Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/02

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 21-33).
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II


Vocation d’Agénor Blanqhu. — Les joyeux notaires. — Métallisation notariale. — Me  Cordace d’Ambrelin. — Le progrès. — Machinations séniles d’un ex-talon rouge. — L’épatant Blanqhu. — Commencement d’affaires.


Les moyens légitimes de faire fortune, de sortir de l’ornière commune ne pouvaient s’harmoniser avec le tempérament et la morale spéciale d’Agénor Blanqhu, le clerc du notaire d’Ambrelin ; ses appétences et ses dispositions le marquaient pour une scène autrement virilipotente que celle du chef-lieu de canton qui l’avait vu naître.

Beau, comme il n’est permis qu’à Apollon de l’être dans les classiques, mais râpé comme un rat d’étude de province, il n’avait encore pu se produire qu’auprès de la belle Madame Ragot, du Soleil d’Or, où il prenait pension ; ce qui ne l’empêchait pas de rêver palais, houris sidérales, festivités et gloriosités mondaines.

Il croyait sincèrement avoir une mission vengeresse à remplir auprès des Métalliques, dont les combinaisons avaient mis sa famille sur la paille.

Son patron, Me  Cordace, lui avait bien fait entrevoir la possibilité d’un bon mariage qui lui permettrait de lui succéder. Mais cette perspective n’avait rien de bien assuré pour le clerc, qui savait par expérience que les héritières en ont par-dessus les épaules des notaires de province, dont la réputation, depuis quelque dix ans, ne laisse rien à désirer, comme lendemain de Mardi-Gras !

Mais le beau Blanqhu avait été beaucoup plus attentif aux confidences que le cupidant notaire lui faisait à son retour de ses périodiques galopades à Paris.

Les notaires de province, si gourmés en présence de leur plumaille ministérielle, sont, une fois le pied posé sur l’asphalte parisien, les plus joyeux des fêtards. Ils sont une providence pour les cocottes disponibles et les grands chabannais. On les rencontre inévitablement au Moulin-Rouge et aux Folies-Bergère.

Les affaires de leur ministère — que d’affaires, Mesdames les notairesses ! — gagent officieusement leurs perpétuels pèlerinages à la capitale. Ce sont d’heureux coquins très décorables, même décorés.

En leur absence, les bonnes poires de leur patelin notarial les fauchent. Mais Paris-Éros les acclame chaleureusement, car ils sont joyeux, les notaires de province. Ils ont gîte dans le périhélie de la zone galante, où colombes et colombines, aux minois chiffonnés et aux dessous copurchics, leur donnent les félicités du septième dessus. Et aussi, quelles bournifailles !

D’ailleurs, Paris n’a rien à refuser aux joyeux notaires : ce sont des galetteux rupins auxquels la galette ne coûte guère. On y parle sérieusement de donner à la section du Métropolitain, qui part de Bullier pour aboutir aux Batignolles, le nom de Tuyau des joyeux notaires.

Tous ne peuvent pas s’imposer des dépenses archisomptuaires, mais c’est égal, tous marchent.

La cocotterie parisienne est toute aux joyeux notaires — en extra. Les ambulantes n’ont d’œillades, de sourires et de baisers que pour eux. Et, ma foi ! on se contente parfaitement d’un dîner de matelot, quand le beefsteak final se présente dans de bonnes conditions.

Cette révolution dans les mœurs notariales ne s’est autant révélée, que depuis que les notaires sont entrés dans le mouvement du métallisme.

Il est constant aujourd’hui que la grande généralité des études notariales de province sont autant agences d’affaires qu’officines ministérielles. Il s’y traite autant d’affaires financières : prêts hypothécaires, délégations de loyers, avances sur successions ouvertes, subrogations et ventes de créances et de rentes, négociations de valeurs de Bourse et paiements anticipés de coupons à échoir, que dans n’importe quelle agence sérieuse d’affaires, dont souvent les officiers ministériels sont les associés ou les intermédiaires intéressés.

Outre les bénéfices que ces transactions leur rapportent, les notaires ont encore celui des actes qu’elles nécessitent, ce qui leur assure une clientèle obligée.

