Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/24

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 261-268).
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XXIV


Les femmes fatales. — La Morphine. — Modern style : à père fou, fils avisé. — Machinations de la haine.


Il est des femmes dont on peut dire qu’elles ont été fatales à tous ceux qui les ont approchées de trop près.

Sataniques et satanisantes, revenues des abîmes, où Satan les a marquées de son sceau, après avoir descendu tous les échelons de l’impudeur, elles semblent accomplir, affolées de luxe, grisées d’orgueil, une œuvre d’enfer.

On se souvient encore de cette succession de suicides, de cet amoncellement de ruines qui marquèrent le passage de la Morphine au firmament de la haute galanterie parisienne.

Qui était-elle ? On ne le savait. D’où venait-elle ? On l’ignorait.

Tout ce qu’on connaissait d’elle, était qu’un homme, qu’on disait son mari, avait été assassiné par un de ses amants, et qu’elle avait été accusée d’avoir empoisonné, en Autriche, le vieux prince de Walsberg qui, séduit par sa diplomatie galante, lui avait donné son nom.

Elle était tombée sur Paris, comme un aérolithe, dégageant son fluide corrupteur et beaucoup de poussière.

Audacieuse de l’impunité de ses antériorités criminelles, elle avait tenté de s’imposer à la haute société.

Mais là, elle avait rencontré l’obstacle qu’on ne surmonte jamais : la ligue des femmes.

Les mondaines si faciles, si accommodantes pour les rastas qui se présentent à elles sous le couvert de la particule ou d’un titre nobiliaire quelconque, sont intransigeantes avec les femmes déchues dans l’opinion, compromises par des aventures rendues publiques. Elles sont des pairs dont les jugements font devant les coupables la colonne de feu de la réprobation.

Refoulée du cénacle mondain, l’étrangère s’était juré une vengeance de tous les jours contre le jury d’honneur qui avait confirmé sa déchéance. Elle leur volerait leurs maris, elle séduirait leurs fils jusqu’à l’abrutissement ; elle corromprait leurs filles.

Elle allait exhaler tout le poison de son âme.

Elle inscrivit deux noms sur ses tablettes de haine, dont elle se proposait de faire ses premières victimes : la comtesse de Joyeuse et la marquise de Méhaigne.

On la connut bientôt sous le nom de la Morphine, traînant tout Paris viveur à son char, tentatrice, éblouissante de luxe et d’impudeur.

Elle était brune de cheveux et de poils.

Son teint mat, délicatement rosé, contrastait étrangement avec ses grands yeux noirs révélant, malgré la contention de sa volonté, la fourberie de son âme damnée. Elle avait la bouche sensuelle, dont les commissures des lèvres se fondaient dans un sourire provocant, d’une prévenance hypnotisante. Ses dents nacrées, ses mignonnes oreilles ajoutaient encore à sa beauté du diable.

Sans être grande, elle avait une taille qu’avantageait cette richesse de formes des filles de la Grèce, qui s’épanouissent, dès la prime jeunesse, sous un ciel d’azur, un soleil d’or.

Elle s’était donnée au baron Locule, le financier milliardaire, comme sauvegarde et comme pivot de ses machinations diaboliques.

Elle avait à son service son premier amant, l’assassin de son premier mari, qu’elle tenait sous le joug et auquel elle se livrait encore quelquefois pour l’entraîner au crime prémédité dans sa pensée ; brute du rut, qui rugissait parfois à sa chaîne et que le fouet cinglant du rappel de ses infamies faisait taire ; véritable gitano, sans foi ni loi, fait pour le vol et l’assassinat, répondant au nom de Melchior. Le conseil aussi de l’impure.

Les viveurs sceptiques roulaient leurs flots dans son hôtel du parc Monceau, mêlés à la rastelle cosmopolite.

Ses salons étaient devenus le turf de la galanterie, où passaient et repassaient les pur sang et les demi-sang du putanisme parisien.

La piste, il est vrai, était fleurie, rutilante, enguirlandée, courue parce que les haras de l’érotomanie internationale avaient de mieux entraîné dans le vice : femmes au galbe éblouissant ayant chevaux, voiture et train de maison, qui trouvaient dans le commerce de la galanterie la majeure partie de leurs ressources. Monde à part, qui sélectionne les cocodettes dont les noms courent Paris et les stations balnéaires, et dont les journaux, à prétentions mondaines, citent les prouesses, en première page, à vingt francs la ligne, aux échos, à dix francs.

Les métalliques : j’m’enfoutistes invétérés des distinctions sociales, s’y pressaient en foule en compagnie de leurs amis : robbers et esthètes des champs de courses.

Le comte de Joyeuse et le marquis de Méhaigne, viveurs endiablés qui étaient de tous les sports, y avaient été artificieusement amenés,

Le cercle était ordinairement nombreux, animé.

La Morphine, dans un décolleté qui la déshabillait suffisamment pour laisser deviner toutes ses richesses galbeuses, gaie, captivante, mettait tout son savoir à hypnotiser, de ses regards chatoyants, les deux gentilshommes sur lesquels elle avait jeté l’embargo.

