Par un beau Dimanche/09

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Albin Michel (p. 163-176).


CHAPITRE ix


Au bout de la grande table, dans la salle commune de l’auberge, Mme Vireux et Joséphine Hougnot, volubiles et chuchotantes, parlaient du sexe masculin avec une amertume infinie et une parfaite communauté de sentiments. Accord d’autant plus remarquable que la première se plaignait des hommes parce qu’elle en avait un, la seconde parce qu’elle n’en avait pas.

À l’autre bout de la table, M. Vireux déplorait bien haut la bêtise qu’il avait faite en se mariant, et il y mettait tant d’acrimonie que le vieux docteur, muet et pensif, n’osait lui dire son regret infini d’être resté célibataire.

Entre les deux groupes, le jeune Hippolyte, les coudes sur la table, le menton dans les mains, se désespérait de n’être qu’un petit garçon obligé d’obéir sans cesse, trop faible encore pour répondre aux méchancetés par des rosseries, aux injustices par des cruautés.

Derrière son comptoir, Eudore, de plus en plus ivre, torturé par l’idée fixe, assénait de grands coups de poing sur le zinc en aboyant à vingt reprises :

— J’l’aurai, son magot !… J’veux l’avoir !… Si je n’l’ai pas, j’fais un malheur, nom d’un cric !

Séraphie se disait qu’elle ne serait jamais heureuse ici-bas si elle ne parvenait à supprimer son mari sans aller en prison.

Et Mérance songeait qu’il est bien malheureux de ne jamais trouver le courage de se jeter à l’eau quand on a tant envie de mourir.

Somme toute, quelques échantillons fidèles, et on ne peut plus banaux, de la « Joie de Vivre », telle qu’on la rencontre presque toujours et presque partout.

Seul, Pas-Bon s’estimait complètement heureux de son sort, le docteur ayant profité du départ de son beau-frère pour le conduire à la cuisine et lui faire servir une assiettée de reliefs, si copieuse qu’elle constituait, pour le pauvre diable, un rare et merveilleux festin.

M. Walthère Hougnot, dissipateur avéré, dépositaire infidèle, en état de faillite dûment enregistrée, vivant du travail de deux faibles femmes, et chauve au surplus comme une bille de billard, pénétra soudain dans la salle en déclarant d’une voix criarde qui s’efforçait en vain d’être solennelle :

— Une fille infâme vient de déshonorer mes cheveux blancs !

Conversations et soliloques se fixèrent aussitôt pour permettre à chacun d’imaginer, selon sa tournure d’esprit, bienveillante ou féroce, les faits et gestes par lesquels une jeune fille peut déshonorer les cheveux blancs de son père. Et les regards curieux que Marie sentit peser sur elle étaient si insolents, si gouailleurs, que la pauvre fille, qui n’avait pas faibli sous la colère paternelle, tondit soudain en larmes devant ces étrangers.

— Qu’y a-t-il ?… Qu’a-t-elle fait ? demanda enfin le docteur.

— Ma fille m’a déshonoré… Ma fille a un amoureux ! clama le malheureux père en se laissant tomber sur une chaise.

— Je ne t’ai pas déshonoré ! Je n’ai rien fait de mal ! protesta Marie à travers ses sanglots..

— Un homme vous a embrassée à plusieurs reprises !… Je suis déshonoré ! répéta Hougnot, qui semblait d’autant plus tenir à être déshonoré par autrui qu’il avait eu souvent à se défendre contre l’imputation de s’être déshonoré lui-même.

— François ne demande qu’à m’épouser, expliqua la jeune fille… Nous nous sommes embrassés comme deux fiancés peuvent le faire… Il n’y a aucun mal à cela !

— Je suis déshonoré, je ne sors pas de là ! riposta le père en abattant son poing sur la table.

Les paysans et le couple Vireux approuvèrent du regard. Car, du moment où ça ne coûte rien, on aime bien mieux voir un homme déshonoré que de ne rien voir du tout.

