Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/10

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 121-130).
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X


Les colibris de la féminité parisienne. — Le sauveur de la duchesse de Rascogne. — Les débuts du notaire de Malbecoquette. — Une grande et sensationnelle affaire.


Comme les valeurs dont les cours, d’abord renchéris, vont en s’abaissant après s’être soutenus à coups de réclame, les grandes amoureuses de la galanterie mondaine subissent peu à peu des dépréciations qui doivent fatalement les faire déchoir.

Comme tant d’autres, la duchesse de Rascogne aurait pu s’entertabernacler dans l’amitié d’un gentilhomme grand seigneur. Lord Crowfield lui avait offert le partage matrimonial de son immense fortune et une résidence princière en Écosse.

Mais les mondaines parisiennes sont les colibris de la féminité que rien n’enchante, ni cage dorée, ni millet savoureux, hors du firmament de leur Paradis joyeux.

Son dernier amour de cœur avec le vicomte de Joconde avait été la cause d’une séparation brutale ; l’Anglais était parti sans laisser son adresse, comme un locataire qui déménage à la cloche de bois.

Tamponneau, Locule, Escafignon, Guespin, Robidilliard et les autres fournissaient toujours à la cagnotte, mais cela était insuffisant pour subvenir à la fois à l’entretien du sigisbée et au train-train habituel de la maison.

Le prince d’Aspergeberg, toujours chevaleresque, s’était vainement prodigué pour rapapilloter le budget ; il n’avait trouvé qu’un marchand de chair blanche qui consentît à prendre la duchesse à bail.

Celle-ci, déçue, se souvint de la lettre de son ex-cocher, devenu notaire de Malbecoquette, et lui écrivit sur-le-champ de venir la trouver, qu’elle avait immédiatement besoin de deux cent mille francs à emprunter sur son domaine de Clavière déjà chargé de quelques petites choses, — une bagatelle.

En recevant cette lettre, Me  Blanqhu ressentit une joie aussi intense que si on lui eut appris qu’il avait gagné le gros lot.

— Avec la duchesse, je me fais fort d’enlever la position, se dit-il.

Il se promit de trouver les deux cent mille francs, dût-il y mettre du sien.

Il prit le lendemain matin le train pour Paris.

Il fut reçu par son ancienne maîtresse de la façon la plus amicale. Elle l’assura que malgré les avaries de sa figure, il était encore très bien, et lui promit ses bons offices pour le faire rentrer en grâce auprès de ses amis et amies.

Le notaire se répandit en protestations de dévouement, en assurant sa noble cliente qu’avant quinze jours il lui apporterait les deux cent mille francs dont elle avait besoin.

Ils se séparèrent bons amis.

Me  Blanqhu emportait les titres de propriété de Clavière et la procuration de la duchesse.

Il s’était aussitôt rendu chez Aglaé Matichon, à qui il annonça la grande nouvelle.

— Tu n’as pas demandé à passer la nuit avec elle ? lui demanda-t-elle.

— Je n’y ai pas pensé. D’ailleurs, je m’en f… !

— Tu as tort ; c’est dans son lit que la reprise des relations doit avoir lieu ; c’est par le c.. qu’il faut tenir les femmes.

— Tu as raison ; j’ai manqué de présence d’esprit. Mais ne t’inquiète pas, ce qui est retardé n’est pas perdu. Je lui coulerai la chose en douceur à mon premier voyage à Paris.

— Soigne cela, c’est important, lui recommanda la cocotte à son départ.

Le soir même, rentré à son étude, il parcourut les titres de propriété de Clavière.

Cette lecture ne lui apprit rien sur la valeur du domaine, mais assez de renseignements sur les trois cent soixante-dix mille francs dont il était grevé ; ce que la duchesse appelait une bagatelle.

— Il doit évidemment valoir plus d’un million, se dit-il en remettant au lendemain le soin de le faire estimer par un expert.

Trois jours après, celui-ci lui remit son rapport, coût : deux cents francs.

Le domaine y était estimé trois cent quatre-vingt mille francs.

Le notaire fut atterré ; ses rêves d’avenir s’envolaient à tire-d’aile.

