Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/16

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-195).
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Modeste Moulaballe.

XVI


La dèche. — Association lyrique. — Blanches musicales. — Symphonie de correctionnelle. — Concerts interrompus. — Dièses et bémols. — Clefs de dos. — Poses et reprises. — Piano, forte, fortissimo. — Maquerelle en sous-sol. — Toute la lyre.


Les affaires étaient dans le marasme et le couple Louchard dans la mélasse, Madame avait revu les jours de purée de la loge maternelle. On piétinait les plates-bandes de l’escroquerie : cessions des loyers de la propriété grevée d’hypothèques, déjà cédés ; trucs de la mère, du père, des frères, des sœurs, des tantes, des oncles dix fois enterrés aux frais des amis et connaissances ; tire à l’héritage fallacieux et aux procès à soutenir ; affaires mirobolantes en participation sur la queue de la comète. Tout ce qui avait une valeur vénale dans l’appartement, maintenant nu comme une cellule de prison, avait pris le chemin du Mont-de-Piété.

Dodolphe courait la pièce de cinq francs, de quarante sous, au petit bonheur. Quant à la marmite, les michets ne marchaient plus qu’au rabais ; le bouillon était trop maigre et la carne aussi. Par-ci, par-là, elle raccrochait encore un vieux podagre.

— Combien ?

— Dix francs.

— As-tu fini ! Cent sous, si tu veux.

— Viens.

— Où ?

— À côté d’ici, dans un petit hôtel très bien.

— J’aimerais mieux chez toi.

— Impossible, je demeure avec ma mère. Viens, je fais tout.

Au rendez-vous, elle enfilait l’histoire de son père, le colonel tué au Tonkin, ses malheurs d’ex-pensionnaire de la maison de la Légion d’honneur.

Sur cent pierreuses, il y en a cinquante qui ont cette histoire-là à raconter aux imbéciles qui croient avoir tenu une fille de France au bout du harpon.

Mais cela n’était que du casuel.

Cela ne pouvait pas toujours durer.

Mme Louchard rencontra, un soir, une ancienne connaissance, un courtier d’agence lyrique qui, à ses moments perdus, faisait la traite des blanches.

On parla d’affaires et un projet d’association fut élaboré.

Le lendemain, Modeste se fit imprimer sur bristol avec fleuron héraldique : Mme Louchard, née de Moulaballe, lauréate du Conservatoire, professeur de chant. Puis elle se mit en chasse.

Elle fit tant des pieds, des mains et du reste, qu’elle finit par trouver cinq cents francs, avec lesquels les deux associés montèrent, dans un arrière-entresol de la rue du faubourg Poissonnière, l’Agence lyrique internationale : Louchard-Passauvert.

La Louchard, fertile en combinaisons, eut bientôt bâclé le programme de l’agence : Exportation d’artistes pour les bouibouis et les maisons de prostitution des républiques sud-américaines, ce qui est identique ; racolage d’ouvrières jeunes et jolies à l’usage des commanditaires de la boîte ; exploitation des mineures inscrites au carnet et tout ce qui se rapporte à ces trois honorables branches de l’industrie maquereautique.

Quoique l’agence fût encore dans la période noire, les blanches se pressèrent à la ronde à la porte de l’entresol.

La maquerelle, toujours en mouvement, courait des Batignolles à Belleville et de Grenelle aux Gobelins, graissant la patte aux pipelettes qui lui fournissaient les renseignements les plus circonstanciés sur les jeunes ouvrières sans ouvrage habitant leur immeuble. Les fleuristes, les plumassières et les modistes étaient surtout visées par la racoleuse ; ces trois branches de l’industrie parisienne, à cause de leurs périodes de morte-saison, livrent, plus que les autres, leurs ouvrières aux séductions de la prostitution.

Quand les économies sont dépensées, que les magasins de la tante nationale ont englouti le dernier bijou et la dernière chemise de l’ouvrière, que la faim est au logis, que le propriétaire hurle après le terme échu ; quand au sein de cette misère irritante, apparaît la pourvoyeuse de la prostitution, le museau enfariné, éloquente de promesses et de séductions, il est bien difficile à la jeune fille abandonnée des siens, de résister à la tentation.

— Avec vos grâces, votre distinction et vos moyens, vous êtes bien sotte de vous tuer à travailler. Encore si votre travail vous permettait de vivre, mais la moitié de l’année vous restez les bras ballants devant le buffet avec la misère pour compagnie. Si vous voulez, je vous sortirai de là, disait la racoleuse à chacune des proies qu’elle visait.

— Vous êtes mille fois trop bonne, Madame, mais je ne connais que mon métier, il m’est difficile d’apprendre autre chose.

— Si, si, toutes les femmes connaissent ça. Tenez, vous m’intéressez : je connais justement un monsieur très bien qui vous fera entrer à la Scala, aux Folies-Dramatiques ou tout autre théâtre de genre que vous voudrez ; il vous paiera vos costumes et votre entretien.

— Mais je ne suis ni actrice ni chanteuse, je ne connais rien du métier.

— Il est inutile de connaître autre chose que la pose. Pourvu que l’on soit jolie et bien faite, cela suffit.

