacrifier encore, lui laisser toute la besogne sur le dos, quand elle n’a plus que moi pour l’aider et la consoler un peu ?

— Bais quand vous serez bajeure, bon abour ? Atchoum !

— Joséphine était majeure quand père lui a défendu de se marier… Elle n’a pas voulu s’en prévaloir, je n’ai pas le droit d’en profiter plus qu’elle… Je vous l’ai dit et je vous le répète : vous m’épouserez si père y consent et si vous consentez à ce que je continue à aider cette pauvre Joséphine, à alléger un peu son pesant fardeau. Nous avons juré à notre mère mourante de ne jamais abandonner papa. Je ne vous l’ai pas caché, et vous avez accepté ces conditions. Si elles ne vous conviennent plus, il est encore temps de repasser la haie, mon ami.

Elle s’était levée, résolue. François, tendrement, la fit rasseoir auprès de lui.

— Ba chéri Barie, nazilla-t-il, vous savez bien que je vous aibe trop bour renoncer à vous… J’ai brobis d’attendre le consentebent de votre hère, et je tiendrai… atchoum !… je tiendrai ba brobesse… Bais cobbent bourra-t-on le décider ?

— Je n’en sais rien, hélas ! Je me demande si nous y parviendrons jamais… Il y aurait peut-être un moyen… Oui, vous savez bien : la vente de la maison… Si père voyait de l’argent, beaucoup d’argent, et si on lui en laissait la libre disposition, je crois qu’il consentirait à tout. Mais mon oncle et Joséphine ne veulent pas vendre, et ils ont raison, car c’est là notre dernière ressource en cas de malheur, et vous savez bien que le commerce ne va pas trop fort.

Longtemps, ils restèrent silencieux, la tête basse, courbés sous cette force énorme qui régit notre destinée à tous, bien plus sûrement que ne peut le faire notre propre volonté : les bonnes et les mauvaises actions de nos ascendants, de nos proches, de tout notre entourage. Enfin, l’amoureux releva la tête.

— Bourtant, murmura-t-il, on serait si heureux si on bouvait… Atchoum !… si on bouvait se barier !

— Oui, soupira-t-elle, on serait bien heureux ! Doucement, il lui enlaça la taille ; elle laissa tomber sa tête sur son épaule, et il se mit à lui poser de petits baisers sur les yeux, en la serrant bien fort contre lui. Tout à coup, elle sursauta, soudain dressée.

— N’avez-vous pas entendu ? demanda-t-elle… Il me semble qu’on a marché.

— Atchoum ! répondit-il… Je n’ai bas entendu… Atchoum !… Je n’ai bas entendu le boindre bruit.

Elle restait debout, inquiète, l’oreille tendue. Il dut lutter avec elle pour l’obliger à se rasseoir. Elle se calma pourtant, n’entendant plus rien. Et ils recommencèrent à rêver d’un avenir heureux, malgré tous les obstacles, toutes les impossibilités, repris tout entiers par l’espoir quand même, cette force merveilleuse et invincible de la jeunesse.

— Une bedide baison dans la banlieue, murmurait-il… Atchoum !… Un betit jardin avec des roses, comme chez votre oncle… Atchoum !

— Des enfants, répondait-elle… De beaux enfants qui rient, qui gazouillent, qui chantent…

— On s’aiberait toujours, toujours… Atchoum !

— On ne se disputerait jamais… C’est promis, mon François ?

— C’est brobis, Barie !… Atchoum !… Atchoum !

Ils s’embrassèrent de nouveau. Et, de nouveau, elle sursauta, haletante, angoissée.

— Cette fois, murmura-t-elle, je suis sûre qu’on a marché, là, derrière les fagots.

— Boi, je n’ai rien entendu… Atchoum !

— Chut !… Écoutez !

Ils restèrent là, debout, serrés l’un contre l’autre, les yeux écarquillés pour essayer de percer la nuit opaque, sentant frémir leurs mains toujours enlacées.

Soudain, à quelques pas d’eux, des branches craquèrent sur le sol et une voix aigre, furibonde, la voix du père tant redouté glapit dans les ténèbres :

— Je vous tiens, misérables !… Marie, où êtes-vous ?

— Atchoum ! répondit l’amoureux avec un incontestable à-propos.

Parmi les brindilles sèches et craquantes, les pas hésitants de Hougnot se rapprochaient.

— Marie, où êtes-vous ? répéta-t-il… Inutile de fuir, inutile de nier… J’ai entendu vos voix, j’ai entendu vos baisers, misérables !

Sur quoi, le père furibond, ayant donné du nez dans le tas de fagots, poussa une exclamation douloureuse qui n’avait rien de majestueux. Un formidable éternuement lui répondit. Puis la jeune fille, doucement, tira ses mains de celles qui les enserraient.

Hougnot se rapprochait peu à peu. Ses bras battaient l’air autour de lui. Et Marie, toujours immobile, sentit tout à coup des doigts secs et noueux l’effleurer, puis la palper, la saisir, la secouer férocement.

— Je vous tiens, fille infâme ! Je vous tiens ! glapit la voix aigre et furieuse… Pourquoi ne répondiez-vous pas, misérable ?… Quant à vous, monsieur, vous aurez de mes nouvelles !… Je vous promets… Je ne sais pas ce que je vous promets !

À cette noble affirmation, une voix nasillarde répondit dans l’ombre :

— Bonsieur, je vous debande bille et bille bardons… Atchoum !

— Allez-vous en, monsieur ! reprit Hougnot… Allez-vous en bien vite ou je ne réponds pas de moi !

Dans un bruit de feuillage froissé, une vague fente lumineuse apparut un instant, puis se referma aussitôt. Et on entendit, comme un murmure lointain de mirliton terminé par un coup de cymbales :

— … Bille et bille bardons… Atchoum !

— Venez, fille dénaturée !… Venez, fille ingrate !… Rentrons, clama Hougnot en entraînant Marie vers un côté du jardin qui donnait sur la rase campagne.

— C’est par ici, père, répondit doucement la jeune fille.

Et ce fut elle qui le conduisit vers l’auberge, le soutenant, tâtant le chemin pour lui, tandis qu’il lui serrait le poignet sauvagement, de toutes ses forces, pour tâcher de lui faire bien mal.