Qu’on ne se hâte pas de condamner ces laborieuses pratiques ! Si elles ont parfois des conséquences déplorables pour la corporation, elles aident puissamment beaucoup d’études de province à se soutenir et à garder le décorum que la position de leurs titulaires impose.

Dans le struggle-for-life général, les officiers ministériels, comme les magistrats réduits à la portion congrue, ont dû prendre position dans la mêlée, et on doit leur rendre la justice qu’ils y apportent autant de discrétion que de bongarçonnisme. On ne peut guère leur reprocher, aux uns et aux autres, que de ne pas être des Catons de vertu. Mais l’âme française n’est pas l’âme romaine dont il ne faut accepter la fermeté morale classique que sous bénéfice d’inventaire, car les Romains des temps héroïques étaient éminemment doués de ce patriotisme spécial, dont ont hérité les Français, les Allemands et les Anglais, de s’affirmer, dans chacun de leurs actes, supérieurs aux autres peuples et de convertir, dans leurs annales, leurs crimes en brillantes épopées, leurs vices en vertus. Généralement l’histoire officielle des nations n’est qu’un sublime monument de craques où les craqueurs sont légion.

Cette atténuance doit aussi s’étendre aux métalliques de profession. Si on trouve ordinairement des millions, dont on parle trop, dans le passif de ceux qui ont trop violemment bilboqueté avec le Code, on y trouve aussi de nombreuses traces de bienfaits dont on ne parle jamais.

Pour juger équitablement un homme, il faut mettre dans la balance les faits qui composent son actif et son passif moraux. Il en est qui paraissent d’une correction parfaite dans tous leurs actes, mais à qui il serait impossible d’attribuer une vertu morale, même un fait bienfaisant ; ce sont des honnêtetés faites de cent coquineries quotidiennes.

Me  Cordace était le type du notaire brasseur d’affaires. En relations suivies avec toutes les grandes agences financières de Paris, il était un client assidu du train circulaire des notaires qui rayonne sur toute la France.

Jouisseur par suggestion métallique, il passait chaque semaine deux jours de béatitude et de débraguettement rabelaisiens dans les cocottières sélectes.

Son programme, sauf quelques suppléments motivés par les circonstances, était constamment le même. Après s’être vivement débarrassé de quelques affaires transitoires, qui étaient le prétexte de son voyage, le Quartier Latin le retrouvait dans un restaurant discret, assis devant un copieux déjeuner, en compagnie d’anciens camarades d’école morosophes et de quartinettes moult folles. Puis la bande joyeuse se répandait dans les tavernes escholières jusqu’à l’heure de la brouée absinthinale, que le joyeux notaire allait siroter au boulevard, à la Paix ou au Riche, dans la contemplation de la patrouillade des petites dames, de leurs performances, s’intoxiquant d’effluves parfumés qui le libidinosaient.

Le moment où Paris jouisseur s’éveille le surprenait ravi des choses aperçues, devinées, intérieurement décidé à en palper les galbes.

Pendant qu’à son Ambrelin pétaudier pointaient fauves, semblables aux yeux d’un loup dans la forêt, quelques lumignons étiques, Paris s’illuminait, dans une fièvre étincelante de gaz, d’électricité, de chairs nacrées et d’or, conviant la grande vadrouille noctambule aux beuveries de Gamache et aux saltations d’Éros.

Le notaire allait, joyeux, suivant le torrent humain, s’érotisant au frôlement des chasseresses dont les habillés tailleur dessinaient les formes dianesques dans une royale opulence de hanches, de fesses, de cuisses, de seins et d’umbiculaires tentateurs, bercé du somnambulisme de demi-veille des nycticoroces qui le conduisait aux Folies-Bergère et au Moulin-Rouge, où, chairs prenantes, il allait chavirer dans un restaurant de nuit, devant un souper préparatoire des délices de la cupidonade névrotique.

Dans les derniers temps, une avarie carabinée l’avait sagement déterminé à se contenter d’une part d’action à la possession du capital d’une quasi demi-mondaine, Aglaé Matichon, qui avait déserté, deux ans auparavant, sa machine à coudre d’Ambrelin, pour s’adonner à l’art plastique et cupolent de la zone galante.

