Parcs et Boudoirs/27

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LA


SOUBRETTE ACCOMPLIE


Pièce chinoise réduite en un acte
D’après Tching-te-Hoëi


PERSONNAGES

Madame Han, veuve d’un Ministre d’État.

Siao-Man, sa fille.

Fan-Sou, suivante.

Pe-Min-tchong, jeune étudiant.

Li-Kiang, messager de l’Empereur.


LA


SOUBRETTE ACCOMPLIE




PREMIER TABLEAU

À Pékin. — Un grand jardin ; on aperçoit des maisons tout au fond. — Une terrasse à gauche, au premier plan ; un pavillon à droite, au dernier.


Scène première

madame han, fan-sou, siao-man causent, sur la terrasse. — Un domestique remet une lettre à Madame Han.

MADAME HAN, la lisant.

En vérité, je ne songeais plus à l’arrivée de ce jeune homme.

SIAO-MAN ET FAN-SOU.

Il va venir un jeune homme, retirons-nous.

MADAME HAN.

Non, non, restez je vous prie, Mesdemoiselles. Soyez graves et réservées, surtout vous Fan-Sou, mordez votre langue bavarde ! (au domestique) Faites-le monter. (On introduit Fe-Min-tchong.)



Scène deuxième

pe-min-tchong. les mêmes.
PE-MIN-TCHONG.

Comment oserai-je m’asseoir en face de vous, Madame ? Madame, quand vous perdîtes votre époux, il était de mon devoir d’assister aux funérailles. Mais, hélas ! de grandes distances me séparaient de ces lieux. Daignez excuser cette négligence involontaire.

MADAME HAN.

Gardez-vous d’un tel excès d’humilité. Prenez une chaise. Depuis la mort de mon digne époux, je n’avais eu la chance de vous voir. On m’a dit que vous travailliez avec zèle. (Le domestique apporte un plateau couvert de fruits et de gâteaux.) Je vous offre du thé et non du vin. Notre deuil est la cause de cette abstinence. Voilà ma fille Sïao-Man, à peu près votre sœur, puisque vous fûtes élevés ensemble. Vous la trouverez belle et grandie. (À sa fille) Chère enfant, reconnaissez Pe-Min-tchong maintenant étudiant de la ville de Lo-Yang (Sïao-Man et Fan-Sou s’inclinent).

PE-MIN-TCHONG, embarrassé.

Tout mon respect à Madame Han et merci de son accueil bienveillant. Je reviendrai demain, si elle le permet.

MADAME HAN.

Quoi, aller à l’hôtellerie quand vous êtes chez moi ?

PE-MIN-TCHONG.

Disposez de ma personne, comme il vous plaira.

MADAME HAN.

Sïao-Man, donnez des ordres pour que l’on prépare la maisonnette verte ; on l’habitera dès maintenant (Sïao-Man et Fan-Sou saluent).

FAN-SOU ET SÏAO-MAN, se retirant.

(à part) Nous avons fait assaut de politesses et de cérémonies. (Elles sortent).



Scène troisième

pe-min-tchong, madame han (ils descendent de la terrasse. madame han l’accompagne jusqu’au pavillon).

MADAME HAN.

Vous serez bien ici. Le calme y règne. Seules les chansons des oiseaux et le parfum des fleurs pénétreront jusqu’à vous (Elle sort, il s’agenouille).



Scène quatrième

PE-MIN-TCHONG.

Ô Sïao-Man ! ô jeune fille, je t’aime ! Je viens ici pour être aimé de toi. Puisse le ciel écouter les prières que j’ai en tête ! (Il rentre).



Scène cinquième

fan-sou et sïao-man arrivent sur la terrasse.
SÏAO-MAN, pendant toute la scène, regarde du côté du pavillon.

Où donc étais-tu encore ? Je te cherchais partout ; nous oublions l’heure de l’étude. À peine aurai-je le temps de t’expliquer les livres.

FAN-SOU, à part :

Mademoiselle a bien autre chose à faire qu’à m’attendre pour étudier.

SÏAO-MAN (Elle lit).