Me  Blanqhu était un impulsif, prompt dans la résolution de ses projets ; il combina de supprimer trois cent mille francs sur les mentions d’hypothèque antérieures et de faire recopier et signer le rapport de l’expert par un homme de paille, en en portant la valeur à huit cent mille francs.

Il savait qu’il risquait la cour d’assises en cas d’avatar, mais tous les notaires stellionnaires ne sont pas à Cayenne.

Il n’avait guère le choix des moyens, il n’inspirait pas confiance aux Malbecoquettois, qui paraissaient s’être syndiqués pour charger son collègue d’Avaloir, commune voisine, de leurs actes notariaux et de leurs baux à fermage. Et il croyait la duchesse toujours assez riche pour faire honneur à l’emprunt.

Dans les conditions où il avait préparé les termes de l’obligation à intervenir, Blanqhu, qui, à part sa drôle de gueule, exerçait, comme tous les notaires, une ascendance morale sur les régionaux de sa circonscription ministérielle, trouva à Malbecoquette même huit prêteurs qui firent la somme entre eux.

Aussitôt l’obligation dressée et signée, il partit pour Paris porteur des fonds, sur lesquels il avait retenu vingt-cinq mille francs pour frais et accessoires.

Il empochait près de quinze mille francs : le coup valait bien cela.

Il n’avait pas oublié la recommandation d’Aglaé Matichon ; il s’était fait séduisant, chapeau à huit reflets flambant neuf, bottines vernies, lunettes bleues à garniture d’or, et habit noir.

Il avait laissé croître sa barbe qui lui bouffait les joues. Ça lui faisait une gueule de hibou.

Il fut reçu en sauveur, et invité à déjeuner.

La duchesse en était à son dernier maravédis. Pour cent francs, elle aurait couché avec un ex-dignitaire de la cour de Soulouque.

Elle n’avait rien à refuser à l’habile notaire, qui, entre la poire et le fromage, lui glissa sa proposition de partie à deux.

Elle lui donna rendez-vous pour 10 heures du soir.

Libre de son après-midi, Agénor revint chez Aglaé Matichon.

— Emportée la citadelle ; je couche avec la duchesse ! s’était-il écrié en l’abordant.

— Il te faudra bien faire les choses, te monter le bourrichon par un bon coup de champagne. Tu sais, ces histoires-là, ça me connaît, lui conseilla la cocotte.

— Elle en sait maintenant autant que toi.

— Peut-être ! Ces grandes dames nous imitent en tout, mais elles ne parviendront jamais à attraper notre chic. Ça, c’est de la grande école : il faut diablement avoir fait battre et rebattre des matelas pour arriver à l’art du métier.

— Mais elles ont ce que vous n’avez pas, la passion qui rend la chose savoureuse.

— Tu crois cela, toi, mon petit ? La passion, ça s’imite comme les billets de banque, le beurre, les œufs, le café, et la tiare de Saïtapharnès. Il faut être diablement fin gourmet pour sentir la différence. Et puis, quand nous avons affaire avec un type qui nous botte, nous ne sommes pas non plus de bois.

— Je m’en rapporte à toi pour cela ; je sais que tu la connais dans les coins.

— Oui, mon cher, je la connais et je m’en flatte. On sait qu’Aglaé Matichon a braisé plus d’un vieux coq qui ne savait plus chanter… Mais ne nous emballons pas ; nous avons à parler de nos affaires.

— De quelles affaires ?

— Tu as déjà oublié la dot de cent mille francs ?

— Non, non, nous en reparlerons plus tard.

— Ce plus tard, c’est aujourd’hui. Ne lambinons pas avec des si et des mais. Nous nous marierons dans un mois. Mais pas de bêtises : j’ai des robes, des bijoux et des meubles à en revendre, et tu vas te trouver comme un coq en pâte.

— Et les cent mille francs ?

— Ils sont là dans mon tiroir en un bon récépissé de la Banque de France. Je ne suis pas ambitieuse, mais je tiens à ne pas courir le risque de me retrouver un jour sur le pavé : j’adopte le régime dotal.

— Pourquoi dotal ?… Tu te méfies de moi ?

