Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/03

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-48).
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La chauffe intime.


III


La duchesse de Rascogne. — Physiologie financière de la noblesse de France. — Les héritiers des patrimoines seigneuriaux. — Les dépossédés. — Une chauffeuse émérite. — Le beau cocher. — Le prince d’Aspergeberg. — Retour chez Aglaé Matichon. — Une idée qui devait germer. — Angoisses érotiques.


Isabelle de Beauport, veuve du duc Jean de Rascogne, était une grande blonde, au galbe opulent, fascinateur, énamoureusement douée de ce tempérament ardent dont la lame et le fourreau défient le temps.

Elle avait l’âge sibyllin des grandes amoureuses, qui comme les duchesses de Longueville, de Chevreuse, de Montbazon, et la toujours jeune Ninon de Lenclos, ont perpétuellement trente ans.

On la croyait très riche par l’opinion qu’on se faisait de sa fortune à l’éclat de ses réceptions, au train de sa maison, et à la publicité mondaine faite autour de son nom.

Elle ne possédait cependant que son hôtel du boulevard des Invalides et le domaine bien réduit de Clavière.

Mais si elle était médiocrement pourvue du côté des apanages, en revanche, elle était riche de dettes, qu’en femme supérieure, virilement trempée, elle faisait virer, et qu’elle équilibrait avec une science et une dextérité tout à fait ministérielles, par reports, conversions et extinctions mortuaires de ses créanciers, s’inspirant des gouvernements dans les renflements de son budget et la superbe extension de sa dette flottante.

Florissante et rayonnante comme la France, dont elle était une des filles adorées, elle prélevait, catholiculée, la dîme sur les cœurs et l’impôt sur la volupté.

Cette anormalité nobiliaire s’explique.

Contrairement à l’opinion générale, la noblesse de France est pauvre — relativement pauvre, s’entend. — Il n’existe plus trente maisons du vieux blason, dont la fortune réponde à l’idée qu’on se fait de la richesse seigneuriale, et encore, les privilégiés de la caste sont-ils de petites gens comparés aux hauts barons du Métallisme.

Cette situation a des effets apparents et des causes intimes.

La propriété foncière qui, autrefois, donnait à la noblesse une influence prépondérante et un suprême cachet de richesse, réduite par la Révolution à des proportions bourgeoises, a encore depuis subi des amoindrissements continus sous l’influence de causes ataviques déterminantes.

Au retour de l’émigration, les nobles, peu faits pour comprendre le mouvement industriel du nouvel ordre des choses, continuèrent leurs ancêtres, mangeurs d’argent émérites, dans leurs prodigalités somptuaires, s’illusionnant d’aléas, toujours reculés, qui leur faisaient espérer les reprises sur la spoliation nationale. Leur crédit allant en s’affaiblissant avec la disparition des espérances que le retour des Bourbons avait fait naître, ils se virent bientôt forcés à l’emprunt hypothécaire dont les conséquences furent le morcellement et l’aliénation de ce qui leur restait de leur patrimoine, au profit des marchands d’argent qui visaient à la royauté républicaine, et dont, de liquidation en liquidation, ils devinrent les vassaux, les courtisans faméliques.

Cette expropriation est partout flagrante ; les documents du cadastre et des bureaux des hypothèques sont là pour prouver que les trois quarts des domaines seigneuriaux ont été substitués aux Tamponneau, aux Agarène, aux Guespin, aux Locule, aux Escafignon, aux Robidilliards et aux Van Boulenbeck de la finance.

Hormis quelques grandes maisons qui se soutiennent encore, ce qui reste d’apparent à la noblesse comme propriété foncière est purement nominal, immeubles et terres y sont hypothéqués jusque par-dessus les cheminées.

Les dépossédés, hommes, vivent au jour le jour de maigres revenus, de pensions secourables, souvent d’expédients. Il en est qui se sont faits brasseurs d’affaires, à la solde des Métalliques auxquels leur nom sert de gluau dans la composition des conseils d’administration des exploitations picaresques : les pôvres !

Les femmes qui ne veulent pas se résoudre à l’obscurité n’ont d’autres ressources que la diplomatie salonnesque d’affaires ou la prostitution intime.

La duchesse de Rascogne était une femme forte suivant l’esprit, d’une entregence entraînante. Elle connaissait les hommes et le prix de sa beauté.

Comme séductrice, elle était chauffeuse jusqu’au bout des ongles. Elle affectait dans ses relations intimes un bongarçonnisme à dégeler le pôle nord.

Artiste de son corps, elle pouvait l’exposer à toutes heures du jour et de la nuit aussi miroitant qu’une République d’or à la Semeuse sortant de la frappe, aussi odorant qu’une tubéreuse fraîchement éclose.

Elle se trouvait dans le petit salon, assise devant la cheminée, sur une chaise à haut dossier, coiffée à la romaine, les tempes découvertes, la gorge nue en cœur, la jupe de sa matinée relevée, les jambes, adonisées de soie et de dentelles, tendues au feu, lorsqu’on lui annonça le « nouveau cocher ».