« Koug-Wan, en démolissant l’ancienne maison de Koung-fou-tseu[1], trouva dans un mur trois livres de vers et trois livres d’annales. Les six livres canoniques furent transmis de cette façon aux siècles suivants, car le ciel ne voulait pas que le goût de la littérature s’éteignît parmi les hommes. » (Elle ferme le livre.) Toutes les fois que j’interroge un ouvrage, je sens mon cœur s’épanouir. Je puis m’instruire tout un jour sans ressentir la moindre fatigue. Pourtant n’est-ce pas une espèce de démence que de négliger les travaux de son sexe pour se livrer sans partage à ces sciences...... Je veux expliquer encore un chapitre avec toi.

FAN-SOU.

Mademoiselle, vous voulez encore étudier ? Tout à l’heure étant avec Madame dans le jardin, j’ai remarqué que le paysage était plus joli que d’habitude. Si nous n’allons pas profiter des agréments que cette saison étale à nos yeux, ne nous montrerons-nous pas insensibles aux séductions de la nature ? Quel besoin de lire ? Allons nous récréer un peu ; et puis la nuit va bientôt venir.

SIAO-MAN.

Koung-fou-tseu a dit : « À l’âge de quinze ans, je m’appliquais à l’étude ». Il faut imiter ce saint homme (Elles descendent).

FAN-SOU.

Mademoiselle, écoutez donc.

SIAO-MAN.

Que veux-tu que j’écoute ? (La nuit se fait).

FAN-SOU.

Entendez-vous les modulations pures de l’oiseau de Tou-Kiouen ? Sentez-vous le parfum des pêchers qui vient réjouir l’odorat ? Mademoiselle, promenons-nous à la dérobée.

SIAO-MAN.

Fan-Sou garde-toi de faire du bruit, retenons nos ceintures garnies de pierres sonores et marchons doucement.

FAN-SOU.

Les pierres de nos ceintures s’agitent avec un bruit harmonieux. Nos petits pieds semblables à des nénuphars d’or, effleurent mollement la terre, la lune brille sur nos têtes pendant que nous foulons la mousse verdoyante. La fraîcheur de la nuit pénètre nos légers vêtements. Ces fleurs ressemblent à une espèce de soie brodée ; voyez la verdure des saules, dirait-on pas des masses de vapeurs qui se balancent dans l’air ? Nous jouissons de toutes les beautés du printemps (En parlant, elle gravit l’escalier de la terrasse, va dans la maison, et en sort avec une petite lampe ; elle redescend au jardin).

SIAO-MAN.

Que ces perspectives sont ravissantes ! (Pendant que Fan-Sou va à la terrasse, Sïao-Man regarde attentivement le pavillon où est Pe-Min-tchong).

FAN-SOU.

Notre lampe jette une flamme tranquille au milieu de la gaze bleue qui l’entoure.

SIAO-MAN.

Souffle-la. On pourrait l’apercevoir de la maison.

FAN-SOU.

Dans ces moments délicieux, un poète se sentirait presser d’épancher en vers, les impressions de son âme. Mademoiselle, cela m’enchante à tel point, que je voudrais composer quelque chose.

SIAO-MAN.

Je désirerais bien t’entendre.

FAN-SOU.

N’importe qui, avec tout son talent, ne pourrait décrire les charmes de ces ravissants lointains. Voyez la fleur haï-tang, dont la brise agite le calice entr’ouvert ; les plantes !… (Pe-Min-tchong chante à la cantonade.)

SIAO-MAN.

De quel endroit viennent ces accords ?

FAN-SOU.

Vous savez bien que c’est le jeune étudiant.

SIAO-MAN.

Écoute au bas de cette fenêtre.

Pe-Min-tchong chante ces trois couplets en s’accompagnant.

I

La belle fille que j’adore
Demeure, demeure à portée
De ma voix, mais ne m’entend pas.


II

La belle fille que j’adore
Finira-t-elle par m’aimer
Quand je lui dirai mes soucis ?


III

La belle fille que j’adore,
Vers moi jamais ne viendra-t-elle
Pour que je lui donne un baiser ?

SIAO-MAN.

Les paroles de ce jeune homme vous attristent le cœur.

FAN-SOU.

À peine l’ai-je entendu que j’ai senti s’accroître mes ennuis. La douceur de ses accents fait naître le trouble dans nos imaginations, sa voix touchante inspire l’amour. Avec quelle vérité il décrit les tourments de cette passion. Ne croirait-on pas qu’il a voulu parler de votre abandon, de votre tristesse.

