Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/10

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 115-123).
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X


Troisième chronique de l’Œil-de-Bœuf. — Le Parc-aux-Biches. — Les filles Davidsen.


Six mois après, la baronne de K…, courant le turf de la prostitution mondaine, avait hôtel et équipage. Les jours d’angoisses budgétaires étaient déjà loin.

Elle était restée la maîtresse du prince P…, auquel elle appartenait corps et âme, et qui, tenaillé par la passion fauve, lui passait le lieutenant de cuirassiers qu’elle recevait le lundi, l’étudiant en chirurgie du mardi, le cabotin du mercredi, le capitaine des dragons du jeudi, l’abbé du vendredi et son cocher du samedi.

Les chabannais aristocratiques se la disputaient. L’hôtel de la comtesse Julie et l’Académie fermant leurs portes pendant la saison estivale, c’était au Parc-aux-Biches d’Auteuil qu’elle prenait ses ébats.

Les tenancières étaient deux sœurs : les filles Davidsen ; l’une était née à Wiesenbath, l’autre à Monaco. Leur mère, Sarah Roth, avait épousé un boucher d’Anvers, Polonais d’origine. Une faillite frauduleuse avait mené les deux époux à Marseille, où le mari mourut.

Sarah, jeune encore, vendit le fonds et courut les villes d’eaux, se donnant pour la veuve d’un banquier hollandais. À Wiesenbath, elle gagna à la loterie, tirée par un officier bavarois, sa première fille Judith. Rachel fut le gage d’une partie de tourniquet à Monaco.

Un jour, elle se trouva sans ressource avec ses filles sur les bras. Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, qui ont la spécialité de toutes les gaffes, s’intéressèrent à elle et la placèrent chez un vieux banquier de Nice, déjà gâteux, qui en fit une maîtresse-servante. Elle abrutit tellement le podagre par ses caresses d’agenouillée, qu’elle parvint à lui faire accroire que sa dernière fille était de lui.

À sa mort, elle se trouva portée, ainsi que Rachel, pour une somme importante sur le testament. Mais les héritiers naturels surveillaient les agissements de l’ex-bouchère, qui fut trouvée nantie d’une cinquantaine de mille francs de valeurs, qu’elle avait détournées de la succession.

Une somme de dix mille francs lui fut laissée pour prix de son désistement. Avec cet argent elle redevint la veuve du banquier hollandais, faisant la navette entre Nice, Monte-Carlo et Monaco, formant ses filles à la carrière de l’escroquerie et de la prostitution.

Son truc n’avait rien de nouveau, mais il portait toujours. Elle les jetait à la tête de vieux grisons auxquels les jeunes garces donnaient des rendez-vous dans certains hôtels suspects. Au moment psychologique, la mère arrivait en gendarme, criait que ses filles étaient déshonorées, et finissait par composer avec les michets apeurés. Cependant Judith à dix-sept ans et Rachel à quinze avaient déjà été avariées.

Une affaire de ce genre avait conduit les deux sœurs à l’hôpital et Sarah Roth en prison.

L’intéressante famille se retrouva au complet à Genève, où elles s’associèrent un rasta qui se donnait pour un comte de P… Celui-ci vendit Rachel, garantie vierge, pour dix mille francs à un Autrichien, le baron L… À l’heure fixée pour la livraison dans un hôtel de Lausanne, l’Autrichien trouva la mère au lieu du marlou, avec laquelle il composa pour dix nouveaux mille francs.

La pucelle lui donna la v…

La mort de la vertueuse Sarah, qui alla retrouver son boucher, priva les deux aventurières d’une mère incomparable et d’une conseillère expérimentée ; aussi, dès leur première expédition, elles se firent pincer à Lyon, où l’État leur fournit le logement, les vivres et la chandelle pendant six mois.

Elles vinrent échouer à Paris sans sou ni maille. Le lendemain, elles avaient soulagé un marchand de chevaux de son portefeuille contenant huit mille francs.

L’hospitalité de l’État les avait rendues prudentes, quoique l’atavisme les portât vers les affaires véreuses. Elles s’associèrent à un ex-directeur d’exploitation théâtrale, nommé B… — Salomon pour les petites dames — et louèrent par bail de trois, six, neuf la maison et le parc d’Auteuil, appelé, après quelques vicissitudes, à faire la fortune des associés.

La maison, en façade sur la rue de…, bien retirée, n’avait qu’un étage. Modeste d’apparence et assez délabrée, elle ne laissait pas deviner le beau parc de 3.000 mètres, entouré de hautes murailles, qui y attenait.

La propriété fut restaurée, remise en état. Le rez-de-chaussée de la maison reçut l’ameublement d’une brasserie à femmes. Pour l’instant, tout était à la russe, l’enseigne porta : Taverne russe. On creusa dans le parc un large bassin destiné à servir de piscine, des allées furent tracées et sablées ; on pratiqua des tonnelles et des bosquets sur son pourtour.

Les débuts furent des plus misérables ; la clientèle était des plus équivoques : des souteneurs et leurs marmites, des lads d’écurie, des visages à faire fuir un gendarme.

On pensait à déménager à la cloche de bois, lorsque l’ex-directeur théâtral eut une inspiration géniale.

