Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/14

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 159-171).
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XIV


Quatrième chronique de l’Œil-de-Bœuf : la morale
suivant Moncupette.


Depuis son dernier avatar à Paris, le curé Moncupette avait revu la comtesse Julie et Mme Olympe à Turpenay, auxquelles il avait raconté toutes les péripéties de sa nuit tourmentée. Les deux maquerelles avaient beaucoup ri. Comme compensation, elles lui avaient promis qu’à son prochain voyage, elles le feraient assister, ainsi que son ami Poireau, aux mystères du Club des poteaux.

— Ce sera le moment de sortir ta théologie, dit le maire au curé lorsqu’ils se furent retirés.

— Laisse venir, je les collerai, s’était contenté de répondre Moncupette.

Sur la foi de la promesse des deux maquerelles, les deux amis débarquèrent un soir de novembre à la gare d’Orléans.

Il faisait un temps sec, et pour la première fois de l’année il gelait ferme à Paris.

Au débarcadère, les deux Turpenaisiens se consultèrent pour savoir s’ils dîneraient avant de se rendre chez la comtesse Julie ou s’ils lui réserveraient leur magnifique appétit.

On se décida pour le dîner préparatoire.

Ils avisèrent un restaurant aux environs de la gare. Au moment d’y entrer, Poireau eut une grande inspiration.

— Si nous allions demander à dîner à Mme Olympe, dit-il, cela lui ferait peut-être plaisir.

— Et à nous aussi. Allons, répondit le curé qui était la décision même.

Ils prirent un sapin et se firent voiturer à la place de l’Étoile.

Mme Olympe allait se mettre à table avec ses nymphes lorsque ses bons amis lui furent annoncés. Vite, elle fit déloger les six bonnes filles, en leur disant de s’arranger avec la cuisinière.

Avec l’appétit qu’elle connaissait aux deux Valontiersois, ce n’était pas le cas de dire : Quand il y en a pour sept, il y en a pour neuf.

L’Italienne reçut ses amis en bonne camarade qu’elle était, en les avisant de ne pas trop se charger, parce qu’un grand souper, auquel elle devait assister, les attendait chez la comtesse Julie.

— C’est notre affaire, dit Poireau, un repas chasse l’autre.

— Vous verrez les trois plus belles femmes de Paris, comme il n’est permis de les voir que contre bel argent.

— C’est encore notre affaire ; il fait un temps de loup, cela nous réchauffera.

— Il faudra vous observer, la baronne de K… est une des trois ; c’est grand genre.

— Soyez sans inquiétude à cet égard, je connais le genre.

— Tu connais ?… Pas possible, se récria Moncupette.

— Le genre du nom et de l’adjectif. Là, es-tu content ?

— Il est étonnant, ce Poireau… Tu connais aussi la lune et les étoiles.

— Et la comète.

— Quand je le disais ! Avoue tout d’un coup que tu as couché avec la baronne.

— Je n’avoue rien, je n’insinue rien. Je sais ce que je sais, voilà tout.

— Vantard !… Enfin nous verrons bien.

— C’est nouveau ; la baronne ne m’a pas parlé d’une aventure de l’espèce, observa Mme Olympe.

— Ah ! si les femmes disaient tout ce qu’elles font, c’en serait un chapelet.

— Leur discrétion à ce sujet prouve en leur faveur. Mais, je trouve qu’il est des hommes qui ont la langue trop longue, fit sévèrement observer le curé.

— Je croyais être entre amis, s’excusa le maire d’un ton de reproche.

— Le secret d’une femme doit rester inviolable pour tous. Tu connais l’adage de Turpenay : Chevalier qui le fait, cochon qui le dit.

— En somme, je n’ai rien dit.

— Brisons là-dessus ; ne fais pas le jésuite. Les femmes ne doivent être touchées qu’avec des fleurs.

— Et les autres ?

— Quelles autres ?

— Celles qu’on touche autrement.

— Tu es bien Poireau, sans rancune et plaisantant à propos de tout.

