Paris (Zola)/Livre II/Chapitre II

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Charpentier & Fasquelle (p. 145-165).
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Livre II, chapitre II


II


Là-haut, à Montmartre, la petite maison que, depuis tant d’années, Guillaume occupait avec les siens, si calme, si laborieuse, attendait tranquillement dans la pâle journée d’hiver.

Après le déjeuner, Guillaume, très abattu, songeant que, de trois semaines peut-être, il ne pourrait rentrer chez lui, par prudence, eut l’idée d’envoyer Pierre là-haut, pour conter et expliquer les choses.

— Écoute, frère, il faut que tu me rendes ce service. Va leur dire la vérité, que je suis ici blessé peu gravement, et que je les prie de ne pas venir me voir, dans la crainte qu’on ne les suive et qu’on ne découvre ma retraite. À la suite de ma lettre d’hier soir, ils finiraient par être inquiets, si je ne leur donnais des nouvelles.

Puis, cédant à la préoccupation, à l’unique peur qui, depuis la veille, troublait son clair regard :

— Tiens ! fouille dans la poche droite de mon gilet… Prends une petite clé, bon ! et tu la remettras à madame Leroi, ma belle-mère, en lui disant que, s’il m’arrivait malheur, elle fasse ce qu’elle doit faire. Cela suffit, elle comprendra.

Un instant, Pierre avait hésité. Mais il le vit si épuisé par ce léger effort, qu’il le fit taire.

— Ne parle plus, reste tranquille. Je vais aller rassurer les tiens, puisque tu désires que ce soit moi qui me charge de la commission.

Cette démarche lui coûtait à ce point, que, dans le premier moment, il avait eu la pensée de voir si l’on ne pourrait pas en charger Sophie. Tous ses anciens préjugés se réveillaient, il lui semblait qu’il allait chez l’Ogre. Que de fois il avait entendu sa mère dire « cette créature », en parlant de la femme avec laquelle son fils aîné vivait, en dehors du mariage ! Jamais elle n’avait voulu embrasser les trois fils nés de cette union libre, révoltée surtout de ce que la grand’mère, cette madame Leroi, fût restée dans le faux ménage, pour élever les petits. Et la force de ce souvenir était telle, chez lui, que, maintenant encore, lorsqu’il se rendait à la basilique du Sacré-Cœur, il regardait en passant la petite maison avec défiance, il s’en écartait comme d’une maison louche, où habitaient la faute et l’impudeur. Sans doute, depuis plus de dix ans, la mère des trois grands fils était morte. Mais ne s’y trouvait-il pas de nouveau une autre créature de scandale, cette jeune fille orpheline, recueillie par son frère, et que celui-ci devait épouser, malgré les vingt ans d’âge qui les séparaient ? Pour lui, tout cela était contre les mœurs, anormal, blessant, et il rêvait un intérieur de révolte, où la vie déréglée, déclassée, aboutissait à un désordre moral et matériel dont il avait l’horreur.

Guillaume le rappela.

— Dis bien à madame Leroi que, si je venais à mourir, tu la préviendrais, pour qu’elle fît immédiatement ce qu’elle doit faire.

— Oui, oui, calme-toi, ne bouge plus, je dirai bien tout !… Sophie ne va pas quitter ta chambre, dans le cas où tu aurais besoin d’elle.

Et, après avoir fait à la servante ses dernières recommandations, Pierre partit, alla prendre le tramway, avec la pensée de le quitter boulevard Rochechouart, pour monter à pied sur la butte.