L’établissement devint le siège du Club des Tantes.

Les pédérastes abondèrent ; vilaine clientèle.

Un jour Judith déclara qu’elle en avait assez de cette mistoufle.

Salomon était homme de ressources, très conciliant ; de plus, il savait compter.

La brasserie se changea en chabannais clandestin.

Cela ne marcha pas non plus.

— Cré nom t’un chien, que foutrais-che pien te ce portel ? se demandait-il chaque soir.

Son copain le boursicotier, dit le baron Pepo — mot que les Latins traduisaient par melon — lui conseilla d’en faire le Parc-aux-Biches, lui promettant de lui amener une riche clientèle.

Cette fois, l’ex-directeur théâtral avait trouvé sa voie.

Il vint d’abord des vieux messieurs — des sénateurs, à l’instar de l’Académie de Mme Olympe — des cocottes et des actrices. Trois mois après, le Parc-aux-Biches était la Cythère de la haute galanterie parisienne.

Une allée fut percée, conduisant directement de la rue au parc.

La brasserie, au lieu de s’ouvrir sur le devant, eut sa façade sur le derrière, donnant sur une cour qui la séparait de l’enceinte boisée.

On ouvrait le 1er juin et on fermait le 1er octobre. À cette dernière date, les verseuses : Mina, Laura, Fanchette, Thérésa, Irma, Casimir, Léa et Emma, regagnaient les boulevards. Judith et Rachel recommençaient à ramener.

La nuit où le prince P… y donna une fête pour célébrer son sixième mois d’accordailles avec la baronne de K… — la select cavale, disait le Moscovite qui l’entraînait en lui criant : Hue, Diane ! — soixante femmes, triées sur le volet de la haute galanterie, et vingt hommes du meilleur monde — des satyres dont la plupart ne manquaient ni de cornes au front ni de poil au corps — étaient présents.

La fête débuta par un banquet dont les tables couvraient la grande pelouse.

Les convives, nus, et couronnés de fleurs, narguaient la fraîcheur de la nuit en buvant force rasades de champagne.

Le service était fait par un troupeau d’agenouillées de la zone galante, portant une simple rose dans les cheveux pour qu’elles ne pussent être confondues avec les grandes dames de la prostitution.

On mangea bien, on but mieux, on rit follement des mots crus, des madrigaux pimentés ; on se congratula sur des avantages spéciaux. Ce fut tout à fait régence ; on s’amusa en dieux, se fichant de tout et du reste.

Le champagne avait porté la chaleur aux visages, l’assurance aux yeux ; ces dames se bombaient en bacchantes.

On allait se lever pour courir en dryades les bosquets et les pelouses.

Le prince P… voulut se réserver la reine de la fête.

Ce fut un tolle général.

Les femmes proclamèrent haut les droits imprescriptibles de la galanterie française.

— Toutes pour chacun et chacun pour toutes, promulguèrent-elles avec intrépidité.

Jamais, même à Belleville, le communisme n’avait été applaudi aussi chaleureusement.

Le vicomte de G…, dont la femme était parmi les convives, prêcha d’exemple. Il déclara renoncer pour le présent et pour l’avenir à tous ses droits et prérogatives maritaux. Renonciation de pure forme, d’ailleurs, car il était de notoriété que depuis son mariage le vicomte vivait de la prostitution de sa femme.

Seul contre tous, le Moscovite se rendit, se réservant dans le « toutes pour chacun » certaines plastiques qui briguaient la succession de la baronne.

— Allons, égayons-nous, belles garces, dit-il du ton de Cadoudal ordonnant à ses Vendéens de se disperser.

Des paquets d’osiers et d’orties avaient été disposés en plusieurs endroits de la piste.

Ce fut d’abord une mêlée générale ; on se fustigea ferme. Les hommes abusèrent bien un peu de leur force, mais les femmes étaient plus adroites, savaient mieux choisir les endroits sensibles à la volupté.

On s’interpellait égrillardement avec des oh ! et des ah ! symphoniques.

La piscine calmait les urures des chairs ; le champagne, les assoiffements des chauffeuses.

La chasse bondissante, culbutante, mugissante, effrénée commença.

Elle dura des heures et des heures.

Les tonnelles étaient pleines de cris et de soupirs de pâmoison, on se combattait corps à corps sur les pelouses, on se guettait derrière les grands arbres, on se confondait dans des embrassements affolés.

La baronne de K… fut la plus vivement traquée, disputée ; elle connut toutes les verges, elle passa dans tous les bras, elle roula des tonnelles sur les pelouses.

Tout à coup, un cri effaré retentit de la piscine, où la vicomtesse de G… clamait qu’une souris s’était introduite dans sa souricière.

On l’amarra, une petite main s’introduisit dans le bocage sacré et ramena un joli petit crapaud, qui, de ses yeux glauques, paraissait demander de quel droit on l’avait expulsé de son logement.

Le docteur O…, qui se prétendait médecin, déclara que la pauvre femme accoucherait sûrement d’une grenouille.

— Oh ! si ce n’est que cela, je suis rassurée, répondit la vicomtesse. Nous la mangerons et tout sera dit.