— Père, murmura Joséphine, puisqu’il s’agit d’un mariage…

— Il ne s’agit pas d’un mariage ! protesta Hougnot… Il ne peut s’agir d’un mariage !… Vous voudriez donc que je donne ma fille à un menteur, à un imposteur, à un homme qui ose se dire archéologue alors qu’il ne l’est pas, à un homme qui ose tenter, en plein jour, de s’introduire dans une maison par la fenêtre du premier étage !… Je connais mes devoirs de père !… Jamais je ne donnerai ma fille à un homme semblable !

— C’est donc une espèce de cambrioleur professionnel ? demanda gentiment M. Vireux, toujours enclin à voir tout en rose.

— Voilà ! clama Hougnot… Voilà ce qu’on dit de ce monsieur !… Et vous voudriez que je lui donne ma fille !… Plutôt la mort !

— Le mot cambrioleur me paraît excessif, opina l’oncle Brusy… Il me semble que…

— Un homme qui veut me ravir ma fille à mon insu, malgré moi, est cent fois plus coupable qu’un cambrioleur ! hurla le père irrité et content de l’être… Donc, ce mariage ne se fera pas !… Je ne veux pas qu’il se fasse !… S’il devait se faire un jour, malgré ma défense, je déclare que ce serait le signal de ma mort, car je me suiciderais ou je mourrais de chagrin !… Maintenant, assez sur ce sujet !… Vous savez que les émotions me font du tort et c’est nuire à ma santé, c’est attenter à ma vie que de m’en créer de semblables !… Je désire, j’ordonne qu’il ne soit plus jamais question de cela !… Jamais, au grand jamais !… Marie, vous allez me jurer sur-le-champ que vous renoncez à ce mariage absurde !

— Je ne ferai pas cette promesse ! dit Marie.

— Il ne suffit pas qu’elle me déshonore, râla Hougnot, il faut encore qu’elle me tue !

Et, jouant le grand jeu, il se laissa aller sur le dossier de sa chaise, les yeux mi-clos, en bégayant :

— Je ne me sens pas bien… Joséphine, passez-moi votre flacon de sels…

Joséphine et Mme Vireux se précipitèrent à son secours. Le docteur haussa légèrement les épaules, puis se leva, non pour aller vers le prétendu malade, mais vers Marie.

— Voyons, mon enfant, murmura-t-il… ne pleurez plus, je vous en prie… Je voudrais tant vous consoler… Mais je ne sais que vous dire… Séchez vos larmes… Qu’est-ce que les larmes, après tout ?… Au point de vue chimique, leur composition est des plus simples : on y trouve…

Mais, s’arrêtant soudain, il ne poussa pas plus avant cet ingénieux système de consolation.

— Je ne pleure plus… Voyez, mon oncle ! dit alors la jeune fille en relevant la tête.

Ses yeux étaient secs, en effet, mais singulièrement brillants, et ses joues, un peu pâles d’habitude, se couvraient d’une rougeur intense.

— Vous ne pleurez plus, repartit l’oncle, mais vous avez la fièvre, mon enfant… Voyons donc votre pouls…

— Inutile ! dit-elle sèchement en dérobant sa main… Allez soigner mon père, si vous voulez soigner quelqu’un… Moi, je sors.

Et elle se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous ? souffla le docteur en la rattrapant par le bras.

— Je vais me promener… J’ai besoin de prendre l’air.

Le vieil oncle réfléchit un instant, en la regardant bien au fond des yeux.

— Je me crois assez bon physionomiste, dit-il enfin, pour pouvoir affirmer que vous n’avez pas l’intention de faire des bêtises… Allez, mon enfant.

Puis, la rappelant, il ajouta, tout contre son oreille :

— Dites-lui qu’il file vite, qu’on ne le voie plus ici.

Sans répondre, la jeune fille sortit. Les mains dans les poches, le docteur s’approcha de Hougnot, qui semblait prêt à rendre l’âme et geignait faiblement, les yeux fermés, prolongeant l’ineffable plaisir de déranger tout le monde autour de lui, pour lui seul.

— Je conseille le remède d’Eudore, dit posément M. Brusy : un grand verre de quelque chose de fort, nom d’un cric !

— À la bonne heure !… Du rhum ! commanda le pochard, qui prisait cette boisson par-dessus toute autre.

