Paravents et Tréteaux/16

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Calmann Lévy, éditeur (p. 159-170).


À BEAUMARCHAIS




Dit par M. Porel, au théâtre de l’Odéon, pour l’anniversaire de la naissance de Beaumarchais.





Ami public, salut ! Le ciel te tienne en joie !
C’est moi, c’est Figaro que ce soir on envoie
Avec toi, sans façon, deviser un moment,
Et t’offrir la primeur d’un galant compliment.
L’honneur est périlleux, la tâche difficile :
Mais, bast ! c’est mon nom seul que je dois à Séville :
De la tête aux talons je suis Parisien,
Tu le sais, bravant tout, ne m’étonnant de rien ;

Parisien de cœur, d’esprit et de naissance :
Donc, le poing au côté, je m’incline et commence.

Ô vous tous qui, ce soir, remplissez l’Odéon,
Vous, madame, accoudée au velours du balcon ;
Vous, monsieur, bien assis dans votre stalle neuve,
Qui peut-être à l’instant traversâtes le fleuve
Pour venir apporter un bienveillant bravo
À votre vieil ami, le barbier Figaro ;
Vous, spectateurs d’en haut, qui, planant près des cintres
Sous un ciel tout peuplé par le talent des peintres,
Avez su conquérir, sur ces sommets hardis,
Pour dix sous seulement un coin de paradis,
Apprenez qu’aujourd’hui, vous tous, tant que vous êtes,
Comme les paladins des temps passés, vous faites
Rien qu’en venant ici sans peine et sans efforts,
Œuvre de justiciers, de redresseurs de torts
Et vengez d’une longue et triste indifférence
L’anniversaire heureux d’une illustre naissance.

Oui ! tandis qu’on célèbre avec un soin jaloux
Ces grands morts dont l’esprit semble planer sur nous ;
Tandis qu’hier encore, ainsi que chaque année,
Molière vit ici sa tête couronnée ;
Que Racine et Corneille, également fêtés,
Reçoivent le tribut d’hommages mérités ;
Dans la profonde nuit des choses qu’on ignore,
Une date restait, seule oubliée encore,
Qui, peut-être, sans nous, l’eût été pour jamais :
Celle du jour fameux où naquit Beaumarchais !
Depuis quatre-vingts ans, pour cet anniversaire,
L’affiche n’annonçait rien d’extraordinaire ;
Pas la moindre couronne à poser de travers
Sur un buste de plâtre, et pas le moindre vers.
Les poètes gardaient pour d’autres circonstances
L’encens officiel qui brûle dans leurs stances :
Le vingt-quatre janvier, jour de saint Babylas,
On célébrait ce saint, mais Beaumarchais non pas !
Or, voyant revenir la date cette année,
Hardiment j’ai plaidé la cause abandonnée ;

J’ai lutté, j’ai vaincu : car ce soir, grand succès !
Avec saint Babylas on fête Beaumarchais !

C’est au vieil Odéon que la fête se donne.
Dans l’antique théâtre où si souvent résonne
Ce langage brillant que nous admirons tous,
Beaumarchais est chez lui bien plutôt que chez nous.
C’est à lui que la salle, encore à peine née,
Doit son premier succès de la Folle Journée ;
C’est lui qui, le premier, réveillant ses échos,
Leur apprit le murmure aimable des bravos ;
C’est pour lui que l’on vit une foule idolâtre
Risquer de s’étouffer aux abords du théâtre ;
C’est lui, c’est lui partout… et son grand souvenir
Qui tous ici, ce soir, a su vous réunir,
Remuant en mon âme un monde de pensées,
Doucement, me ramène aux époques passées…


Malgré moi, lorsque j’aperçois
Cette salle resplendissante,

Soudain la salle d’autrefois
À mon souvenir se présente

Telle qu’elle était ce grand soir
Où, pour se placer faisant rage,
Le Tout-Paris d’alors vint voir
La première du Mariage ;

Première grosse de péril,
Où je dus rudement combattre,
Soir du mardi vingt-sept avril
An dix-sept-cent-quatre-vingt-quatre !

