Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/11

La bibliothèque libre.
(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-139).
◄  X.
XII.  ►


La maison de Mme Lamirale.

XI


Les maisons de rendez-vous. — Mme Lamirale. — La sainte et son mari. — Cent sous la passe. — La passe anglaise. — Les tuteurs. — L’étudiante fessée. — Les adultères. — Les huit vierges et l’aveugle. — Mme Cargoudek. — L’oncle Bibi-la-Panthère. — Aventure du curé Moncupette à Paris. — Pour une couronne à la Vierge de la Victoire.


On ne compte plus les maisons de rendez-vous à Paris ; il y en a de tous les genres, pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Il est peu d’hôtels qui ne se prêtent à cette industrie. Autres dépotoirs de la luxure vénale encore : la plupart des brasseries à femmes, quantité de magasins et d’ateliers de modes, de fleurs, de plumes et de couture, les appartements particuliers où l’enseignement équivoque du chant, du piano, de la danse, de la peinture, des langues, les opérations de massage, de manucure et autres invraisemblances servent de pavillon de contrebande.

Et encore, les logements des épileuses, des marchandes à la toilette, des somnambules extra-lucides et tireuses de cartes, les voitures maraudeuses, et à l’occasion… le simple banc des boulevards extérieurs.

Mais il en est d’une espèce particulière qui méritent une mention spéciale : les unes sont déclarées maisons meublées, les autres sont du même acabit, mais ne sont pas déclarées.

Ce sont pour la plupart des hôtels privés ou des immeubles irrégulièrement habités, sans locataires imposés, à l’aspect bourgeois de vieux rentiers retirés des affaires, ou de couvent.

Les vieux marcheurs, les pédérastes, les grandes et moyennes cocottes, les ouvrières du truc, les adultères et les truqueuses de la profession les connaissent bien.

Celles qui ont deux sorties opposées se recommandent au choix des adultères et des dépuceleurs. Il en est qui sont truquées de façon à donner toute sécurité à leur clientèle : communication avec cave de la boutique voisine dont le locataire est de mèche, passages secrets reliant deux maisons dont la seconde est une succursale de la première, tambours pratiqués dans les gros tenants de la construction, etc.

On comprend l’avantage de ces débouchés en cas de filature, d’intrusion subite de la police et des maris.

Il y a nombre de maisons de l’espèce aux quartiers de la Madeleine et du faubourg Saint-Honoré.

Celle qu’exploitait — je reste dans l’imparfait — Mme Lamirale, se composait d’un corps de bâtiment, à double sortie, situé entre la Madeleine et les Magasins du Printemps. L’exploiteur en était le propriétaire, un grave monsieur décoré occupant une haute situation officielle, qui y avait installé sa vieille maîtresse en qualité de gérante.

Celle-ci était veuve d’un magistrat qui avait laissé au Palais la réputation d’un loufoque et d’un gaffeur des plus gênants. Un jour, étant chargé d’une instruction, ne s’était-il pas avisé, l’imbécile, d’envoyer devant la chambre des mises en accusation, au lieu de rendre un arrêt de non-lieu, un monsieur très bien, chaudement recommandé par un ministre ? Heureusement pour l’inculpé, le procureur général s’aperçut à temps de la gaffe. On citait de nombreux faits de l’espèce qui prouvaient en lui une profonde perturbation cérébrale : aussi fut-il promptement mis à la retraite.

Sa femme, au contraire, avait du monde et de l’entregent ; elle était dans les termes les meilleurs avec ces messieurs de la Cour, assis et debout, qui lui conservèrent leur confiance lorsque son idiot de mari se fut décidé, par dernier avatar, à aller postuler une place au Paradis. Pas moderniste pour un sou, Monsieur Lamirale !