— Non… Non… Pas de rhum… Du cognac…

avec une rondelle de citron… de l’eau chaude… et trois… et trois morceaux de sucre… gémit faiblement le pauvre moribond.

Dehors, sur la route, Marie s’arrêta, indécise. Elle ne savait pas bien d’où elle venait, où elle allait. Comme une bête blessée, elle fuyait le lieu où l’on souffre, afin d’être ailleurs, rien de plus. Elle se sentait incapable de raisonner, d’envisager les faits, de leur attribuer une juste valeur. Elle ressentait encore un seul désir, mais de façon vague, intermittente, imprécise : voir François, qui l’aimait, qui la consolerait, qui calmerait son chagrin avec de douces paroles.

Dans un corps de bâtiment construit en retour ; une fenêtre s’éclairait, au rez-de-chaussée. C’était là, chez le métayer, que François avait mangé tout à l’heure… Peut-être y était-il retourné… Doucement, sur la pointe des pieds, elle marcha vers le rectangle lumineux.

Un rideau d’indienne, tiré derrière les vitres, l’empêcha de rien voir. Mais un des battants était entr’ouvert et elle entendit de grosses voix joyeuses, de gros rires, toute la grosse gaîté d’une veillée paysanne. Marie tendit l’oreille, espérant ouïr la voix de François.

Et soudain, elle dut porter son poing à sa bouche, pour ne pas crier, pour ne pas lancer une protestation indignée aux rustres qui la salissaient, qui la déchiraient là-dedans… Car les prés, les jardins et les bois, si déserts en apparence, ont des yeux et des oreilles comme les murs de nos maisons… Et c’est d’elle qu’on parlait déjà, c’est son aventure qu’on racontait, qu’on commentait, ignoblement grossie et déformée, avec des détails abjects, des termes cyniques et si orduriers qu’elle en devinait le sens plus souvent qu’elle ne le comprenait… Elle !… Elle !… C’est d’elle qu’on disait ces choses infâmes !… Et ces gens croyaient cela !… Et ils en riaient, méchamment… Et ils le répéteraient… partout… L’histoire allait s’étaler, se répandre… Et chaque fois qu’elle entendrait rire, dans son dos, elle ne pourrait se retourner pour crier : « Ce n’est pas vrai !… Ce n’est pas vrai !… » Et cela allait durer toujours… Tant qu’elle vivrait, on dirait cela d’elle !

Retenant à peine une espèce de hurlement qui gonflait sa gorge, un bruit étrange, inconnu, qui l’étonnait elle-même, Marie s’enfuit, n’importe où, comme la bête qui, blessée une seconde fois, s’affole, oublie jusqu’à ses ruses instinctives, n’agit plus que par un suprême réflexe et court au hasard, à découvert, machine dépourvue de pilote mais dont les rouages fonctionnent encore. Elle sentait ses joues brûler, sa bouche béer, ses yeux s’écarquiller malgré elle, et de grands chocs sourds frapper dans sa tête, douloureusement. Elle fuyait, hagarde, éperdue, se cognant parfois le crâne à coups de poing, en bégayant :

— C’est trop !… C’est trop !… Je ne veux pas !… Je ne veux plus !

Sous ses pas, le chemin se rétrécissait, devenait un simple sentier de pêcheurs, zigzaguant, parmi d’énormes pierres éboulées, entre la rivière murmurante et une haute muraille de rochers à pic, dont l’ombre épaisse s’étalait jusqu’au milieu de l’eau, tandis que le clair de lune argentait doucement l’herbe des prés et le feuillage des saules, sur la rive opposée.