— Pas de toi, mais des avatars de la vie.

— Je n’ai cependant pas déjà si mal manœuvré.

— Pour cela, il y aurait beaucoup à dire. Mais laissons ce sujet, maintenant sans importance. Une fois mariés, je serai ton premier clerc.

— Mais tu n’y connais rien.

— C’est ce qui te trompe encore. J’ai aussi fait mon droit, non par l’école qui fait des niguedouilles de ton espèce, mais en roulant ma bosse. Je suis aussi capable que n’importe quel rat d’étude ou quel avocat de fiche les imbéciles dedans. Tu verras cela.

— Dis tout ce que tu voudras, mais tout doit être correct dans une étude de notaire : il y a des actes.

— À d’autres ! J’ai couché avec plus de notaires, de juges et d’avocats que tu n’en verras dans ta vie, et nous n’avons pas toujours fait l’amour. J’ai aussi voulu m’instruire : on ne sait pas ce qui peut arriver. Tu connais peut-être le fidéicommis, le stellionat, la vente par subrogation et les hommes de paille d’études. Moi, j’en connais bien d’autres et comment on arrange ses petites affaires pour ne pas se faire pincer. Je t’apprendrai cela plus tard. Ne brouillons pas les cartes. Pour le moment, il s’agit de quelque chose de plus important ; ce n’est pas avec ce que nous possédons que nous pouvons faire figure, même dans ton trou de Malbecoquette.

— Tu es sur la piste d’une affaire ! s’écria de Blanqhu subitement éclairé.

— Et d’une fameuse encore… Tu m’as parlé autrefois d’un héritage que t’avait laissé un oncle d’Amérique.

— Mais je n’ai d’oncle ni en Amérique ni nulle part.

— Mais j’en ai un, moi, et un vrai encore.

— Dont tu hériteras ?

— Dont j’hérite, car il est mort.

— Et c’est important ?

— Cinquante millions.

— Cinquante millions !

Agénor se tenait les bras en l’air, médusé.

— Cinquante millions !… cinquante millions ! répétait-il halluciné.

Tout à coup, il fut pris d’une folie de saltation.

— Et tu ne danses pas, tu restes froide comme un marbre ? demanda-t-il.

— Nous ne les tenons pas encore.

— Mais nous les aurons ?

— C’est probable, mais il nous faudra manœuvrer habilement ; car il y a deux neveux, les fils de la sœur de la première femme de mon oncle, le commandeur Matichon, le grand minier du Gran-Chaco, qui me disputent l’héritage.

— Ils n’ont rien à voir dans la succession.

— C’est ce que je me suis dit, mais pour éviter des affaires, nous ferions peut-être mieux de transiger ; une dizaine de millions de plus ou de moins ne nous rendront pas malades.

— C’est ça ! Nous leur offrirons cinq cent mille francs, c’est bien suffisant.

— Ce sera à voir. En attendant, tu annonceras à ta duchesse ton mariage avec l’héritière de ces cinquante millions là. Cela lui fera plaisir de savoir que tu ne t’encanailles pas.

— Devrai-je lui dire ton nom ?

— C’est inutile pour le présent. Tu lui diras que je suis une jeune fille abandonnée, qui a eu une jeunesse difficile ; elle comprendra cela.

— Mais si tu allais te dédire, me planter là quand tu verras les prétendants assiéger ta porte ; car ils vont tous venir, les jeunes, les vieux et les grandes dames aussi ?

— Ce qui est dit est dit, je n’ai qu’une parole. D’ailleurs, dès demain, je n’y serai plus pour personne, je pars avec toi, pour arranger notre maison.

— Oh ! Aglaé, tu es un ange ! Compte sur moi, je serai ton esclave, ton chien, si tu le veux.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Mais assez parler d’affaires pour aujourd’hui ; allons dîner chez Bignon, je me sens une fringale de petits plats et de champagne… Tu as de l’argent sur toi ?

— Oui, l’affaire de la duchesse m’a laissé une quinzaine de mille francs.

— Archicoquendart ! Elle paiera, sans s’en douter, les violons de son bal de nuit. Mets-toi bien en formes.