Elle ne dérangea sa pose que pour se donner le malin plaisir d’un quart de conversion ; ce qui la mit en pleine lumière.

— Faites entrer, dit-elle.

Agénor, stylé par le marquis de la Tétonnière, s’était bien promis de poser pour le torse, mais il n’avait pas franchi le seuil de la porte qu’il s’arrêta immobile, frappé d’éblouissement.

— Approchez, mon garçon, fit la duchesse, intérieurement flattée de l’impression qu’elle avait produite sur l’Ambrelinois.

L’ex-clerc avança de quelques pas, encore médusé, les yeux hébétés, fixés sur le pli suggestif de l’entre-deux du pantalon de la sirène, dont la voix charmeuse chantait à son oreille.

Il finit cependant par lui tendre une lettre du marquis de la Tétonnière.

La duchesse la prit et parut la lire avec attention.

Elle avait croisé les jambes, et dans son retrait, le bas du pantalon laissa à nu au-dessus du bas noir une scintillante lisière de chair rose.

Tout entier à ce nouveau point d’attraction, Agénor ne s’aperçut pas que la Mélusine le détaillait du coin de l’œil.

Un peintre, en ressouvenance de beautés masculines attiques, n’aurait pu trouver un modèle plus parfait, une tête plus fine, une carnation plus pure, des formes mieux proportionnées. Sa blonde chevelure bouclée lui donnait un air de candeur pubère.

C’était un Adonis, mais la bouche était trop sensuelle et son regard paraissait manquer de franchise.

Puis, il était fagotté…

La duchesse pensa qu’il y aurait là toute une éducation à faire.

— Vous vous nommez ? lui demanda-t-elle.

— Agénor Blanqhu.

— Quoi ?

— Blanqhu. Mes ancêtres étaient Valaques.

— C’est tout indiqué, répliqua la grande dame, un sourire équivoque aux lèvres.

— Il n’y a pas de sot métier, Madame la duchesse, quand on est pauvre.

— Parfaitement ; je fais plus de cas d’un bon cocher que d’un sot parvenu… Savez-vous conduire au moins ?

— Puisque je suis cocher, je dois connaître les chevaux.

La duchesse, qui voulait faire parler l’Ambrelinois pour juger de la qualité de son esprit, lui adressa cette question baroque :

— Que savez-vous des chevaux ?

Agénor resta interloqué, mais ayant remarqué que son interlocutrice souriait malicieusement, il répondit bravement :

— Je sais qu’il y a de nobles bêtes, comme il y a de belles femmes.

L’Ambrelinois s’acclimatait évidemment.

Puis, le vieux roué qui s’était fait un jeu de jeter le naïf vaniteux, dont il avait scruté l’abjection morale, aux appétences érotiques de la panthère salonnesque, lui avait dit :

— Pour arriver à la fortune, mon garçon, il n’y a plus que les femmes. Quand elles ne viennent pas à nous, on les prend de force et elles nous savent gré d’une violence qui les dispense des préliminaires que la conquête d’un homme impose.

Il n’avait rien oublié de cette théorie, et il se sentait d’autant plus disposé à la mettre en pratique, que, par ses manœuvres, la duchesse semblait l’inviter à la prendre.

— Oui, il y a des femmes si belles, si tentantes, qu’on les outragerait sans remords, ajouta-t-il en proie à une sorte d’égarement, le regard perdu dans le fouillis des dessous parfumés de la duchesse.

Celle-ci éclata de rire, mais si moqueuse, que l’Ambrelinois serait rentré dans ses bottes s’il en avait eu.

— C’est bien ainsi qu’il faut aimer mes chevaux et leur parler, mon garçon. Avec votre ardeur, le fouet de l’écurie de la maison de Rascogne sera bien tenu, lui dit-elle, en se levant majestueuse et fière.

— Madame la duchesse peut être assurée que je mettrai tout mon zèle à mériter sa confiance.

Cette réponse troubla la sirène qui se crut devinée.

Le jeu lui plaisait, mais elle était trop grande dame pour se jeter comme une grue dans les bras d’un larbin, tout beau qu’il fût.

— C’est bien, vous pouvez disposer de votre journée pour vous installer. J’ai fait prévenir le tailleur de venir vous prendre mesure pour votre livrée, dit-elle, d’un ton devenu glacial.

Ce mot livrée fit l’effet d’une douche sur le cerveau surchauffé de l’ex-clerc.

Mais il était de la race terreuse, avide, opiniâtre, louvoyante, en laquelle l’humiliation fouette plus vivement les appétences.

Il allait se retirer, lorsque la duchesse l’arrêta :

— M. le marquis de la Tétonnière vous a dit mes conditions, c’est deux cents francs par mois, la table et l’entretien, lui dit-elle.

Elle sortit du salon sans se retourner, laissant Agénor se demander ce que cela voulait dire, car le marquis ne lui avait pas parlé de gages.

C’était une habile chauffeuse que la duchesse.