En chemin, dans le glissement berceur de la lourde voiture, il se souvint de ces histoires, qu’il ne connaissait qu’en partie, confusément, et dont il ne sut les détails que plus tard. C’était en 1850 que Leroi, un jeune professeur venu de Paris, tombé au lycée de Montauban, avec des idées ardentes, républicain passionné, avait épousé Agathe Dagnan, la dernière des cinq filles d’une pauvre famille protestante, originaire des Cévennes. La jeune madame Leroi était enceinte, lorsque son mari, au lendemain du coup d’État, menacé d’une arrestation, pour des articles violents publiés dans un journal de la ville, avait dû prendre la fuite et se réfugier à Genève ; et c’était là qu’ils avaient eu leur fille Marguerite, en 1852, une délicate enfant. Pendant sept années, jusqu’à l’amnistie de 1859, le ménage s’était débattu dans la gêne, le père ne trouvant que de rares leçons mal payées, la mère retenue par les continuels soins que réclamait la fille. Puis, après le retour en France, à Paris, la mauvaise chance semblait s’être acharnée, l’ancien professeur avait longtemps frappé à toutes les portes, éconduit pour ses opinions, forcé de courir le cachet. Il allait enfin rentrer dans l’Université, lorsqu’un suprême coup de foudre l’avait abattu, une attaque de paralysie, les deux jambes mortes, à jamais cloué sur un fauteuil. Alors était venue la misère noire, toutes sortes de basses besognes, des articles pour les dictionnaires, des copies de manuscrits, des bandes de journaux, dont vivait à peine le ménage, dans un petit logement de la rue Monsieur-le-Prince.

Là-dedans, Marguerite grandissait. Leroi, révolté par l’injustice et la souffrance, incroyant, prophétisait la république vengeresse des folies de l’empire, le règne de la science qui balayerait le Dieu menteur et cruel des dogmes. Agathe, dont la foi protestante avait achevé de sombrer à Genève, devant les pratiques étroites et imbéciles, ne gardait en elle que le levain des anciennes révoltes. C’était elle qui était devenue à la fois la tête et la main de la maison, allant chercher l’ouvrage, le reportant, le faisant elle-même en grande partie, veillant au ménage, élevant et instruisant sa fille. Celle-ci ne fréquenta aucun cours, ne tint ce qu’elle savait que de son père et de sa mère, sans qu’il fût jamais question d’instruction religieuse. Au contact de son mari, madame Leroi, libérée de toute croyance, dans son atavisme protestant de la liberté d’examen, s’était créé une sorte d’athéisme tranquille, une idée de devoir, de justice humaine et souveraine, qu’elle réalisait avec bravoure, par-dessus toutes les conventions sociales. La longue iniquité dont son mari souffrait, le malheur immérité dont elle était frappée en lui et en sa fille, lui avaient donné à la longue une extraordinaire force de résistance, une puissance de dévouement qui faisaient d’elle une justicière, une directrice et une consolatrice, d’une énergie et d’une noblesse incomparables.

Ce fut là, dans la maison de la rue Monsieur-le-Prince, après la guerre, que Guillaume connut les Leroi. Il occupait, sur le même palier, en face de leur petit logement, une grande chambre, où il travaillait avec passion. D’abord, il y eut à peine des saluts, les voisins étaient très fiers, très graves, menant leur pauvre vie dans une sorte de discrétion farouche. Puis, des rapports obligeants se nouèrent, le jeune homme procura à l’ancien professeur quelques articles à rédiger, pour une nouvelle encyclopédie. Soudainement, la catastrophe se produisit, Leroi mourut dans son fauteuil, un soir que sa fille le roulait de la table à son lit. Les deux femmes, éperdues, n’avaient pas de quoi le faire enterrer. Tout le secret de leur noire misère coulait avec leurs larmes, elles durent laisser agir Guillaume qui, dès ce moment, devint pour elles le confident, l’ami, l’homme nécessaire. Et la chose qui devait être se fit alors de la façon la plus simple et la plus tendre, permise par la mère elle-même, qui, dans son mépris de justicière pour une société où les bons mouraient de faim, se refusait à reconnaître la nécessité des liens sociaux. Il ne fut pas question de mariage. Un jour, Guillaume, qui avait vingt-trois ans, se trouva avoir pour femme Marguerite, qui en avait vingt, tous les deux beaux, sains et vigoureux, s’adorant et travaillant, débordant d’espoir en l’avenir.