De retour à sa pétaudière notariale, Me  Cordace ne tarissait pas auprès de son clerc, la seule personne d’Ambrelin qu’il crût capable de le comprendre, sur Paris, ses pompes et ses œuvres.

Le notaire était concluant, il parlait des femmes comme les cuisinières de leurs marmites, les artilleurs de leurs canons et les maquignons de leurs cavales, se répétant pour imposer sa conviction intime, qu’il n’y avait rien de tel qu’une casserole suffisamment préparée au feu pour faire mijoter un bon culobrion : rara avis.

Ce langage rabelaisien, dont un livre admirable consacre le ton, est devenu, depuis que le gaulois en a appelé au bon sens de la préciosité académique, d’un usage courant dans toutes les classes de la société. Les clubs fashionables n’emploient pas de locutions plus raffinées que celles qui ont cours sur le boulevard. Le purisme académique reste le langage parlementaire obligatoire, sauf pour le Palais-Bourbon où une certaine tolérance facilite les relations amicales entre partis opposés.

Avec les femmes du monde, qu’on emploie la métaphore ou le mot de texture latine, on est toujours compris ; il est cependant de bon ton de ne pas appeler une cuisse un jambon.

Ceci dit pour disculper Me  Cordace de toute grossièreté d’éducation.

Ses confidences folichonnes ouvrirent des horizons passablement cascadeurs au maître clerc, dont tout le langage érotique ne se composait jusque-là que de cornages de maris débonnaires, d’idylles sous les feuilles et de culbutages de servantes, mais elles ne lui paraissaient d’aucune utilité pour son projet de faire fortune per fas et nefas.

Il s’était bien un instant arrêté à l’idée de se servir d’Aglaé Matichon, dont les corsets, les dentelles, les dessous parfumés, les bas de soie à jours et ce qu’ils contenaient, minutieusement décrits par le patron, lui avaient donné un avant-goût des suavités parisiennes, mais sa stratégie arrêtée l’avait prévenu contre les cocottes, qu’il estimait plus propres à rafler la galette qu’à en donner.

Bien plus profitable lui fut la fréquentation du marquis de la Tétonnière, vieux beau en passe de sénilité amoureuse, que le jeu et les femmes avaient confiné à son hôtel d’Ambrelin.

En passant par l’étude pour la signature d’un acte, il avait été émerveillé du physique du beau clerc. Des relations, d’abord un peu cérémonieuses, n’avaient pas tardé à suivre cette rencontre fortuite.

Le marquis aimait la jeunesse, la beauté et l’esprit, parce qu’il avait été jeune, beau et qu’il possédait l’esprit du diable des roués de salons. Comme les vieilles douairières qui ont longtemps brûlé le balai, il ne pouvait se trouver en communication avec un jeune homme ou une jeune fille impressionnante, sans vouloir se mêler de les pousser dans le monde qu’il avait quitté, et qui, pour lui, résumait l’idéalité terrestre.

Agénor ne lui eut pas aussitôt confié ses projets de fortune, qu’il pensa à lui ouvrir une issue protectrice.

Mais le sujet n’était pas d’un placement facile, car il prétendait ne pas jouer dans le monde le rôle d’accessoire, mais celui de cavalier.

Son protecteur improvisé eut beau lui dire qu’on n’entrait pas dans le grand monde comme dans un moulin, le clerc s’obstina, jurant qu’il y entrerait par la porte ou par la fenêtre, cette fenêtre fût-elle sur le toit.

Le faire présenter, il ne fallait pas y songer ; le clerc était pelé comme un rat. Pour toute soutenance, il avait des appointements de cent cinquante francs.

Le marquis réfléchissait, combinait, algébrait, et ne trouvait aucun moyen d’être utile à son protégé.

Mais le hasard, qui vient toujours au secours des opiniâtres, lui suggéra une de ces rosseries diaboliques dont les roués seuls sont capables. Agénor, en rappelant l’ancienne opulence de sa famille, lui ayant parlé de ses connaissances chevalines et de son adresse à conduire l’équipage paternel, il conçut sur-le-champ le projet de l’adresser comme cocher à la toute belle duchesse de Rascogne, lubriculaire émérite dont il avait été autrefois passionnément amoureux et qui l’avait honteusement remplacé dans ses préférences, comme trop caduc, par un rustrotiki du Danube.