PE-MIN-TCHONG chantant le dernier couplet :

La belle fille que j’adore
Se reflète en mon triste cœur
Ainsi que le ciel bleu dans l’eau.

FAN-SOU.

Que ne joue-t-il un autre air ? Puisque cela fait allusion à nos peines, allons-nous-en !

SIAO-MAN.

Pourquoi es-tu donc si pressée ?

FAN-SOU.

Holà, Mademoiselle, ne voyez-vous pas un homme qui vient ?

SIAO-MAN.

De quel côté vient-il ?

FAN-SOU.

Les bambous froissés résonnent sur son passage ; les fleurs laissent tomber leurs feuilles décolorées ; les oiseaux qui dormaient sur les branches, s’envolent. J’écoute avec inquiétude… Je n’entends plus rien. Autour de nous règne le silence.

SIAO-MAN

À quoi bon faire l’effrayée ? Quel homme pourrait venir à cette heure ?



Scène septième

les mêmes. pe-min-tchong apparaît au balcon de son pavillon.

PE-MIN-TCHONG.

(à part) J’entends…

FAN-SOU

Mademoiselle partons ; j’appréhende qu’il ne vienne quelqu’un.

SIAO-MAN

Qu’est-ce que tu as à craindre ?

FAN-SOU

Ah ! si Madame vient à savoir cela, elle dira que c’est moi la coupable.

pe-min-tchong fredonne le dernier couplet de sa chanson.
SIAO-MAN, se cachant avec Fan-Sou.

Il sait que nous sommes là. Que devinera-t-il ?

FAN-SOU.

Quoique nous ne pensons pas à l’amour, il va croire que l’amour nous amène ici.

SIAO-MAN.

Quels motifs pourraient autoriser un semblable soupçon ! Si tu veux partir, va-t-en ! Si tu veux rester, reste ! Je désire attendre encore un peu !

FAN-SOU

L’éclat de la lune peut nous trahir, je meurs d’inquiétude. (Elle disparaît.)

SIAO-MAN

Me voilà débarrassée de Fan-Sou. Prenons maintenant notre sac d’odeurs, et jetons-le sur le seuil de cette porte. Pe-Min-tchong ne tardera pas à l’apercevoir. (Elle sort.)



Scène huitième

PE-MIN-TCHONG, descendant, tenant une lampe.

Coupons un peu la mèche émoussée de cette lampe, afin que la clarté soit plus vive (Il ramasse le sac d’odeurs), un sachet !… (Il remonte au balcon) le joli sachet violet ; deux oiseaux qui entrelacent leurs cous ![2] (Il s’agenouille devant son kin)[3] Ô joie ! joie profonde ! ô cher instrument ! je t’invoque d’une voix suppliante. Souviens-toi que je t’ai suivi pendant plusieurs années, comme un ami fidèle. C’est dans ta ceinture mince et svelte comme celle d’une vierge, dans ton sein nuancé comme un serpent, dans ta gamme d’or, dans ton chevalet, dans tes sept cordes, que réside la puissance de mon chant. C’est grâce à toi qu’elle vient d’entendre ma révélation. Ô ciel ! puisse une brise heureuse de recevoir de tels sons, les porter mollement aux oreilles de la jeune fille. Je te suspendrai dans ma chambre, je t’offrirai des sacrifices aux quatre saisons de l’année, et je ne manquerai pas de te saluer soir et matin, en reconnaissance.

Le rideau tombe.


fin du premier tableau.




DEUXIÈME TABLEAU


Même décor.

Scène première

MADAME HAN, sur la terrasse.

Il y a une semaine que Pe-Min-tchong est ici (après une pause). Je ne veux pas marier ma fille. Cette obstination qu’il met à me parler d’elle, à se trouver sur son passage, me le rend insupportable. Il a voulu m’entretenir de ses projets. J’ai détourné la conversation. Heureusement qu’il repartira bientôt. (Elle sort).



Scène deuxième

FAN-SOU traverse le jardin.

On n’a pas encore vu dans l’Empire du Milieu, un homme que l’amour eût rendu si malade. En traversant les bosquets, j’ai fait tomber une pluie de pétales rouges ; maintenant ces plantes ressemblent aux joues d’une belle, dépouillées de fard (Elle frappe au pavillon, Pe-Min-tchong descend).