Dès ce jour, une vie nouvelle commença. Guillaume, qui avait rompu tous rapports avec sa mère, touchait, depuis la mort de son père, une petite rente de deux cents francs par mois. C’était le pain strictement assuré ; et il doublait déjà cette somme par ses travaux de chimiste, analyses, recherches, applications industrielles. Le jeune ménage alla s’installer sur la butte Montmartre, tout au sommet, dans une petite maison de huit cents francs de loyer, dont la grande commodité était un étroit jardin, où l’on pourrait plus tard installer un atelier de planches. Tranquillement madame Leroi s’était mise avec sa fille et son gendre, les aidant, leur évitant une seconde servante, attendant, disait-elle, ses petits-enfants, pour les élever. Et ils étaient venus, de deux années en deux années : trois fils, trois petits hommes solides, Thomas, le premier, puis François, puis Antoine. Et, comme elle s’était donnée tout entière à son mari et à sa fille, comme elle se donnait à son gendre, elle se donna aux trois enfants nés de l’union heureuse, elle devint Mère-Grand, ainsi qu’on la nommait, Mère-Grand pour toute la maison, pour les vieux comme pour les jeunes. Elle était la raison, la sagesse, le courage, celle qui veillait sans cesse, qui menait tout, que l’on consultait sur tout, dont on suivait toujours les avis, régnant là souverainement, en reine mère toute-puissante.

Pendant quinze années, cette vie dura, vie de travail acharné, de paisible tendresse, dans la modeste petite maison, où la plus stricte économie réglait les dépenses, contentait les besoins. Puis Guillaume perdit sa mère, hérita, put enfin réaliser son ancien désir, acheter la maison, faire construire un vaste atelier dans un coin du jardin, même un atelier en briques, qu’il surmonta d’un étage. Et la nouvelle installation était à peine terminée, la vie allait s’élargir, plus riante, lorsque le malheur revint, emporta brutalement Marguerite, une fièvre typhoïde dont elle mourut en huit jours. Elle n’avait que trente-cinq ans ; son aîné, Thomas, en avait quatorze ; et Guillaume restait veuf à trente-huit ans, avec ses trois fils, éperdu de la perte qu’il venait de faire. La pensée d’introduire une femme inconnue dans cet intérieur fermé, où les cœurs étaient tendrement unis, lui parut si vilaine, si insupportable, qu’il prit la décision de ne pas se remarier. Le travail l’absorbait, il ferait taire sa chair et son cœur. Heureusement, Mère-Grand restait debout et vaillante, et la maison gardait sa reine, les enfants retrouvaient en elle la directrice, l’éducatrice, grandie à l’école de la pauvreté et de l’héroïsme.

Deux années se passèrent. Puis, la famille s’augmenta, un événement brusque y fit entrer une jeune fille, Marie Couturier, la fille d’un ami de Guillaume. Ce Couturier était un inventeur, un fou de génie, qui avait mangé une fortune assez grosse à toutes sortes d’extraordinaires imaginations. Sa femme, très pieuse, en était morte de chagrin ; et, tout en adorant sa fille, qu’il couvrait de caresses et comblait de cadeaux, les rares fois où il la voyait, il l’avait d’abord mise dans un lycée, puis l’avait oubliée chez une petite parente. En mourant, il ne s’était souvenu d’elle que pour supplier Guillaume de la recueillir chez lui et de la marier. La petite parente, une lingère, venait de faire faillite. Marie se trouvait sur le pavé, à dix-neuf ans, sans un sou, n’ayant pour elle que sa forte instruction, sa santé et sa bravoure. Jamais Guillaume ne voulut qu’elle donnât des leçons, qu’elle courût le cachet. Et il la prit tout naturellement pour aider Mère-Grand, qui n’était plus si alerte, approuvé d’ailleurs par celle-ci, heureuse elle-même de cette jeunesse et de cette gaieté dont la venue allait éclairer un peu le logis, bien sévère depuis la mort de Marguerite. Marie serait la sœur aînée, trop âgée pour que les garçons, au collège encore, pussent être troublés par sa présence. Elle travaillerait dans cette maison où tout le monde travaillait. Elle aiderait à la communauté, en attendant de rencontrer et d’aimer quelque brave garçon, qu’elle épouserait.