Parlons de sa veuve, elle du moins savait convenablement et bien faire les choses. D’abord, elle avait toujours eu des mœurs à en revendre ; sa piété était hautement cotée du clergé parisien, très observateur, et des dames patronnesses des œuvres pies, généralement dans le train. Qui l’aurait entendue parler avec la comtesse Julie et Mme Olympe de Messieurs les curés avec dévotion, de Messieurs les vicaires avec onction, de la religion avec componction, et avec une admiration compétente de ces dames de Saint-Vincent-de-Paul, magiques boursicotières à quêter devant la brayette d’un pendu, lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Elle donnait pour la Vierge, pour le petit Jésus, pour saint Joseph, pour sainte Madeleine, pour leur famille : leur père, leur mère, leur grand-père, leur grand’mère, leurs oncles, leurs tantes, les cousins et les cousines, pour le pain bénit, pour les cierges, pour les chapelles, pour les âmes du Purgatoire, pour les congrégations. Elle donnait à tous les bons vivants qui lui criaient misère pour les morts, et elle se donnait encore par-dessus le marché.

Entre temps, elle se tirait les cartes pour savoir s’il lui arriverait des clients.

Elle était épatante.

Une après-midi, surprise par la brusque intrusion du commissaire de police accompagné du mari obligé, — un brave ratapoil, scrongnieugnieu ! à qui il ne fallait pas la faire, — elle installa précipitamment la pécheresse, surprise, nue, drapée d’un drap de lit sur l’autel de son oratoire, devant lequel elle s’agenouilla ensuite sur son prie-Dieu, égrenant son chapelet. Le commissaire et l’officier s’inclinèrent respectueusement devant la sainte improvisée et passèrent à la visite des locaux dans lesquels ils ne trouvèrent qu’un comique d’un théâtre du boulevard procédant à sa toilette intime.

— Tiens ! Dusalez, c’est ici que tu perches ? lui dit le commissaire en lui serrant la main.

— Pour quelques jours seulement ; j’attends une vieille tante, dont je dois hériter, et je me suis casé dans une maison sérieuse pour lui donner une haute idée de ma vertu. Excuse de te recevoir dans cet appareil, je n’attendais pas Monsieur, répondit le comédien en s’inclinant devant le soldat.

Celui-ci avait déjà estimé le comique bon pour le service. Il en avait tant vu !

La clientèle courante de Mme Lamirale se composait surtout d’habitués accompagnés de maîtresses dépendantes ou de rencontre : bourgeoises, ouvrières ou cocottes qui lui louaient une chambre pour une heure ou deux ; quelquefois pour la nuit.

Le coup de feu commençait dès six heures du soir en hiver, vers huit heures en été.

Le prix de location pour la passe était de cinq francs.

Un soir, un Anglais donna à la gérante une bank-note de cinq livres en paiement. Elle lui rendit la monnaie.

Après son départ, ayant besoin de monnaie, elle envoya changer le billet ; il était faux.

— Si tu repasses, toi, mon vieux, tu ne passeras plus, se dit-elle.

Pour la passe à l’anglaise, elle fournissait l’agenouillée qu’elle envoyait chercher aux alentours des Magasins du Printemps. C’était dix francs dont cinq pour elle, mais elle payait le rinçoir : un verre de rhum ou de cognac.

Les tuteurs, des messieurs graves, sévères, accompagnés de mineurs : garçons et filles, venaient y faire la morale à leurs pupilles. Mme Lamirale leur recommandait d’être bien sages, d’éviter le scandale. Par précaution, elle avait fait matelasser trois chambres qui leur étaient spécialement destinées.

Cependant, un jour, il faillit s’en produire un de belle envergure, qui, heureusement pour la maison, eut son épilogue ailleurs.

Une étudiante russe avait été abordée sous la colonnade de l’Odéon par un homme d’âge, très bien mis, se donnant pour magistrat, qui l’interrogea et finalement lui promit de lui faire un sort.