Scène troisième

fan-sou, pe-min-tchong.
FAN-SOU

N’ayez garde, Madame va rendre des visites. Nous sommes bien seuls…

PE-MIN-TCHONG.

C’est toi, jeune compagne de ma bien aimée !

FAN-SOU.

Mademoiselle vous recommande de profiter du calme présent pour travailler et ne pas négliger les belles-lettres.

PE-MIN-TCHONG.

Quoi ! pas de choses dictées par le cœur ?

FAN-SOU.

Ô Pe-Min-tchong ! tête sans cervelle ! quand songerez-vous aux choses utiles ? Votre santé en est toute délabrée ! Vous n’avez donc rien puisé de solide dans vos livres ? Savez-vous pas que « l’apparence est le vide, et que le vide n’est autre chose que l’apparence ? »

PE-MIN-TCHONG.

Le digne époux de Madame Han n’a-t-il pas recommandé notre union ! Ah ! quand on a vu Siao-Man une fois, on ne peut l’oublier. Ô Fan-Sou ! si tu pouvais réaliser ce rêve d’amour, je transmigrerais dans le corps d’un chien ou d’un cheval pour te servir par delà la mort.

FAN-SOU.

Je viens savoir dans quel état vous êtes, et vous me contez des extravagances. Koung-fou-tseu a dit : « Je n’ai pas rencontré un homme aimant la vertu comme on aime le plaisir. » (Pendant qu’elle parle, Pe-Min-tchong écrit un billet).

PE-MIN-TCHONG

Remets-lui ce mot. Vois ce sachet d’odeurs ! (Fan-Sou le lui arrache et pousse Pe-Min-tchong en apercevant Sïao-Man sur la terrasse. — Il part).



Scène quatrième

sïao-man (sur la terrasse feuillette un livret), fan-sou.
SIAO-MAN.

D’où viens-tu ?

FAN-SOU.

On m’avait chargé de visiter Pe-Min-tchong qui est malade.

SIAO-MAN, vivement.

Malade !… comment va ce pauvre garçon ?

FAN-SOU, à part.

Il paraît qu’elle s’intéresse beaucoup à lui (À Sïao-Man). Subitement une fièvre s’est déclarée, son état s’aggrave de plus en plus et la maladie le conduit par degrés au tombeau.

SIAO-MAN.

Est-il possible qu’il soit en cet état ! (À part) Je n’ose l’interroger trop. Comment faire ? Quel remède ?

FAN-SOU (bien haut).

La question que Mademoiselle vient de m’adresser, décèle à point les sentiments de son cœur ; on peut lui parler franchement. Pe-Min-tchong n’est pas trop mal portant et m’a chargé de vous remettre cette écriture-là. J’ignore ce qu’il dit.

SIAO-MAN, ouvre la lettre et lit.

Vile créature, il faut que tu sois bien effrontée !

FAN-SOU.

Que voulez-vous dire ?

SIAO-MAN.

Fan-Sou, viens ici et mets-toi à genoux !

FAN-SOU.

Je n’ai commis aucune faute, je ne m’agenouillerai pas.

SIAO-MAN.

Indigne suivante, tu déshonores ma famille. Sais-tu bien où tu demeures ? Tu oses manquer à ce point aux convenances, comme si je ne les connaissais pas. Je n’ai pas encore engagé ma foi : malgré cela tu vas prendre la lettre amoureuse d’un jeune homme, pour venir ensuite me séduire. Si ma mère, qui est d’un caractère emporté venait à le savoir, tu serais perdue. Petite scélérate, je devrais te briser la figure ; mais on dirait partout que je suis une méchante fille et que j’ai le caractère d’un démon ; on ne manquerait pas de me calomnier. Mon unique désir est de prendre cette lettre et d’aller la montrer à ma mère. Misérable suivante, elle te fustigera comme il faut.

FAN-SOU, à genoux et riant.

Eh bien ! me voilà à genoux. Ce jeune homme m’a chargé de vous remettre un billet. Je ne savais pas en vérité ce qu’il avait écrit. Mademoiselle, si vous allez le dire à Madame votre mère, vous me perdrez ainsi que votre amant.

SIAO-MAN.

……Tu es bien impudente !

FAN-SOU, tirant le sac d’odeurs.