Cinq ans s’écoulèrent de nouveau, sans que Marie consentît à quitter la maison heureuse. La forte instruction qu’elle avait reçue, était tombée dans un cerveau solide, satisfait de tout savoir, bien qu’elle fût restée très pure, très saine, très naïve même, conservée vierge par sa naturelle droiture ; et très femme, se faisant belle avec rien, s’amusant avec rien, toujours gaie et contente ; et très pratique, pas rêveuse, s’occupant sans cesse à quelque travail, ne demandant à la vie que ce qu’elle pouvait donner, sans inquiétude aucune de l’au-delà. Elle se souvenait tendrement de sa mère, si pieuse, qui lui avait fait faire sa première communion, avec des larmes, en croyant lui ouvrir les portes du Ciel. Mais, demeurée seule, elle avait cessé d’elle-même toute pratique religieuse, révoltée dans son bon sens, n’ayant pas besoin de cette police morale pour être sage, trouvant au contraire l’absurde dangereux, destructeur de la vraie santé. Comme Mère-Grand, elle en était arrivée à un athéisme tranquille, inconscient presque, non en raisonneuse, simplement en fille bien portante et brave, qui avait longtemps été pauvre sans en souffrir, qui ne croyait qu’à la nécessité de l’effort, tenue debout par sa certitude du bonheur mis dans la joie de la vie normalement, vaillamment vécue. Et son bel équilibre lui avait toujours donné raison, l’avait toujours guidée, sauvée. Aussi écoutait-elle volontiers son seul instinct, disant, avec son beau rire, qu’il était encore son meilleur conseiller. Deux fois, elle avait repoussé des offres de mariage ; et, la seconde, comme Guillaume insistait, elle s’était étonnée, en lui demandant s’il avait assez d’elle dans la maison. Elle s’y trouvait très bien, elle y rendait des services. Pourquoi l’aurait-elle quittée, pourquoi se serait-elle exposée à être moins heureuse ailleurs, du moment qu’elle n’aimait personne ?

Puis, peu à peu, l’idée d’un mariage possible entre Marie et Guillaume était née, avait pris toute une apparence d’utilité et de raison. Quoi de plus raisonnable, en effet, et quoi de meilleur pour tous ? Si lui ne s’était pas remarié, c’était par un sacrifice pour ses fils, dans la seule crainte d’introduire près d’eux une étrangère, qui aurait peut-être gâté la joie, la paix tendre de la maison. Et voilà, maintenant, qu’une femme s’y trouvait, déjà maternelle pour les enfants, et dont l’éclatante jeunesse avait fini par troubler son cœur ! Il était vigoureux encore, il avait toujours professé que l’homme ne devait pas vivre seul, bien qu’il n’eût pas trop souffert, jusque-là, de son veuvage, dans son acharnement au travail. Mais il y avait la différence des âges, et il se serait héroïquement tenu à l’écart, il aurait cherché pour la jeune fille un mari plus jeune, si ses trois grands fils, si Mère-Grand elle-même ne s’étaient faits les complices de son bonheur, en travaillant à une union qui allait resserrer tous les liens, rendre à la maison comme un printemps nouveau. Quant à Marie, très touchée, très reconnaissante de la façon dont Guillaume la traitait depuis cinq années, elle avait tout de suite consenti, cédant à un élan de sincère affection, où elle croyait sentir de l’amour. Pouvait-elle, d’ailleurs, agir plus sagement, fixer sa vie dans des conditions de bonheur plus certain ? Et, depuis près d’un mois, le mariage discuté et résolu, était fixé au printemps prochain, vers la fin d’avril.

Lorsque Pierre fut descendu du tramway, et qu’il monta les escaliers interminables qui mènent à la rue Saint-Éleuthère, il fut repris de son malaise, à la pensée qu’il allait pénétrer dans cette maison louche de l’Ogre, où tout, certainement, le blesserait et l’irriterait. Puis, dans quel bouleversement d’inquiétude ne devait-il pas s’attendre à la trouver, après la lettre que Sophie y avait apportée la veille, annonçant que le père ne rentrerait pas ? Pourtant, tandis qu’il gravissait les derniers étages et qu’il levait anxieusement la tête, la petite maison lui apparut de loin, tout en haut, d’une sérénité et d’une douceur infinies, sous le clair soleil d’hiver qui s’était mis à luire, comme pour l’envelopper d’une affectueuse caresse.