Comment, pourquoi ? On ne le sait pas encore. Toujours est-il qu’il la conduisit à la maison de rendez-vous de Mme Lamirale, qui ne se signalait par rien de suspect. Arrivés dans une des chambres calfeutrées, le satyre dévêtit la jeune fille de force, et, devant ses résistances, il la fessa à tour de bras, puis la pollua évanouie. Revenue à elle, farouche, la Russe chercha son séducteur. Il était parti en lui laissant deux louis. Elle se tut néanmoins, mais elle jura de se venger. La pauvre âme ignorait qu’il est des faîtes que la vengeance d’un enfant ne peut atteindre.

Mme Lamirale était la mère des adultères ; elle recevait leurs confidences, les rassurait dans leurs terreurs, les consolait dans l’abandon, elle poussait le dévouement maternel jusqu’à faire elle-même les démarches les plus pressantes pour renouer les ruptures, dépister les jaloux et procurer de nouveaux amants aux abandonnées.

Très experte, l’art de faire des vierges artificielles n’avait pas de secret pour elle.

Elle passa huit fois de suite, à un riche aveugle qui venait chaque semaine faire sa partie chez elle, la même et toujours nouvelle vierge.

Elle possédait maintes recettes curatives pour les bobos du jeu, et tous les engins préservatifs. Elle débitait en moyenne une grosse de gants d’amour par semaine.

Deux grands appartements étaient réservés pour les parties carrées : quatre, huit ou douze.

Elle fournissait le souper, le champagne et les extras.

Les huit servantes qu’elle gageait avaient licence de se prêter aux jeux moyennant abandon de la moitié de la recette à la vénérable maquerelle.

Mme Lamirale n’avait qu’une terreur, celle d’être carottée ; aussi sa surveillance s’étendait-elle sur toutes les parties du service et surtout sur ses nouveaux clients, depuis qu’elle avait été roulée dans les grands prix.

Elle s’était amourachée d’un Américain — un ingénieur venu à Paris pour y lancer une invention qui devait le rendre cent fois millionnaire. Il lui avait promis hôtel, château, bijoux, tableaux, soieries, dentelles et chevaux. Il lui avait montré ses titres : des liasses de papiers, certifiés véritables par nombre de contrôleurs officiels des deux mondes. La gérante lui avait lâché sa bourse pour faire marcher l’affaire. Chaque jour le futur cent fois millionnaire lui répétait que cela marchait même très bien, qu’elle n’avait plus qu’à attendre.

Elle attendit en effet longuement, avec une patience d’abrutie, d’hallucinée, jusqu’à ce qu’une nuit elle ne pût plus douter qu’elle était roulée dans sa galette et ses espérances.

Après l’avoir ligottée comme un saucisson de Bologne dans son sommeil, l’ingénieux monteur de coups l’avait dévalisée jusqu’aux nattes de ses cheveux déposées sur sa toilette, qu’il serra précieusement dans ses bottines, en disant à sa victime, à laquelle il donna un dernier baiser :

— Cela me fera chaud aux pieds pendant le long voyage que je vais entreprendre.

Pour se refaire, Mme Lamirale, à l’instar des financiers gouvernementaux, augmenta les prix de location et de ses services ministériels.

On la confondait souvent avec sa cousine Cargoudek, qui tenait une maison similaire aux Ternes, et qu’on appelait l’Amirale, parce que son mari avait été marin dans la flotte.

Les deux parentes se voyaient. Les deux filles de Mme Cargoudek — des bambines de douze et quatorze ans — appelaient Mme Lamirale leur tante, et ne manquaient pas de lui chiper quelques chiffons chaque fois qu’elles venaient la voir.

Un jour, elles furent surprises flagrante delicto par la gérante, qui, en leur faisant donner la fessée par la cuisinière, remarqua que les deux enfants venaient d’être déflorées.

Elle les interrogea, les menaça, leur donna du sucre d’orge et ne put obtenir que cet aveu :

— C’est notre oncle qui a joué du biribi.

— Quel oncle ?

— Mais l’homme à maman.

— Et ce cochon se nomme ?