Ne vous fâchez pas tant. Votre suivante ne fera pas de bruit. Mademoiselle gardez-vous de vous emporter. Voici un objet qui eut une destination. Dites-moi à qui vous le réserviez. Regardez un peu, cherchez, expliquez d’où il vient.

SIAO-MAN, à part.

Comment se trouve-t-il entre ses mains ?

FAN-SOU.

Ne m’avez-vous pas dit : « petite misérable, sais-tu bien où tu demeures ? N’es-tu pas dans le palais d’un ministre d’État ? » — Et qui êtes-vous, Mademoiselle ? Vous êtes une honnête jeune fille. Oserais-je vous séduire par des propos indiscrets ? Quand Madame, si sévère, aura vu cette servante qui déshonore sa maison, c’en est fait d’elle ! Permettez-moi de vous quitter promptement. Je vais aller trouver madame, afin qu’elle me châtie, comme je le mérite.

SIAO-MAN.

Fan-Sou, je veux raisonner avec toi.

FAN-SOU.

Vous m’avez objecté que feu votre père a gouverné sa maison avec tant de fermeté que les domestiques et les suivantes n’osaient faire une démarche contraire aux rites. Vous mettez en oubli, ces belles instructions reçues dans l’enfance ; vous ne cultivez même pas les vertus de votre sexe ; vous désobéissez à cette tendre mère, vous promettez votre cœur à un jeune homme et lui donnez un gage de tendresse. Vous êtes triste et vous prétendez être atteinte de cette lassitude qu’occasionne l’arrivée du printemps. Voilà le larcin découvert. C’est à vous de demander pardon, loin de là, rejetant ces fautes sur moi, vous m’accablez de reproches. Est-ce ainsi qu’on traite les gens ? Je ne vous fais qu’une seule question. Quelle était votre pensée en envoyant ces oiseaux qui emmêlent leurs plumages ? Il faut convenir qu’ils sont brodés avec art. (Elle se met à courir). Je vais les montrer à Madame…

SIAO-MAN, l’arrêtant.

Tout-à-l’heure, je plaisantais avec toi.

FAN-SOU.

Pourquoi agir ainsi ? Est-ce bien vous qui me suppliez de vous accorder du répit ?

SIAO-MAN.

Je conviens que j’ai eu tort.

FAN-SOU.

Mademoiselle, n’avez-vous pas voulu me frapper ?

SIAO-MAN, s’agenouille.

Eh bien ! frappe-moi à ton tour !

FAN-SOU.

Allons, venez ici ! Notre rôle est changé, est-ce que vous avez peur ?

SIAO-MAN

Certainement que j’ai peur !

FAN-SOU.

N’ayez crainte. Je plaisante.

SIAO-MAN.

Tu as manqué de me faire mourir de frayeur !

FAN-SOU.

Bien sérieusement, vous avez donné ce sachet à Pe-Min-tchong.

SIAO-MAN.

Oui.

FAN-SOU.

Pourquoi vous êtes-vous cachée de moi ?

SIAO-MAN.

Je n’ai pas osé te confier.

FAN-SOU.

Qui peut s’opposer à votre union ? L’usage veut que les femmes aiment les hommes. Quel bonheur n’éprouve-t-on pas lorsqu’on adoucit les peines de ses semblables ! Sauvez-vous tous deux…

SIAO-MAN.

Ma compagne, tu es tout à fait dans l’erreur. — Si je contracte une union illicite avec Pe-Min-tchong, comment oserai-je paraître dans le monde ? Ma résolution est irrévocablement fixée, je ne m’arrêterai plus à ces frivoles choses…

FAN-SOU.

Il vaut mieux sauver la vie de quelqu’un que d’élever une pagode à sept étages. Mademoiselle il veut savoir votre pensée…

SIAO-MAN, câline.

J’avais préparé une lettre…

FAN-SOU

Je vais la porter.

SIAO-MAN.

À qui ?

FAN-SOU.

À Madame…

SIAO-MAN, effrayée.

Elle a juré ma perte !

FAN-SOU.

Allons qu’on se rassure… je vais chez lui. (Elles sortent).



Scène cinquième

fan-sou, pe-min-tchong.
FAN-SOU, revient seule et frappe dans ses mains devant la demeure de Pe-Min-tchong. Il descend.

Madame n’est pas rentrée, Mademoiselle monte à sa chambre, nous pouvons parler librement.