Marie courait, les poings aux tempes. De temps à autre, elle criait : « François !… François ! » sans savoir ce qu’elle disait, sans espérer, sans attendre une réponse. Dans sa tête, les grands coups frappaient toujours, réguliers et continus, comme s’il y avait là quelque chose de gros qui travaillait pour s’évader de son crâne devenu trop petit pour le contenir. La pensée lui revint un moment d’une congestion cérébrale qu’elle avait eue étant enfant, disait-on, mais dont nul souvenir ne lui restait. Puis elle songea aux terribles crises de colère qui l’envahissaient parfois, tout à coup, pour des riens, et pendant lesquelles elle était comme folle, ne sachant plus ce qu’elle disait, ce qu’elle faisait, avec des envies furieuses de frapper, de mordre, de casser, de détruire quelqu’un ou quelque chose, et ne se souvenant plus, l’accès fini, de ce qui s’était passé. Elle ne souffrait pas, ne songeait même plus à la méchanceté calculée de son père, à l’inconsciente férocité des rustres qui venaient de la blesser si cruellement, à François qui n’était pas là pour la consoler. Ce qu’elle ressentait, c’était une exaltation singulière, immense, à propos de tout, à propos de rien, de mille idées futiles et saugrenues qui défilaient dans sa mémoire, rapidement, comme les scènes d’un cinématographe fonctionnant à toute vitesse. Elle revit, avec une intensité plus forte que la réalité même, une robe dont elle avait été très fière dix ans plus tôt, un sac de bonbons jadis reçu pour ses étrennes, une de ses amies qui était morte à la veille de sa première communion, et qu’on avait ensevelie dans sa robe blanche. Un véritable transport de passion la secoua au souvenir d’une poupée qu’elle aimait, à l’âge de six ans, d’une adoration exclusive et farouche. Puis, tandis que sa tête s’emplissait d’un bruit de foule joyeuse, de cloches agitées, de musiques tonitruantes, elle sentit dans sa bouche, indéniablement réelle, la saveur graillonneuse et douceâtre d’un beignet mangé, naguère, devant le comptoir tendu d’andrinople d’une baraque foraine. De temps à autre, sans même s’en douter, elle répétait :

— François… François… Où es-tu, François ? Elle continuait à courir, buttant contre les racines d’arbres, mettant le pied dans des trous pleins de hautes herbes, dans des flaques d’eau qui rejaillissaient autour de sa robe, une branche lui griffa la joue, au passage. Elle l’écarta d’une main machinale. Un gros poisson sauta hors de l’eau, retomba avec un grand bruit de gifle. Et Marie, s’arrêtant, regarda sans voir, jusqu’à ce qu’ils fussent disparus, les cercles qui allaient s’élargissant sur la face calme de la rivière. Une pierre roula, derrière elle, comme si quelqu’un, homme ou bête, la suivait. La jeune fille se retourna, menaçante, les poings serrés, la tête tendue vers l’ombre inquiétante, un sauvage rictus retroussant ses lèvres sur ses petites dents blanches. Et elle entendit, de nouveau, l’étrange et sourd hurlement, le cri de bête aux abois qui se formait dans sa gorge, indépendamment de sa volonté, et qu’elle se fût crue incapable de produire. Puis elle se remit à fuir, plus vite encore, en appelant :

— François !… François !

Soudain, elle trébucha contre un obstacle invisible, tomba dans l’herbe, tout de son long, et resta là, couchée, immobile, avec un rauque halètement de bête assommée. Elle était tombée si près de la berge que son front se penchait sur la rivière. Mais, bien que l’eau fût à un mètre à peine de ses yeux écarquillés, elle ne voyait rien, entre les buissons vaguement devinés à gauche et à droite, qu’un trou d’ombre insondable et mystérieuse, d’où montait une fraîcheur très douce et très attirante. Alors, avec la fulgurante intensité dont s’illuminaient, maintenant, toutes les images écloses dans son cerveau, elle revit une vieille gravure contemplée bien des fois, jadis, à la muraille d’un salon ami : une tête fine et pâle, couronnée de fleurs, les yeux fermés par la mort, mais un sourire aux lèvres, doucement bercée par la caresse de l’onde nacrée qui confondait la blancheur de ses reflets avec celle des chastes draperies flottantes, de l’onde bienfaisante et terrible qui venait de tuer la souffrance d’Ophélie en tuant Ophélie.

Marie se pencha plus fort, très fort, et demanda tout bas, au gouffre insondable, attirant et mystérieux :

— Ophélie, réponds-moi… Es-tu heureuse, maintenant ?