— Toi, tu me parais bien curé, aujourd’hui.

— C’est que j’ai quelque chose sur le cœur à propos de ce que la comtesse m’a appris sur ses clients. Mais tu as raison : laissons le curé ; nous ne sommes pas à l’église. Moncupette for ever, comme disent les Anglais.

Onze heures sonnant avertirent le trio joyeux, qui n’avait pas perdu son temps entre la poire et le fromage, qu’un bon souper et le reste les attendaient. Ils prirent une voiture dans laquelle Mme Olympe se trouva pressée comme un tison entre deux fours à chaux.

On gelait au dehors, on brûlait en dedans. Pour se mettre à l’unisson, le cheval brûla le pavé et le cocher en grilla une.

Quoique maquerelle, la comtesse Julie était femme de parole ; aussi ouvrit-elle toutes larges les portes de son hôtel à ses bons amis de Turpenay. Ils avouèrent qu’il était difficile de rencontrer une plus belle collection de jambes, de fesses, de seins et autres appendices qu’il est d’usage de n’exposer qu’en simili en public.

Cette kaléidoscopie naturaliste ne troubla pas autrement le maire et le curé.

Il aurait fallu être de bois pour ne pas admirer le galbe superbe de la plupart des femmes. Quant aux hommes, cela n’intéressait guère les deux paroissiens.

Le groupe formé par la baronne de K…, Magoula et la belle Hollandaise arracha un cri d’admiration à Poireau. Ce n’était pas les trois Grâces, mais quelque chose de plus imposant ; c’était les trois plus belles garces de Paris.

Le maire et le curé allèrent présenter leurs hommages à la baronne, dont toutes les attentions furent pour Moncupette.

— Poireau est un blagueur ; il n’y a rien, se dit celui-ci qui ignorait la diplomatie féminine.

— Le maire a dit vrai, pensa l’Italienne qui connaissait les nuances.

Les poteaux se trouvèrent bien un peu interloqués de l’apparition des intrus, mais ils prirent bien vite le parti de rire de l’aventure. D’ailleurs, ils n’étaient pas dans leur rôle de satyrions ; la présence à leur fête de la belle Hélène les avait maintenus jusqu’alors dans les règles de la galanterie aimable.

Le roi Cauda présenta ses amis au curé en le priant de les bénir.

— Quand même ! répondit Moncupette sans se déconcerter. Vous ne serez pas, Messieurs, les premiers va-nu-pieds que j’aurai bénis.

La bande applaudit.

— Vous êtes un brave, le curé le plus smart que j’aie encore rencontré. Votre nom, que je vous sacre poteau, lui dit le roi Cauda.

— Pour le souper, j’en suis, mais pour le reste, j’ai mon affaire. Mon nom est Moncupette, il a résonné aux Croisades. Les Moncupetti de Florence portaient fessard d’or sur champ d’azur.

— C’est le nom d’un brave, je ne m’étais pas trompé. Vous ne devez pas craindre le son du canon ?

— Pas plus que le son du violon.

— Si votre ami tient de vous, on ne doit pas s’embêter dans votre paroisse.

— Je vous le présente. Poireau, mon ami Poireau, maire de Turpenay et le premier hussard de France partout où il y a des femmes.

— Ça se pourrait bien, se dit Magoula, il n’a pas l’air d’une gourde.

— Eh bien ! frères Moncupette et Poireau, au nom de mes amis ici présents, je vous sacre poteaux honoraires.

— C’est bien de l’honneur que vous nous faites, Monsieur, répondit le maire, mais je n’aime à servir que dans les effectifs.

— Pour cette fois, mon ami Poireau se contentera d’être à l’honneur sans être à la peine. Il a déjà deux femmes et plusieurs suppléments ; il se doit aux siens, répliqua vivement le curé.

Et comme le maire le tirait par la manche pour l’engager à ne rien précipiter, il lui souffla à l’oreille :

— Tenons-nous-en aux cochons de chez nous.