— Ce n’est pas un cochon, il est très gentil. Bibi-la-Panthère nous donne des gâteaux et des sous pour en acheter.

Mme Lamirale renvoya les petites et cessa toute relation avec sa cousine.

Sa moralité ne lui permettait pas de faire davantage.

Le soir, il lui arriva le curé Moncupette.

Ce fut tout un événement.

Le brave desservant de Turpenay, venu à Paris avec son ami Poireau, était tombé comme une bombe au milieu d’une séance solennelle des poteaux, chez la comtesse Julie, avec qui il espérait bien coucher après avoir été rembarré par Mme Olympe, très occupée aussi cette nuit-là.

Ce qu’il en vit de fesses et de seins, dépassa l’idée qu’il s’était faite du Paradis. Mais bezef pour le pelottage.

Moncupette était monté en graine. Pour s’en débarrasser, la comtesse lui donna cent francs pour les âmes du Purgatoire et une lettre qui l’adressait à Mme Lamirale.

Celle-ci reçut le curé avec la plus grande affabilité et, comme elle attendait son propriétaire pour la nuit, elle s’avisa de lui donner pour compagne de lit une jeune veuve qui se morfondait depuis deux heures dans une chambre, à attendre son amant qui venait de la faire prévenir de ne pas compter sur lui, étant empêché par un cas de force majeure.

Pour se consoler, la jeune femme s’était fait servir un copieux dîner accompagné de champagne et de chartreuse.

Elle était déjà suffisamment allumée, lorsque la gérante entra lui offrir le réconfort du curé.

C’était particulièrement intéressant ; la proposition fut acceptée et la présentation immédiatement faite.

Moncupette, invité par l’inconnue à prendre sa part du dîner, fit le plus grand honneur aux plats et aux bouteilles, sans négliger son amphitryon qu’il pinça aux bons endroits et qu’il baisa à bouche goulue, aux grands éclats de rire de sa compagne.

La charmante femme se dévêtit. Le curé, se pourléchant, en fit autant. Il ne regretta ni Mme Olympe, ni la comtesse Julie, ni les nymphes qu’il avait aperçues à l’hôtel de cette dernière.

On se mit au lit, mais l’inconnue avait abusé du champagne et de la bouteille de chartreuse : aussitôt couchée, elle s’endormit d’un sommeil de plomb.

C’était avoir du guignon.

Moncupette, couché à côté d’elle, était sur des charbons ardents ; la croupe dodue, lisse, chaude de la jeune veuve lui brûlait le ventre.

Il l’embrassa, la pinça, la remua. Peines inutiles, ce n’était plus qu’un paquet.

Ne pouvant plus se vaincre, il usa du subterfuge employé par Jean-Jacques Rousseau pour tromper les ardeurs de son sang.

— C’est de la bricole, murmura-t-il, ça ne vaut pas une femme.

Il redoubla d’efforts pour tirer sa compagne de son sommeil.

— Plus tard, petit, je n’en puis plus, fit-elle, en se rendormant.

De guerre lasse, le martyr se leva, se rengaina dans sa culotte et sa soutane, puis tirant cent sous de son gousset, il enveloppa la pièce dans du papier, la déposa sur le coin de la cheminée et partit.

Il alla réveiller son ami Poireau, avec lequel il alla passer le reste de la nuit au chabannais de la rue de ce nom.

Les cent francs de la comtesse y passèrent.

Le matin en s’éveillant, la dormeuse aperçut le papier déposé par Moncupette sur le coin de la cheminée.

L’offrande la fit s’esclaffer.

L’enveloppe arrêta son attention ; c’était une circulaire du curé de Saint-Bailleul, sollicitant le monde catholique pour l’achat d’une couronne à la Vierge de la Victoire.

Elle lui envoya le tout avec un seul mot : loustic.

Au reçu du don, le quêteur joignit les cent sous à la recette déjà faite et inscrivit sur sa liste de donateurs M. Loustic, pour 5 francs.