À plusieurs reprises, elle répéta, sur un rythme berceur, presque chantonnant :

— Heureuse… Heureuse… Être heureuse… Ne plus souffrir… n’importe comment…

Tout à coup, elle poussa un cri aigu, se rejeta en arrière, comme pour échapper à une étreinte invisible, se releva et se remit à courir sur la berge sombre.

Une carrière abandonnée déchirait en cet endroit la haute muraille de rochers. Par cette large échancrure, le clair de lune passait, baignant de sa lumière diffuse une petite prairie sur laquelle dansaient des vapeurs légères, comme si les âmes de toutes les fleurettes fanées en ce jour étaient montées au ciel, très doucement. En face, sur un lit de cailloux, la rivière coulait, rapide et bruyante, striée de longues traînées d’argent.

Marie se sentit baignée, jusqu’aux genoux, par la fraîcheur de l’herbe haute et tout humide encore. Penchée, elle se mit à cueillir des fleurs, tout en marchant, de larges marguerites dont les tiges humectaient et rafraîchissaient ses paumes brûlantes. Elle riait, d’un léger rire enfantin, quand elle pouvait arracher trois ou quatre grosses fleurs d’une seule poignée, se fâchait et grondait quand les marguerites devenaient plus petites ou plus rares.

Puis, la carrière passée, ce fut de nouveau l’ombre opaque et inquiétante, barrée de buissons épineux, semée de cailloux et de quartiers de roche. La rivière, d’un noir d’encre, coulait maintenant sans bruit, invisible et profonde.

Marie butta contre une énorme pierre, faillit tomber, et se trouva assise dessus, sans savoir comment. Elle resta là, immobile, regardant sans les voir les arbres de la rive opposée, dont le feuillage frémissait sous le clair de lune.

Elle posa la gerbe de fleurs entre ses genoux, au creux de sa robe, puis, prenant les marguerites une à une, commença à les piquer dans ses cheveux, lentement, avec des soins infinis. Parfois, du mouvement machinal de toute femme à sa toilette, elle avançait la tête ; et un miroir venait alors se placer devant ses yeux, un miroir qu’elle tenait de sa mère, et qu’une servante maladroite avait brisé l’année précédente. Il n’était plus cassé, maintenant, mais au lieu de refléter le visage de Marie, c’est celui d’Ophélie qu’il lui montrait chaque fois, pâle et souriant ans la caresse de l’eau berceuse.

Et elle se remit à chantonner :

— Ophélie… C’est Ophélie… Ophélie ne souffre plus… Dans l’eau, on ne souffre plus… Jamais plus…

Derrière elle, une pierre roula, de nouveau, et il y eut, dans les buissons, un bruit de branches froissées. La jeune fille se dressa, les yeux écarquillés, le cœur battant. Et pas un mot ne sortit de sa gorge serrée, quand elle voulut demander :

— Qui va là ?

Car son âme meurtrie, éperdue, affolée, voulait la mort, l’aimait, la désirait, ne voyait plus de refuge qu’en elle. Mais tout son être, toute cette pauvre machine régie avant tout par l’habitude et par l’instinct, se hérissait d’effroi, se révoltait à la seule menace d’un vague et problématique danger. Rien ne répondit, rien ne bougea plus dans l’ombre impénétrable. Et Marie, perdant soudain la mémoire de sa crainte, recommença à piquer des fleurs dans ses cheveux, en chantant d’une voix monotone :

— Ne plus souffrir… Jamais plus… Jamais plus…

Lorsque sa main, tâtant au creux de la robe, n’y rencontra plus nulle fleur, la jeune fille se leva, marcha lentement vers la rivière. Un souffle plus frais, un bruissement à peine perceptible, l’avertirent seuls que l’eau coulait à ses pieds, si près qu’elle fit un pas en arrière, avec un léger cri d’effroi. Puis elle entendit sa voix, sa voix de tous les jours, sa voix habituelle, qui disait avec une angoisse infinie :

— Qu’est-ce que je vais faire ?… Qu’est-ce que je fais ?… C’est fou !… C’est insensé !