— Alors, il est inutile de se mettre à l’aise comme ces dames ?

— Est-ce que c’est ta culotte qui te gêne ?

— Un peu.

— Alors ôte-la, mais garde ton habit.

La gouvernante, stylée par la comtesse, était déjà venue deux fois annoncer que le souper attendait ces dames et ces messieurs, mais cocottes et poteaux conciliabulaient dans tous les coins pour combiner la série de farces qu’ils comptaient faire aux deux amis.

À voir l’opposition que les projets des poteaux rencontraient dans la plupart des groupes, on pouvait augurer que les femmes tenaient pour les deux provinciaux.

Un mot de la belle Hollandaise rallia les hésitantes :

— Ce sont des vrais mâles, dit-elle.

On se rendit à la salle à manger sans s’être entendus.

Poireau, qui s’était entendu, lui, profita du tumulte pour ôter son pantalon.

Quand chacun fut placé, il monta sur sa chaise, et montrant, sans voile, son derrière à la table, dit :

— Mesdames et Messieurs, si vous voulez vous payer ma tête, j’éclaire.

Un éclat de rire fou accueillit cette facétie ahurissante.

Une cabotine de Montmartre chanta le couplet de la ballade de Colombine :

Au clair de la lune
Je vois son fagot ;
S’il avait un’ plume,
Il donn’rait le mot
À la belle en cuisses
Qui attend au lit
Toutes les saucisses
De c’cochon d’Paris.

Et toutes de reprendre en chœur le refrain :

Sa chandelle est forte,
Il n’y a pas mieux :
Allons, qu’il la sorte,
Je veux voir son feu.

Mais ce ne fut qu’une fusée gauloise ; Poireau remit son pantalon.

— Il y avait cependant quelque chose, dit la belle Hollandaise à Magoula.

— Écoute, voilà le curé qui prêche, répondit celle-ci en faisant à sa compagne signe de se taire.

Moncupette, en effet, parlait. Répondant à une question de la baronne qui lui avait demandé, si les prêtres et les religieux mandrinant n’étaient pas par ce fait déchus, comme ayant transgressé leur vœu de chasteté.

— Pas le moins du monde. Au contraire, ils n’en sont que plus dignes. La chasteté, c’est l’observance des règles que la dignité personnelle et la bienséance imposent aux deux conjoints légitimes ou non, ce qui n’est d’ailleurs qu’une argutie en présence des lois immuables de la nature. Menuiser selon les règles, est non seulement chasteté, c’est de la haute hygiène.

— Mais il y a des prêtres et des religieux qui s’abstiennent de femmes.

— Malheureusement ! Mais qui fait l’ange fait la bête. Scier de long, suivant la mesure et la cadence de la chasteté, ou cochon, il n’y a pas de milieu ; car nul humain n’a en lui assez de force morale pour combattre la nature dans sa dynamométrie expansive. C’est la plus grande aberration du catholicisme d’avoir interprété le mot chasteté comme comportant l’abstinence absolue de la femme. Je traduis saint Paul et je dis que sans saloperie et sans cochonnerie, chacun peut jouer du violon. Il faut être chaste, c’est-à-dire propre, délicat, sincère dans l’amour, parce que ce sentiment matérialisé dans les sens, est la suprême émanation divine, et que l’amour est l’art sublime, inspirateur de tous les autres. C’est à ce titre que Marie est l’immaculée ; on ne l’a jamais vue sans chemise.

Magoula se sentait attirée par une sorte de fluide magnétique vers ce prêtre robuste, fruste comme un chêne, dont la parole libre lui disait mille fois mieux, que le prédicateur le plus éloquent, le plus chaste eût pu le faire.

Moncupette l’avait vue faire le signe de la croix en se mettant à table.

— C’est bien, ça, ma fille, lui dit-il. Quand Dieu veut faire une sainte d’une putain, il ne lui tient pas compte de ce qu’elle a fait, mais de son repentir.