Une petite porte, dans le vieux mur du jardin, ouvrait bien sur la rue Saint-Éleuthère, presque en face de la large voie qui conduisait à la basilique du Sacré-Cœur ; mais, pour atteindre la maison, il fallait faire le tour, monter jusqu’à la place du Tertre, où se trouvaient la façade et l’entrée. Des enfants jouaient sur la place, une place carrée de petite ville de province, plantée d’arbres maigres, bordée d’humbles boutiques, la fruitière, l’épicier, le boulanger. Et, dans l’angle, à gauche, la maison, reblanchie l’autre printemps, montrait sa claire façade de cinq fenêtres, toujours mortes sur la place, car la vie était de l’autre côté, sur le jardin, qui dominait l’immense horizon de Paris.

Pierre se risqua, tira la sonnette, un bouton de cuivre luisant comme de l’or. Il y eut un son gai et lointain. Mais on ne vint pas tout de suite ; et il allait sonner de nouveau, lorsque la porte s’ouvrit largement, découvrant toute l’allée, un couloir au bout duquel, à travers la maison, on apercevait, dans la lumière, l’océan de Paris, la mer sans bornes des toitures. Et là, se détachant dans ce cadre d’infini, une jeune fille de vingt-six ans était debout, vêtue d’une simple robe de laine noire, qu’elle avait à demi recouverte d’un grand tablier bleu, les manches retroussées au-dessus des coudes, les bras et les mains humides encore d’une eau mal essuyée.

Il se fit un instant de surprise et de gêne. La jeune fille, accourue avec son air riant, était devenue grave devant cette soutane, sourdement hostile. Et le prêtre vit qu’il devait se nommer.

— Je suis l’abbé Pierre Froment.

Aussitôt, elle retrouva son sourire de bienvenue.

— Ah ! je vous demande pardon, monsieur… J’aurais dû vous reconnaître, car je vous ai vu un jour saluer Guillaume en passant.

Elle disait Guillaume. C’était donc Marie. Et Pierre, étonné, la regarda, la trouvant tout à fait différente de ce qu’il se l’imaginait. Elle n’était pas grande, de taille moyenne, mais de corps vigoureux, admirablement fait, les hanches larges, la poitrine large, avec une gorge petite et ferme de guerrière. On la sentait saine, de muscles solides, à sa démarche droite et aisée, d’une grâce adorable de femme dans sa force. C’était une brune à la peau très blanche, coiffée d’un lourd casque de superbes cheveux noirs, qu’elle nouait négligemment, sans coquetterie compliquée. Et, sous les bandeaux sombres, le pur front d’intelligence, le nez de finesse, les yeux de gaieté, prenaient une vie intense ; tandis que le bas un peu lourd de la physionomie, les lèvres charnues, le menton grave, disaient sa tranquille bonté. Elle était sûrement sur la terre, avec la promesse de toutes les tendresses, de tous les dévouements. Une compagne.

Mais Pierre, dans cette première rencontre, ne la voyait que trop bien portante, d’une paix trop sûre d’elle-même, avec ses épais cheveux débordants, avec ses bras magnifiques, d’une nudité si ingénue. Elle lui déplut, elle l’inquiéta, comme une créature différente, qui lui restait étrangère.

— C’est justement mon frère Guillaume qui m’envoie.

Elle changea de nouveau, redevint sérieuse, en se hâtant de le faire entrer dans le couloir. Puis, la porte refermée :

— Vous nous apportez de ses nouvelles… Je vous demande pardon de vous recevoir ainsi. Nos bonnes viennent de finir un savonnage, et je m’assurais, derrière elles, si l’ouvrage était bien fait… Tenez ! excusez-moi encore et veuillez entrer ici un moment. Il est peut-être préférable que je sache la première.

Elle l’avait mené à gauche, près de la cuisine, dans une pièce qui servait de buanderie. Un cuvier y était plein d’eau savonneuse, pendant que le linge, jeté sur des barres de bois, ruisselait.

— Alors, Guillaume ?

