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Paris-Éros. Première série, Les maquerelles inédites/25

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(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 269-277).
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XXV


Dernière chronique de l’œil-de-Bœuf : Les lupercales
de l’orgie.


Cette nuit-là, le Club des Poteaux flamboyait de lumière et de rut.

Le baron Locule, sur les instances de la Morphine, avait convié le ban et l’arrière-ban de l’érotomanie selecte à une orgie de Romains de la décadence, dans tout son raffinement et sa dépravation.

Le grand salon, sanctuaire des lupercales, avait été converti en triclinium avec sa grande table monopode de milieu entourée de lits de banquet.

Le pourtour avait été tendu de draperies pourpres frangées d’or. Un épais tapis de fleurs recouvrait le parquet.

Dans la grande cheminée gothique, un feu de bois odorant pétillait, s’avivant en étincelles multicolores ; des ondes parfumées jaillissaient d’une fontaine lumineuse, retombant en cascades dans un bassin de marbre, qu’entourait un boisement de plantes et de fleurs.

La statue du dieu Simone, l’Inère cornu aux pieds fourchus, assis sur un groupe de faunes ivres, dominait la table.

Un jeu de robinets permettait d’activer ou de modérer l’action des lumières.

Les convives portaient la robe synthèse de fine batiste : blanche pour les hommes, pourpre pour les femmes.

Le marquis de Méhaigne, un sourire d’extatique veulerie aux lèvres, était couché sur un des lits de festin, à côté de la Morphine, dont la chair, collée à la sienne à travers le léger tissu qui la couvrait, le brûlait.

Le comte de Joyeuse avait été élu grand prêtre, chargé de présider aux libations.

Un lit lui avait été réservé au côté opposé de la table, entre deux vierges solisteriennes descendues à toutes jambes de Montmartre.

Il se promenait sombre, lançant à l’heureux marquis des regards de haine folle, le couteau tranchant à manche d’or des sacrificateurs à la main.

Le baron Locule, Silène ventru, figurait le prêtre de Pan, entouré de nymphes de la zone galante, qu’il chatouillait de ses verges sacerdotales.

La belle Hollandaise et Mucha, la Portugaise, étaient là aussi, luttant pour l’honneur de la prostitution galante contre les princesses de la prostitution mondaine.

Tous les grands poteaux étaient là, et aussi la fine fleur de la haute galanterie érotique.

De très jeunes filles, formées au vice par des matrones perverses, vêtues de la tunique induse sans manche, la poitrine et la jambe droite nues, servaient les convives.

Depuis le commencement du souper, le comte de Joyeuse, pareil au traître d’un mélodrame, n’avait cessé de marquer par des regards de fureur concentrée, qui n’échappaient pas à la Morphine et qu’elle attisait encore par l’abandon plein de grâce et de nonchalance de sa personne aux caresses du marquis, la jalousie qu’il portait à son rival.

Chaque faveur qu’elle accordait à son compagnon de lit, le faisait frémir de rage, contorsait dans un rictus tragique, les lignes de son visage.

Une souffrance intense, torturante, convulsionnait le sourire forcé de ses lèvres.

Il s’observait cependant, prenant le ton de l’orgie engayée.

Un autre convive observait les mouvements et le jeu de physionomie des trois acteurs de cette scène.

C’était Micken, la belle Hollandaise, que le jeune de Méhaigne avait chargée de défendre les deux hommes contre les séductions vipérines de la Morphine, et qui s’était bien promis, de concert avec Mucha, de chambarder la coquine.

Le comte de Joyeuse avait présidé aux libations.

Douze fois les coupes de champagne avaient été vidées et remplies à la gloire des déesses impudiques.

Escarboucles, les yeux brillaient de lueurs d’érotisme félin, l’irritation lubrique précipitait le sang à l’épiderme ; la raison s’embrumait de vapeurs sadiques.

L’éclairage baissa subitement, le rideau du fond de la salle glissa sur sa tringle.

Un groupe de chairs nues, radiosées par un foyer électrique, s’offrit aux regards charmés des convives.

Les chairs s’animèrent, vibrèrent, se tordirent en spasmes symboliques.

L’orgie allait croissante avec la passion que les libations répétées, la vision charnelle et l’érotisme intime des convives surexcitaient.

Le prêtre de Pan leva sa verge sacerdotale, signal des préludes aux mystères des Lupercales.

Rien de lugubre pour un invité d’orgie, qui n’est pas entraîné, comme le spectacle de la dégradation humaine de ses compagnons.

Vainement, de Joyeuse cherchait à se mettre à l’unisson en vidant coupe sur coupe ; au lieu de s’obscurcir, la vigueur cérébrale lui revenait.

Il éprouvait un effondrement de tout son être, un immense dégoût de lui-même.

Il pensa à sa femme, si belle, si pure : il pensa à son enfant que la mort guettait.

Ses idées s’éclaircissaient à mesure qu’il buvait ; l’ivresse ne venait pas.

Il tenta de se surexciter par le souvenir de la Morphine.