Le même jour, il écrivait à son ex-idole, restée son amie, lui vantant la beauté, la virilité et la dextérité d’automédon de son protégé.

La réponse ne se fit pas attendre ; quatre jours après, Agénor, à qui le marquis avait confié son plan, apprit qu’il était agréé.

Particulièrement stylé par son protecteur, auquel il demanda le secret, le beau clerc quitta Me  Cordace, prétextant une grande situation qui lui était offerte en Amérique.

Son Nouveau-Monde était Paris, dont-il avait tout à connaître et où il arriva léger d’argent, mais riche d’espérances et de résolution.

Quelques jours de répit lui étaient nécessaires avant de s’engouffrer dans son aventure. Il avait beaucoup à observer pour être à la hauteur de sa nouvelle situation.

Il ne pouvait, en l’occurrence, trouver une commutatrice plus appropriée à sa position que sa payse, la débrouillarde Aglaé Matichon. Pourquoi n’irait-il pas la relancer ? Il y trouverait peut-être la table et le logement, en attendant.

À tout hasard, il se dirigea vers la rue de Vienne, où la cocotte perchait.

Il la trouva au lit, en repos d’un coucheur qui venait de partir.

On parla du patelin, de Me  Cordace, et de mille autres choses qui se chuchotèrent culcitra pluma, lorsque Agénor, dont la beauté marluchienne avait porté à la peau de la gouge, eut pris auprès d’elle la place encore chaude du coucheur disparu.

Un Apollon qui se nommait Agénor, quel régal !

Aglaé apprit en quelques heures au beau clerc les trente-six façons de faire l’amour à Paris.

Lejeune licencié en droit comprit alors ce que l’enseignement universitaire présentait de lacunes.

Il en eut honte pour ses professeurs.

Son instruction, pour être complète, demandait encore quelques leçons, et il pensait au moyen de se les faire donner pro Deo, lorsqu’un lapin de taille se présenta à son esprit.

— Je suis passé par Paris pour m’embarquer au Havre, d’où je me rendrai en Amérique pour recueillir l’héritage de mon oncle Craquefort. Je n’ai sur moi que la somme nécessaire à mon voyage, mais à mon retour je te revaudrai tes gentillesses, lui dit-il du ton cavalier d’un héritier sûr de son fait.

Aglaé, médusée par ce mot d’héritage, ne flaira pas le lapin.

— De combien est ton héritage ? lui demanda-t-elle curieuse.

— Deux millions et les intérêts échus depuis la mort du bonhomme… Tiens ! une idée : tu me bottes ; si tu veux, tu seras ma maîtresse. Dans un mois, je serai de retour à Paris, nous louerons un appartement dans un quartier riche.

Agénor avait débité cela d’un ton de patronage qui avait ravi la bonne fille.

— Si je veux être ta maîtresse ! Mais tout de suite, mon petit homme. Ne t’inquiète de rien, je me charge de te faire faire une noce avant ton départ, comme si tu avais déjà tes deux millions, avait-elle répondu en l’embrassant partout où sur son corps il y avait place pour un baiser.

Les descendeurs de pantes ont le coup du père François, les politiciens, le coup du ministre, dont la paternité appartient à Constans le tombeur du boulangisme, les escrocs ont maintenant le coup de l’héritage, et il porte toujours.

La grue s’était vendue pour un plat qui ne valait certainement pas les lentilles de Jacob. Dès ce moment, elle fut aux petits soins pour l’intrus, trimant pour ramener à la passe et à la nuit afin que son nouvel amant pût se gondoler dans Paris.

Quand, au bout de huit jours, le beau clerc eut suffisamment nocé et qu’il se fut rendu compte que tout l’art de conduire des cochers parisiens consiste à écraser méthodiquement les piétons, il annonça à Aglaé qu’il partait pour l’Amérique.

La cocotte l’accompagna à la gare Saint-Lazare, où elle le vit prendre le train à destination du Havre, qui le débarqua à Asnières, d’où il revint à Paris par le tramway abordant à la Madeleine.

Deux heures après, il se présentait à l’hôtel de la duchesse de Rascogne, au boulevard des Invalides.