Et une immense envie la prit de s’enfuir, de retourner en arrière. Mais elle revit alors, comme à la fulgurante lueur d’un éclair, son père égoïstement implacable, prêt à édifier son piètre bonheur sur les pires souffrances d’autrui. Elle se vit pareille bientôt à la pauvre Joséphine, si triste, si dolente, l’âme empoisonnée à jamais par l’amertume des sacrifices perpétuels, des renoncements irrévocables. Elle entendit les phrases ordurières, les rires épais des rustres en train de l’insulter, de la salir. Elle sentit sous son crâne un grand bouillonnement, comme si le sang jailli de son cœur blessé envahissait sa pensée, toute sa pensée, pour submerger sous son flot pourpre tout ce qui n’était pas la douleur de vivre et le désir de ne plus souffrir.

— François ! râla-t-elle… François !… Ophélie, me voici !

Elle s’élança, comme pour courir très vite, foula deux fois le sol, ne rencontra que le vide sous son pied, dès la troisième enjambée, et s’abattit, la tête la première.

— Plouf ! cria l’eau sombre en se refermant.

Sur la berge, il y eut comme une ruée de bête fauve bondissant vers sa proie, à toute allure, à travers les buissons, parmi les pierres roulantes. L’eau cria « Plouf ! » une seconde fois, puis tout redevint calme, silencieux.

Au ciel, le bord d’un gros nuage écorna le disque de la lune, la couvrit en entier pendant quelques secondes, noyant dans les ténèbres la vallée tout entière. Puis l’astre reparut, peu à peu, et ses rayons, là-bas, par l’échancrure de la carrière abandonnée, argentèrent de nouveau l’onde qui coulait, rapide et bruyante, sur son lit de cailloux.

Dans la vaste flaque de demi-lueur bleuâtre, une masse nombre bougea, lentement, péniblement, puis émergea peu à peu. Et ce fut un homme, debout dans l’eau jusqu’à mi-jambes, rejeté en arrière par le poids du lourd fardeau qu’il serrait sur sa poitrine. Le courant venait se briser contre ses genoux, puis se séparait en deux longues raies de lumière qui ondulaient derrière lui, à mesure que ses pas le rapprochaient de la rive.

Dans la grande salle de l’auberge, M. Hougnot, pour siroter son grog consolateur avait exigé qu’on lui allât quérir un fauteuil et deux oreillers de plume. Il avait bu à petits coups, bien à son aise, tandis que Joséphine tenait le verre, et que Mme Vireux tournait la cuiller de temps à autre. Cette première ration lui avait à peine rendu la force nécessaire pour en commander une seconde, qu’il était en train d’absorber avec le même cérémonial. Entre deux gorgées, il poussait parfois un gros soupir, puis murmurait faiblement :

— Ma fille me déshonore !… Ma fille me désobéit !… Sacrifiez-vous donc pour vos enfants !

Dans un coin, M. Vireux contait au docteur, trop nerveux, trop inquiet pour l’écouter, l’interminable histoire des cent sous qu’il avait un jour perdus au poker, en deux heures à peine, ce qui n’était jamais arrivé qu’à lui seul. En tétant son pouce, le jeune Hippolyte songeait aux moyens de se retirer dans une île déserte, où de vivre en enfant il eût la liberté. Eudore ronflait de nouveau, derrière son comptoir. Mérance était rentrée à la cuisine, d’où s’échappait un grand bruit d’assiettes remuées et une fade odeur d’eau de vaisselle.

La porte s’ouvrit brusquement, à toute volée. Et l’on vit Pas-Bon debout sur le seuil, hideux, épouvantable, la face entièrement rougie par le sang jailli d’une blessure qu’il s’était faite au front, en plongeant. Il tenait à pleins bras Marie inanimée, ruisselante d’eau, des marguerites éparses dans ses cheveux dénoués. Parmi la stupeur figée de tous, l’idiot marcha vers la table, y posa son précieux fardeau en grommelant, de sa voix sourde et rauque :

— Pas bon… Pas bon…

Puis il s’ébroua, comme un gros terre-neuve qui sort de l’eau.

— Mais vous m’éclaboussez, espèce d’imbécile ! clama Hougnot indigné.