— Tu n’entends pas, Magoula ? Le curé Moncupette va te canoniser, cria un poteau à la goule qui s’était penchée sur la table, le front entre les deux mains.

Un sanglot étouffé répondit à cette raillerie.

— Elle pleure, oh ! la vache ! ricana le satyrion.

— Si vous étiez couverts, je vous dirais : Chapeaux bas, Messieurs ; cette putain vaut mieux que nous tous. Elle vient d’affirmer son âme ; jusqu’ici nous n’avons fait montre que d’appétits.

En prononçant ces paroles, Moncupette s’était levé, grave, sévère.

Il y avait quelque chose d’imposant, presque de solennel à voir ce prêtre, un hercule sacerdotal, planer de son regard limpide sur la tourbe érotique.

— Fille de joie, je t’absous, lui dit-il en tendant le bras vers la pécheresse.

Magoula s’était jetée à ses genoux.

— Eh bien ! oui, fit-elle avec une résolution presque sauvage, j’en ai plein le dos de la mistoufle.

Elle se releva pour sortir.

Le baron F… l’arrêta.

— C’est vrai que tu veux nous quitter ? lui demanda-t-il.

— Oui.

— Alors, sois ma maîtresse, à moi seul. Veux-tu ?

— Non, plus de vos turlupinades ; vous me faites tous pitié.

— C’est ainsi que je l’entends, rien que l’amour vrai. Tu me tiens à la peau ; pour toi, je me ferais ermite.

— J’en ai plein le dos, te dis-je !

On se regardait troublés.

— Le ciel vous inspire, Monsieur. Il vous sera beaucoup pardonné parce que vous avez su réellement aimer, dit le curé de Turpenay avec conviction.

— Vous soutenez donc le vice, Monsieur ? fit le roi Cauda.

— Vous confondez, répliqua Moncupette : le vice est la pressure de la passion, comme celle-ci est l’alcool de l’amour. Le vice est toujours haïssable ; la passion est souvent sublime ; elle est l’expression de l’exubérance de la vie s’insurgeant contre le néant, l’affirmation du génie humain. Elle exhausse l’homme jusqu’aux cieux où on aperçoit Dieu. Le vice, au contraire, diminue l’homme, le réincarne par chutes progressives dans la bête, l’aberre, exsue son cerveau, l’halluciné jusqu’aux hypocrisies les plus honteuses, et il est encore le mensonge perpétuel. Entre l’homme dépravé par le vice et le forçat échappé du bagne, l’analogie est frappante ; tous deux sont placés au banc de l’honneur ; ils s’agitent obliques pour tromper, s’ingénient, s’exagèrent pour paraître la vertu avec la conscience exaspérante de leur indignité. L’un, relaps de l’amour, voit le gendarme en sa femme, gardienne du foyer et de son honneur, dans son enfant qui tend son front virginal à ses baisers impurs, dans l’ami qui lui tend la main, dans tout ce qui sourit, dans tout ce qui aime ; l’autre est son sosie moins ignoble.

— Oui, l’homme est une sale bête, soupira Magoula.

— Ah ! mais… c’est notre tête qu’on se paie ici, s’exclama le roi Cauda. Allons, mes féaux, noyons ces mécréants dans le champagne, et vivent les poteaux !

Les coupes se remplirent, mais l’ivresse qu’on y cherchait, l’ivresse immonde, ne venait pas ; le curé avait rivé un clou dans la conscience de chacun.

Seule, la baronne de K… n’avait rien entendu ; elle était soûle comme une grive.

La comtesse Julie avait dit à l’Italienne :

— Ça ne te fait rien que je garde Poireau ?

— Au contraire ; j’ai un cas de conscience à soumettre à Moncupette ; c’est pour le mieux.

Quatre heures sonnèrent : chacun se rempluma.

Toute la morale du curé de Turpenay n’avait servi qu’à convertir une truanderie en collage. Ce n’était pas grand’chose, mais c’était encore plus que ne font les prédicateurs de la Madeleine pendant tout un carême.