Et ce qui devait arriver, lorsqu’une sirène d’une beauté magnétisante, entourée de luxe, évoluant dans un milieu séducteur, captivante d’impudeur, a jeté le grappin de la séduction sur un homme prédisposé par la débauche dorée à toutes les abdications, arriva. Le comte et le marquis, autrefois frères de plaisirs, maintenant rivaux, devinrent deux ennemis.

Le fils de la marquise de Méhaigne, jeune fêtard qui marchait bravement sur les traces de son père, avait aussi été amené chez la Morphine, qui avait tout tenté pour l’entraîner à son char, jusqu’à se donner une dizaine de fois à lui.

Mais l’Eliacin du dandyisme était roué comme une potence. S’étant aperçu qu’à la table de jeu, pendant que sa maîtresse d’occasion cherchait à captiver son attention, il était outrageusement volé par ses partenaires, il comprit qu’on n’en voulait qu’à sa galette, et il battit prudemment en retraite, laissant la Morphine se morfondre de rage.

— Elle aurait vite fait de me retourner la veste, la chamelle, dit-il à son père que l’impure avait chargé de lui ramener le déserteur. Si j’ai un conseil à te donner, esbigne-toi à l’anglaise de cette baraque de corsaires, tu t’en trouveras bien.

— Qui te fait dire cela ? La princesse de Walsberg est incapable d’une indélicatesse. On ne peut lui en vouloir si elle est entourée de beaucoup de sacripants ; c’est le lot obligé de toute jolie femme à la mode, répondit le marquis, qui en tenait pour la Morphine.

— Ah ! tu crois cela, toi, cher papa ? Tu me parais bien jeune pour ton âge. Lorsque Adam a baptisé cette espèce-là, il l’a nommée pieuvre. Défie-toi de ses tentacules, j’y ai vu poindre des griffes.

— Tu n’as guère de respect pour les femmes : ce n’est pas d’un chevalier français ce que tu fais là.

— Oh ! là là, en voilà encore une rengaine ! Je ne suis obligé qu’à honorer ma mère, ce que je fais de tout cœur ; pour les autres, je les honore pour ce qu’elles valent, et je les considère pour ce qu’elles sont. C’est cavalier français qu’on est aujourd’hui.

— Tu ne peux nier que la princesse ne soit charmante, délicieuse.

— Savoureuse, si tu veux, dans le dodo. Mais hors de là, des nèfles ! une grue, rien qu’une grue.

— Soit ! une grue, mais une grue dont un homme du monde peut se faire honneur.

— Écoute, père, tu sais que je t’aime bien, mais il me peine de te voir t’enfoncer dans ce bourbier. Souviens-toi que nous portons un nom, que ni toi ni moi n’avons le droit d’avilir. Souviens-toi aussi que ma mère est une sainte femme et que ma sœur, du train où nous y allons tous deux, n’aura bientôt plus pour dot que le nom de Méhaigne.

— Voilà bien des grands mots pour un caprice… Tranquillise-toi : je ne serai pas déshonoré pour avoir couché avec ta belle ennemie… Après, nous verrons… Viendras-tu au cercle ce soir ?

— Non, je soupe avec la belle Hollandaise.

Le marquis éclata de rire.

— Il paraît que tu ne méprises pas les grues tant que cela, dit-il.

— Oh ! celle-là, on peut s’y fier. On ne risque avec elle que quelques louis, qu’elle est capable de payer par un bon procédé.

— Du sentiment !… Je ne te reconnais plus.

— Que veux-tu, on a des moments comme cela… À propos, es-tu en fonds ? Il ne me reste guère plus d’une trentaine de louis.

— Tu serais bien aimable de m’en passer la moitié. J’ai pris hier, chez la princesse, une culotte de vingt mille francs.

— Oh ! là !… Ça commence à se décoller… Tiens, prends vingt louis ; le comte de Joyeuse m’en doit une centaine, je passerai le voir.

— Il a aussi étrenné hier ; je crains bien que tu ne trouves bourse plate.

— Lui aussi !

— C’est bien fait… Pourquoi marche-t-il sur mes brisées ?

— Tu devrais le remercier au lieu de lui en vouloir… Mais, bah ! tout ce que je te dirai et rien, c’est la même chose… Je te préviens cependant que je ne te laisserai pas couler à pic sans rien tenter pour te secourir… Allons ! prends les vingt louis, je trouverai à me refaire chez Escafignon. Il n’est pas trop dur ; il prend mon papier à dix.

— Veinard ! Il m’en prend vingt à moi.

— Il sait que tu es à la côte.

— Une bagatelle : deux cent mille francs.

— C’est deux cent mille francs de plus que moi.

— Tu ne lui dois rien ?

— Absolument rien.

— Dans ce cas, tire-lui mille louis pour moi.

— Si tu veux me promettre de ne plus mettre les pieds chez la Morphine, je t’ouvre un compte de cent mille francs.

— Tu es bien gentil. Nous en reparlerons un autre jour.

Les deux hommes s’étaient quittés en se serrant la main.

Le soir, le marquis se retrouvait chez la Morphine.

Il coucha cette nuit-là avec la sirène, succédant dans son lit au comte de Joyeuse qui y avait couché la veille.