Très simplement, Pierre dit la vérité, son frère blessé au poignet, un hasard qui l’avait rendu témoin de l’accident, puis son frère réfugié chez lui, à Neuilly, désirant qu’on l’y laissât se guérir en paix, sans même l’y venir voir. Tout en contant ces choses, il en suivait l’effet sur le visage de Marie, d’abord l’effroi et la pitié, ensuite un effort pour se calmer et juger sainement. Elle finit par dire :

— Hier soir, sa lettre m’avait glacée, j’étais certaine de quelque malheur. Mais il faut bien être brave et ne pas montrer sa peur aux autres… Blessé au poignet, pas une blessure grave, n’est-ce pas ?

— Non. Une blessure pourtant qui va demander de grandes précautions.

Elle le regardait bien en face, de ses grands yeux francs, qui plongeaient dans les siens, pour l’interroger jusqu’au fond de l’être, tandis qu’elle retenait visiblement les vingt questions qui se pressaient sur ses lèvres.

— Et c’est tout, il a été blessé dans un accident, il ne vous a pas chargé de nous en dire plus long ?

— Non, il désire simplement que vous ne vous inquiétiez pas.

Alors elle n’insista plus, obéissante, respectueuse de la volonté de Guillaume, se contentant de ce qu’il envoyait dire, pour rassurer la maison, sans chercher à en apprendre davantage. Et, de même qu’elle avait repris sa besogne, malgré l’anxiété sécrète où elle était depuis la lettre de la veille, elle retrouvait son apparente sérénité, son sourire de paix, son clair regard de vaillance, dans son air de tranquille force.

— Guillaume, reprit Pierre, ne m’a donné qu’une commission, celle de remettre une petite clé à madame Leroi.

— C’est bien, répondit Marie simplement. Mère-Grand est là, et il faut d’ailleurs que les enfants vous voient… Je vais vous conduire.

Tranquillisée maintenant, elle examinait Pierre, sans réussir à cacher sa curiosité, plutôt bienveillante, avec un fond de pitié confuse. Ses bras frais et blancs, d’une bonne odeur de jeunesse, étaient restés nus. Sans hâte, en toute candeur, elle baissa les manches. Puis, elle ôta le grand tablier bleu, elle apparut avec sa taille ronde, d’une élégance robuste dans sa modeste robe noire. Il la regardait faire, elle ne lui plaisait décidément pas, et toute une révolte montait en lui, sans qu’il comprît pourquoi, à la voir si naturelle, si saine et si brave.

— Si vous voulez bien me suivre, monsieur l’abbé ? Il faut traverser le jardin.

Dans la maison, de l’autre côté du couloir, en face de la cuisine et de la buanderie, il y avait deux pièces, la bibliothèque donnant sur la place du Tertre, et la salle à manger dont les deux fenêtres ouvraient sur le jardin. Les quatre pièces du premier étage servaient de chambres au père et aux trois fils. Quant au jardin, petit déjà autrefois, il se trouvait maintenant réduit à une sorte de cour sablée, par la construction du vaste atelier qui occupait tout un coin. Pourtant, des anciens arbres, il restait deux pruniers énormes, aux vieux troncs rugueux, ainsi qu’un gros bouquet de lilas, d’une vigueur extrême, qui se couvraient de fleurs au printemps. Et Marie, devant ces lilas, avait ménagé une large plate-bande, où elle s’amusait à cultiver elle-même quelques rosiers, des giroflées et des résédas.

D’un geste, elle montra les pruniers noirs, les lilas et les rosiers, à peine verdis de pointes tendres, tout ce petit coin de nature endormi encore par l’hiver.

— Dites à Guillaume de guérir vite et d’être ici pour les premiers bourgeons.

Puis, comme Pierre à ce moment la regardait, ses joues tout d’un coup s’empourprèrent. C’étaient ainsi, chez elle, de brusques et involontaires rougeurs, parfois, aux mots les plus innocents, et qui la désespéraient. Elle trouvait cela ridicule, de s’émotionner de la sorte, comme une petite fille, lorsque son cœur était si brave. Mais son pur sang de femme avait gardé cette délicatesse exquise, une pudeur si naturelle, qu’elle échappait à sa volonté. Sans doute, simplement, elle venait de rougir, parce qu’elle craignait d’avoir fait, devant ce prêtre, une allusion à son mariage, en souhaitant le printemps.