L’ouvrière refusait d’abord. La tentatrice épiait sa proie et, au moment psychologique où tout s’abîme dans l’être, informée par la concierge, elle réapparaissait et enlevait plus qu’un corps, souvent une belle âme pour servir de jouet aux satyrions des débauches inavouables.

C’est par ces infâmes proxénètes que, chaque année, près de cinq mille jeunes filles qui, si elles avaient été suffisamment protégées, seraient devenues de bonnes et intelligentes mères de famille, alimentent le marché universel de la prostitution.

Qu’advenait-il de la victime ?

Séduite par les promesses du satyrion auquel la Louchard l’avait livrée, rejetée ensuite à la rue, elle était exploitée dans les mêmes conditions jusqu’à corruption complète, puis expédiée à Rio-de-Janeiro, Buenos-Ayres ou à San-Francisco, pour être promenée de ville en ville par des impresarios de la prostitution ambulante, et finissait par être assassinée par une brute ou à crever délaissée au coin d’un bois.

Le martyrologe en serait long si une commission allait enquêter sur place. Rio-de-Janeiro, Bahia, Pernambouc, Rio-Grande del Norte, Victoria, Porto-Alegre, Goyaz, Matto-Grasso, Cancapuan, Santos, Iguapé, Curitiba, Oliveira, San Paulo, Sabara, Santa Catharina et Rio-Grande de San Pedro, au Brésil ; Montevideo et Maldonado, dans l’Orientale ; Buenos-Ayres, Concepcion, Corrientes, Tucuman, Santiago, Santa-Fé, Bojada, San Luis de la Punta, Cordaba et Aconcagua, dans l’Argentine ; Valparaiso, San Fernando, Chillan, Santiago, Huasco et Paposa, au Chili ; Acari, Lima, Tarua et Lambaycque, au Pérou, ainsi que les villes des côtes de l’Équateur, sont autant de dévoreuses de blanches. Quand le canal de Panama aura ouvert la route directe au transit, on verra les rabatteurs enlever vingt mille filles à la France pour les marchés de la prostitution de l’Amérique méridionale.

L’exploitation des mineures formait une des branches les plus lucratives de l’agence lyrique, qui en avait toujours trois ou quatre comme pensionnaires avec lesquelles, court-vêtues, les cheveux flottant sur les épaules, la Louchard se promenait pour aguicher les vieux qui les suivaient partout comme des chiens échauffés.

Ces vierges d’amour n’étaient souvent que des demi-vierges et même des putains expérimentées, posant pour la séduction.

Les satyrions de la pollution enfantine sont légion.

Les plus infâmes sont les mères, de vraies mères, qui venaient offrir leurs filles, des enfants de douze à seize ans, à la Louchard pour servir aux plaisirs de la crapule en redingote et en gants.

C’était chez l’une d’elles, associée anonyme, dans un appartement du boulevard de Strasbourg, que la maquerelle tenait ces assises et livrait la chair fraîche aux appétits ignobles de misérables gâteux, bavant sur ces seins d’anges.

Cette corruption amuse les enfants qu’on bourre de friandises. Quand ils se plaignent, la mère qui attend dans l’antichambre accourt et dit que c’est le médecin qui veut cela, que c’est pour leur bien : c’est pourquoi la symphonie de la correctionnelle est plutôt muette.

Cependant, un jour, la maquerelle fit un impair. Elle avait commissionné une gouine, qui servait d’indicatrice à la Sûreté, comme intermédiaire. Nantie de renseignements probants et de preuves irréfutables, elle la dénonça. La maison du boulevard de Strasbourg fut un beau soir cernée par la police, qui y trouva huit enfants de moins de quinze ans avec leurs mères et onze satyres appartenant au monde des classes dirigeantes.

L’affaire fut étouffée par ordre. Périsse la France dans ses enfants plutôt que de voir la racaille en habit noir au pilori !

On désignait à l’agence Louchard et Passauvert, sous le nom de dièses, les mineures vierges, et sous celui de bémols celles qui avaient déjà été polluées.

Les riches goujats envoyaient retenir pour après leur déjeuner un dièse ou un bémol, comme ils auraient commandé une tarte à la crème ou aux pruneaux chez le pâtissier pour leur dessert.

« Cela leur fait une éducation », a écrit une féministe.

Les clefs de dos étaient les ouvrières débauchées de l’atelier ; elles étaient rangées en trois catégories suivant leurs aptitudes et leur tempérament : piano, forte, fortissimo.

Il en était de si précoces qu’elles surpassaient en roueries polissonnes les filles les plus expertes des couvents de la prostitution. Cette dépravation est due, pour la majeure partie, aux promiscuités des cohabitations restreintes, qui pervertissent l’enfance dans son premier lit.

La Louchard avait profité de la leçon que la police lui avait donnée ; elle avait transféré son gynécée prostitutionnel dans un arrière-entresol de la rue de la Fidélité.

Elle avait vainement tenté des relations commerciales avec la comtesse Julie et Mme Olympe, qui l’avaient éconduite.

Il n’en était pas de même de Mme Lamirale, qui recourait souvent à ses bons offices.

— Un peu plus tôt, un peu plus tard, ça n’a pas d’importance, il faut qu’elles y passent toutes, disait-elle en manière de philosophie.