PE-MIN-TCHONG.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

FAN-SOU.

Aujourd’hui la soubrette vous a rendu un service signalé ?

PE-MIN-TCHONG.

Mademoiselle a-t-elle daigné recevoir ma lettre ?

FAN-SOU, faisant claquer ses doigts et chantonnant.

J’ai eu recours à un petit stratagème et j’ai arrangé votre affaire.

PE-MIN-TCHONG.

Si tu as quelque bonne nouvelle, dis-le tout de suite.

FAN-SOU.

J’ai un billet de sa main où elle a exprimé ses sentiments.

PE-MIN-TCHONG.

Quel bonheur ! une réponse de Mademoiselle, vite, vite !

FAN-SOU, tirant de son sein la lettre, sans la montrer.

Oh ! dans cet endroit, personne n’a pu la voir.

PE-MIN-TCHONG.

L’impatience m’étouffe.

FAN-SOU.

Savant stupide qui n’entendez rien aux choses ! Votre sort est dans cette main-là.

PE-MIN-TCHONG.

Aie pitié !… (Fan-Sou lui remet la lettre, Pe-Min-tchong s’agenouille.) Avant de la prendre, attends que j’allume un réchaud de parfums. Prosterne-toi et fais une prière pour moi !

FAN-SOU.

Je ne comprends pas.

PE-MIN-TCHONG.

Je prierai tout seul.

FAN-SOU.

Mademoiselle n’en ferait pas autant pour vous. Qu’a-t-elle donc de si extraordinaire cette lettre pour que vous brûliez des parfums en son honneur ! Est-il possible que vous portiez la démence au point d’adorer un morceau de papier ? (il lit la lettre) Vous le voyez, je viens de remplir une mission délicate, je me suis compromise, peut-être. Ah ! j’essayerais en vain de vous raconter…

PE-MIN-TCHONG, poursuivant son idée.

Elle me promet un rendez-vous pour cette nuit, mais j’ignore à quel moment elle viendra.

FAN-SOU.

Elle sera avare de sa tendresse dans la crainte d’effacer sa beauté, et cette nuit avec vous…

PE-MIN-TCHONG, l’interrompant.

Comment se conduira la chère amante ?…

FAN-SOU, riant.

Le mot était sur le bout de ma langue ; véritablement je l’ai avalé…

PE-MIN-TCHONG.

Prononce donc ce mot ? mets le comble à ma joie !… Que t’a-t-elle recommandé ?

FAN-SOU, confidentiellement.

… de vous dire à voix basse.

PE-MIN-TCHONG.

Quoi ?

FAN-SOU.

De ne vous pas endormir.

PE-MIN-TCHONG.

Tu plaisantes !

FAN-SOU.

Attendez que le tambour ait annoncé l’arrivée de la nuit ; attendez que tout le monde soit plongé dans un profond sommeil : qu’une brise printanière fasse frémir l’aigrette du phénix qui rêve sous les bananiers ; que la fleur qui croît dans le palais de la Lune abaisse son ombre sur la cîme des arbres ; que la jeune beauté sorte furtivement de sa chambre d’où s’exhale une douce odeur ; qu’elle soulève mollement sa jalousie aux verres coloriés ; qu’en agitant sa robe de satin elle franchisse la balustrade de la terrasse ; c’est à ce moment là qu’elle viendra… (Elle sort et lui envoie des baisers).



Scène sixième

PE-MIN-TCHONG.

Ô belle nuit ! nuit bien faite pour assister aux épanchements de deux cœurs ! ô nuit inoubliable ! Entends ma bien aimée, entends-là, elle doit se promener dans sa chambre, inquiète, réfléchissant à ce qu’elle va faire. Quel génie lui souffle à l’oreille des paroles merveilleuses ? (Sïao-Man arrive).



Scène septième

siao-man, pe-min-tchong.
SIAO-MAN.

Maintenant je suis à vous ! protégez-moi ! (Elle s’attache à Pe-Min-tchong.) Je trahis mon devoir ; je me perds, j’ai peur de la vengeance de ceux qui me dirigent ! Ô ne m’abandonnez pas ! vous parlerez ! vous me défendrez ?…

PE-MIN-TCHONG.

Sïao-Man, quelle exaspération ! Où voyez-vous chère petite créature ! oiseau impressionnable ! qu’il soit mal de causer sagement avec son futur époux ?