Ici, luminaire imparfait,
Brûle d’une flamme rebelle
L’invention du sieur Quinquet,
Vainqueur récent de la chandelle ;

Plus loin, j’entrevois tout autour,
Pressés dans leurs loges obscures,

Dames et seigneurs de la cour
Ruisselants d’or et de parures :

Ce sont les grands noms au complet
De ce siècle à l’allure folle,
Qui, naissant dans un menuet,
Meurt en dansant la carmagnole :

Le comte d’Artois tourmenté,
Approuvant d’un air équivoque ;
Là-bas, Carline, la Duthé,
— Le demi-monde de l’époque ; —

Les grands critiques du moment,
Souriant à mes hardiesses :
Ici, Fréron, sournoisement
S’apprêtant à me mettre en pièces ;

Là, dans ce coin, La Harpe auprès
De Grimm, que ma franchise outrage ;

Plus loin, des Mémoires secrets
L’auteur voilé tournant la page ;

Enfin, tout le parterre assis,
— Innovation singulière
Qui sut préoccuper Paris
Durant une saison entière ; —

Le parterre sombre, agité,
Ainsi qu’un lion qu’on éveille,
Et dont le bravo répété
Résonne encore à mon oreille !

Et pendant ces rudes moments
Où des tempêtes opposées
De sifflets, d’applaudissements,
Se croisent comme des fusées ;

Pendant que le succès craintif,
Devant cette audace nouvelle,

N’ose prendre un vol trop hâtif,
Hésite et palpite de l’aile,

Loin de tout regard indiscret,
Au fond d’une loge fermée,
Regardant, tranquille et distrait,
Cette multitude animée,

Là-bas, dans ce coin, je te vois,
Ô Beaumarchais, ô mon cher Maître,
Qui savoures d’un air narquois
L’émotion que tu fais naître !


Depuis ce soir fameux près d’un siècle est passé,
Mais le temps oublieux n’en a rien effacé,
Ô Maître, et rayonnant d’une gloire immortelle,
Ton œuvre est toujours jeune en étant toujours belle.
Le tour de ton esprit, fécond en traits hardis,
Nous séduit aujourd’hui comme il faisait jadis ;

Le fils se prend toujours où se prenait le père,
Et le temps confirma les bravos du parterre.
Ah ! c’est qu’il est bien nôtre et bien vraiment français
Cet esprit, descendu de l’aïeul Rabelais,
Par Voltaire aiguisé, dont ta main exercée
Comme d’un réseau d’or habille la pensée !
Esprit indépendant, léger, frondeur parfois,
Jetant leurs vérités aux peuples comme aux rois ;
Par crainte d’en pleurer, riant de toute chose,
Pour ne rien voir en noir, prenant la vie en rose,
Esprit qui malgré tout, conquêtes et combats,
Tient bien à notre sol, et ne s’arrache pas !

Sous ce brillant esprit dont ton œuvre est remplie,
Ô Maître, à plein courant tu fis passer la vie,
Et les types créés par ton art convaincu
Vivront à tout jamais, ayant toujours vécu.
Pour tromper d’un tyran la tendresse chagrine
Dès qu’elle le veut bien, toute femme est Rosine ;

Pareil à Bartholo, plus d’un vieillard jaloux
A recours au pouvoir risible des verrous ;
Chérubin charme encor quelque indulgente oreille
De l’aimable refrain d’un amour qui s’éveille ;
Suzanne, fine mouche au corset de velours,
Dans sa franche gaîté s’agite et rit toujours ;
Sans chercher bien longtemps on peut, de par la ville,
Trouver, — mais parlons bas ! — les cousins de Basile,
Et quant à Figaro, l’œil et l’esprit au vent,
Il est, par la sambleu ! solide, et bien vivant !

Laisse donc Figaro t’envoyer, ô mon père,
Non le vain compliment de tout anniversaire,
Compliment de commande, avec soin ajusté
Dans l’atelier commun de la banalité,
Difficile à trouver et plus encore à dire ;
Mais ce bon compliment que ton chef-d’œuvre inspire,
Qui naît avec le rire au cœur épanoui
Et vous monte à la lèvre aussitôt après lui !


Au nom de cette foule à ma voix réunie
Pour honorer ton nom et fêter ton génie,
Ô Maître, je t’envoie un long remercîment :
Dans ton éternité souris-nous doucement,
Et reçois aujourd’hui de nous, tant que nous sommes,
Cet hommage sacré que l’on doit aux grands hommes !