Le tailleur avait des instructions. Trois jours après, le cocher se pavanait dans sa livrée noire, d’une coupe et d’une élégance parfaites, sur le siège du landau de la patricienne, aussi fier que s’il eût conduit le char du Soleil au milieu des dieux de l’Olympe.

Sa beauté tranchante, bien plus que sa dextérité et sa sûreté de main, le fit vivement remarquer des amies de la duchesse.

Au Bois, il n’y eut qu’un cri d’admiration : « Le beau cocher ! » Et le nom lui resta.

Isabelle de Rascogne fut adulée à l’égale d’une reine. On la complimenta, on l’accabla d’éloges.

Son cocher lui faisait honneur.

C’était flatteur pour son amour-propre, mais il fallait encore qu’il lui fît plaisir.

En rentrant à l’hôtel, le prince d’Aspergeberg, l’actuel provéditeur de la duchesse, lui avait dit :

— Continuez, mon ami, vous encadrez parfaitement.

Il encadrait !

Ce n’était pas pour encadrer qu’il s’était fait cocher.

— Il est toqué, cet animal-là, s’était dit l’ex-clerc.

C’était un ingrat, car le prince l’affectionnait comme tout ce qui paraissait plaire à sa belle maîtresse. C’était non seulement un galant homme, il avait encore en brave don Quichotte la bonté, la sagesse et les folles ardeurs.

Comme le chevalier de la Manche, il était grand, mince, efflanqué, il en avait la tête osseuse, le front large et la tête chaude, rêvant tournois, joutes et couleurs de la maîtresse de son cœur. Il aimait Isabelle de Rascogne en paladin, adressant à la lune les tendresses de son brave cœur.

Il était la deuxième providence ménagère de la duchesse depuis le marquis de la Tétonnière.

Les gens de service de l’hôtel l’adoraient. Cela ne les empêchait pas de le caricaturer et de le nommer le meunier du Moulin d’Amour.

En fait de moulin, il en avait une charge sur les épaules ; il n’était pas de fantaisie coûteuse que la belle veuve n’exigeât de lui pour prix de l’admiration platonique dont il se saturait.

Tout était au bleu dans le cerveau et dans l’espace du rayon visuel du prince. Il appelait sa Dulcinée, son oiseau bleu, sa dame bleue, sa colombe bleue. Il croyait au sang bleu de l’aristocratie nobiliaire. Aussi son juron favori était-il : Sangbleu ! qu’il répétait à tous propos.

Il était heureux ; que pouvait-il désirer de plus ?

Quant au beau cocher, il commençait à s’apercevoir que si la duchesse embaumait la rose, lui se trouvait sur un lit d’épines. À force d’aspirer les odeurs capiteuses de la sirène, sa sensualité aidant, il s’était vu pris d’ivresse érotique.

La grande dame continuait à le chauffer par son bongarçonnisme, pour se donner ensuite le plaisir bien féminin d’écraser son adorateur muet sous ses impertinences de rouée.

Pour se refroidir, Agénor était allé retrouver Aglaé Matichon, à laquelle il avait avoué que son oncle d’Amérique était une couleuvre.

— Ce n’est rien, lui avait dit la bonne fille, mais c’est toujours bon à savoir.

Elle n’en avait pas dit davantage, mais elle ruminait un plan colossal.

Le beau cocher devint son marlou.

Aglaé lui apprit toutes les façons de faire l’amour à Paris.

Comme il avait toutes les dispositions de l’emploi, il se retira aussi savant que son professeur.

Au lieu de le calmer, l’érotisme de la cocotte était entré dans son sang, lui avait donné la fièvre lubrique.

En se retrouvant en présence de la duchesse, il se sentit capable de tout, pourvu que celle-ci lui en donnât l’occasion.

La panthère mondaine connaissait le regard libidineux avec lequel il la déshabillait dans sa pensée, mais elle était ce jour-là de mauvaise humeur et ce fut d’un ton méprisant qu’elle lui dit :

— Mon garçon, vous êtes ici pour conduire mes chevaux et non pour rester planté devant moi comme un héron devant une baleine.

Le beau cocher baissa la tête.

Comme si elle voulait corriger ce que ses paroles avaient de dur, la duchesse lui tendit son soulier qui s’était délacé.

Elle avait relevé sa jupe assez haut pour qu’il pût voir sa jambe jusqu’au-dessus du genou.

Il se sentit enveloppé d’un parfum aphrodisiaque qui lui nébula la vue et le cerveau.

Il eut bien de la peine à trouver les deux trous d’œillet nécessaires à l’opération qui lui était demandée.

Quand il eut fini, il suait à grosses gouttes.

C’était une occasion cependant, et il l’avait laissée échapper.

Désespéré, il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’abandonner la partie de ce côté et d’accepter les offres de la baronne Tamponneau ou de la marquise de la Fessejoyeuse, qui lui avaient fait des conditions plus avantageuses pour entrer à leur service.

Mais sa ténacité d’agrarien lui fit honte de sa lâcheté.

— Je l’aurai, je la dompterai, se dit-il rageusement.