SIAO-MAN (vivement).

On dit que vous serez un poète illustre. Me chanterez-vous ? prendrez-vous modèle sur moi, quand vous vanterez les charmes des déesses et des personnes fameuses ?

PE-MIN-TCHONG.

Je n’écrirai que pour te chanter…

SIAO-MAN.

Je serai fière d’être votre femme. Quand vous composez une pièce de vers, les lettrés se disputent pour la copier… Tout le monde vous regarde comme un jeune homme de mérite accompli… Quoi ! vous n’avez plus rien à dire ? je croyais que les poètes inventaient des choses admirables comme les oiseaux chantent, sans s’arrêter…

PE-MIN-TCHONG.

On a toujours très peur de ceux qu’on aime, peur de paraître ridicule, de n’être pas assez éloquent ; on voudrait se faire pardonner ses aveux, se faire chérir tout de suite.

SIAO-MAN.

Mais c’est fait. Vous n’avez pas besoin de chercher une contenance, puisque moi aussi, je me sens toute craintive. Appuyons-nous l’un contre l’autre, cela nous donnera du courage.



Scène huitième

tous.
MADAME HAN, furieuse et tenant Sïao-Man, en s’adressant à Fan-Sou.

Qui t’a ordonné de conduire ma fille à Pe-Min-tchong.

SIAO-MAN.

Je suis perdue !

MADAME HAN, à Pe-Min-tchong.

J’ai trouvé chez ma fille, des lettres qui vous étaient destinées, Monsieur…

FAN-SOU.

C’est votre faute, vous n’avez pas gouverné votre maison avec une autorité convenable.

MADAME HAN.

Tu m’insultes, toi ?

FAN-SOU, sournoise.

Ce courroux m’effraie comme le bruit du tonnerre. Votre époux avait ordonné certaine chose : « Si vous n’exécutez pas mes dernières volontés, vous a-t-il dit, cette désobéissance me tourmentera dans l’autre monde. »

MADAME HAN.

C’est vrai, je n’ai pas élevé ma fille assez rudement. J’étais trop confiante…

FAN-SOU.

Dans peu de jours, vous les mènerez à la chambre nuptiale.

MADAME HAN, à Sïao-Man.

Vous vous êtes couverte de honte (à Pe-Min-tchong). Et vous Monsieur, qui formez de coupables intrigues… (On entend un grand bruit, la porte du jardin est ouverte, Li-Kiang entre avec la foule.) Qui a le front de venir ici ?



Scène dernière

les mêmes, li-kiang.
LI-KIANG.

Je suis Li-Kiang. Mon nom de famille est Li, mon surnom Kiang, et mon titre honorifique Chin-tchi. Sa Majesté connaît bien la pureté et le désintéressement que je montre dans l’exercice de mes fonctions. (Sur un autre ton). Chargé d’un ordre, je viens de la maison de l’Empereur, fils sacré du Ciel, unique gouverneur de la Terre, grand-père de son peuple, (tous s’inclinent) pour accomplir un mariage et distribuer des récompenses.

FAN-SOU.

Mais quel mariage ?

LI-KIANG.

Vous tous, ici présents, à genoux du côté du Palais, et l’oreille prête (il lit) : « Le Général Han, ministre d’État, ayant autrefois sauvé d’un imminent danger, le prince Tsin, frère de Sa Majesté, Sa Majesté demanda au Général quelle récompense il désirait. Celui-ci voulut que sa chère fille, Sïao-Man, devînt la femme du jeune lettré Pe-Min-tchong, qu’il affectionnait tout particulièrement. Le général Han mourut quelques mois après, en se couvrant de gloire. Aujourd’hui que cesse le deuil prescrit, Sa Majesté a daigné se rappeler les paroles de son fidèle Ministre.

» Elle décrète donc qu’il sera fait selon son désir. Sa Majesté confère à Madame Han une noblesse de trois générations ; en outre, Elle donne mille onces d’argent et un bonnet rouge à Sïao-Man. » Il faut accepter avec gratitude les bienfaits de l’Empereur.

TOUS, à genoux et baissant la tête.

Nous les acceptons.


Le Rideau tombe.


fin.
  1. Confucius (né 550 ans avant le Christ).
  2. Les deux phénix sont l’emblème du mariage.
  3. Kin, guitare.