Elle lui parut hideuse, ignoble.

La courtisane le fixait de ses regards vipérins.

— Il faut qu’il tue le marquis. Je veux que ma vengeance porte le deuil et le déshonneur dans leur famille, se dit-elle.

Les yeux voilés du comte regardaient dans le vide.

Elle crut qu’il ruminait sa vengeance, et, pour la précipiter, elle risqua ses dernières pudeurs.

Elle s’étala nue sur le lit de festin.

— À celui qui me prendra… ! s’écria-t-elle, en envoyant un baiser de la main à de Joyeuse.

Ces paroles, ce geste, réveillèrent soudain la passion du comte.

Il s’élança, le couteau à la main, pour défendre la possession de la Morphine à son rival.

Le marquis avait vu le mouvement et s’était levé, les yeux hagards.

Micken s’était précipitée au-devant de Joyeuse, dont elle reçut le choc.

— Eh ! dis donc, l’enflé, avec ta tête de jocrisse, faut-il que je te colle mon poing sur la figure pour te faire voir clair ? s’écria-t-elle.

La belle Hollandaise était l’enfant gâtée des poteaux, tous s’empressèrent autour du comte et d’elle, croyant assister à une bonne petite scène.

— En a-t-il une tête d’idiot, cet animal-là ! s’était empressée d’ajouter la grande cocotte, pour corser son effet.

— C’est vrai, poteau Joyeuse, tu es un idiot, tu es un jocrisse, tu as une tête de croque-mort. Va t’asseoir, vociférèrent les poteaux.

— Et celui-ci avec sa gueule de cochon ! Regardez un peu ce type ! s’écria à son tour Mucha en désignant le marquis.

— Il a une tête de cochon, c’est un type, un sacré poteau, reprirent en chœur les clubistes avec cet entrain charivaresque qu’inspire l’ivresse joyeuse.

La Morphine avait compris l’intention des deux hétaïres.

Elle s’était redressée, comme un serpent sur sa queue, sifflant sa rage.

— Qu’on jette ces deux putains à la porte ! s’écria-t-elle.

Elle n’avait pas achevé ces paroles, que Mucha avait saisi une coupe pleine sur la table et lui en avait envoyé le contenu à la figure.

— Ah ! tu parles de putain ! garce, chameau, rouleuse ! Je vais te dire qui tu es, toi, car je t’ai connue à Vienne pendant qu’on instruisait ton procès. Tu es une empoisonneuse, et tu es venue faire ton sale métier en France, s’écria-t-elle affolée, rugissante.

— Ose dire que toutes tes manigances du cul et des fesses n’avaient pas pour objet de faire jeter ces deux imbéciles l’un contre l’autre, comme deux marlous qui se disputent une marmite, reprit Micken pour jeter de l’huile sur le feu.

— Il n’y a donc pas ici un homme de cœur pour me défendre contre cette vermine ? s’écria la Morphine tenant tête à l’orage.

— Pas de tragédie ici, commanda le baron Locule. Qu’on remplisse les coupes et buvons à la réconciliation de ces dames. La séance de gros mots est levée.

La Morphine était une maîtresse coquine, qui savait se contraindre devant la nécessité et jouer faux jeu.

Elle prit la coupe dont elle venait d’essuyer le contenu avec le peignoir pourpre roulé en chiffon sur le lit, et, après l’avoir tendue à une verseuse, elle la leva en l’air en s’écriant :

— Je bois à la santé de mes belles ennemies. J’avoue que j’ai eu tort de les traiter de putains. Elles sont ce qu’elles sont et moi ce que je suis ; n’en parlons plus.

Mucha et Micken lui tendirent la main.

— N’en parlons plus, dirent-elles. D’ailleurs nous sommes quittes.

Cette réconciliation apparente rendit à la fête toute sa gaieté, et l’orgie reprit de plus ferme.

La Morphine, qui s’était mise sous la protection du baron Locule, chercha du regard, dans toute la salle, de Méhaigne et de Joyeuse ; ils avaient disparu.

Le lendemain, un décret d’expulsion, sollicité par le baron Locule lui-même, fut signifié à la princesse de Walsberg.

Les deux rivaux étaient sortis ensemble de l’hôtel de la comtesse Julie. Sur le trottoir, ils s’étaient tendu la main.

— Nous l’avons échappé belle, dit le comte. Cette gourgandine nous aurait brouillés à mort.

— C’est à mon fils que nous devons d’avoir échappé au danger qui nous menaçait. Micken et Mucha n’étaient que ses agents chargés de veiller sur nous. Décidément nous ne sommes pas de force à lutter contre la rosserie des femmes du jour. Il faut laisser cela aux jeunes ; ils leur tailleront des croupières.

— C’est vrai, nous ne sommes que des enfants auprès de nos fils. Le mieux pour nous est de réintégrer pour de bon le foyer familial. Pour moi, ma résolution est prise ; je t’invite d’aujourd’hui en huit à mon premier dîner de famille ; à la fortune du pot traditionnelle.

— Tu m’y verras avec la marquise.