— Veuillez entrer, monsieur l’abbé. Les enfants sont justement là tous les trois.

Et elle l’introduisit dans l’atelier.

C’était une très vaste salle, haute de cinq mètres, le sol pavé de briques, les murs nus, peints en gris fer. Une nappe de clarté, un bain ruisselant de tiède soleil, inondait les moindres coins, y pénétrait par le large vitrage ouvert au midi, en face de l’immensité de Paris ; et il y avait là des claies de bois, qu’on baissait l’été, afin d’amortir l’ardeur trop vive des jours brûlants. Toute la famille vivait dans cette salle, du matin au soir, en une tendre et étroite communauté de travail. Chacun s’y était installé à sa guise, y avait sa place choisie, où il pouvait s’isoler dans sa besogne. D’abord, le père qui occupait une moitié de la salle avec son laboratoire de chimiste, le fourneau, les tables d’expérience, les planches pour ranger les appareils, les vitrines, les armoires encombrées de fioles et de bocaux. Puis, à côté, Thomas, l’aîné, avait établi une petite forge, une enclume, un étau, l’outillage complet de l’ouvrier mécanicien qu’il avait voulu être, après son baccalauréat, afin de ne pas quitter son père et de l’aider, en collaborateur discret, pour de certaines applications. Dans l’autre coin, les deux cadets, François, et Antoine, faisaient ensemble bon ménage, aux deux bords d’une large table, parmi un encombrement de cartons, de casiers, de bibliothèques tournantes : François, chargé de lauriers universitaires, entré premier à l’École Normale, où il préparait actuellement un examen ; Antoine, pris en troisième du dégoût des études classiques, envahi par la passion unique du dessin, tout entier maintenant à son métier de graveur sur bois. Et, devant le vitrage, sous la pleine lumière, en face de l’horizon immense, Mère-Grand et Marie avaient, elles aussi, leur table de travail, des coutures, des broderies, un autre coin encore de chiffons et de délicates choses, parmi le pêle-mêle un peu rude des cornues, des outils, des gros livres, entassés de toutes parts.

Mais Marie avait crié, de sa voix calme, qu’elle s’efforçait de rendre rassurante et joyeuse :

— Les enfants ! les enfants ! voici monsieur l’abbé qui apporte des nouvelles de père !

Les enfants ! et quelle jeune maternité elle mettait dans ce mot, en s’adressant à ces grands gaillards, dont elle s’était considérée longtemps comme la sœur aînée ! Thomas, à vingt-trois ans, était un colosse, déjà barbu, d’une ressemblance frappante avec son père, le front haut, la face solide, un peu lent de corps et d’intelligence, silencieux, sauvage presque, enfermé dans sa dévotion filiale, heureux de ce métier manuel qui le changeait en un simple manœuvre, aux ordres du maître. Moins âgé de deux ans, François était de physionomie plus fine, mais de taille presque égale, avec le même grand front, la même bouche ferme, tout un ensemble de santé et de force, où l’on ne retrouvait l’intellectuel affiné, le normalien scientifique, qu’à la flamme plus vive, plus subtile des yeux. Le dernier, Antoine, dont les dix-huit ans n’étaient guère moins vigoureux, aussi beau, aussi grand bientôt, différait pourtant par les cheveux blonds et les yeux bleus qu’il tenait de sa mère, des yeux d’une infinie douceur, que noyait le rêve. Plus jeunes, tous les trois au lycée Condorcet, on les distinguait difficilement, il n’était possible de les reconnaître qu’à la taille, dès qu’on les rangeait par ordre d’âges. Et, maintenant encore, on se trompait, lorsqu’ils n’étaient pas là tous les trois côte à côte, pour qu’on pût percevoir les différences qui s’accentuaient, avec la vie.

Quand Pierre entra, tous les trois étaient plongés en plein travail, si absorbés, qu’ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir. Et ce fut de nouveau pour lui une surprise, cette discipline, cette fermeté d’âme, qu’il avait remarquées déjà chez Marie, à reprendre la quotidienne besogne, même au milieu des plus vives inquiétudes. Thomas, à son étau, limait avec soin une petite pièce de cuivre, en blouse, les mains rudes et adroites. Penché sur un pupitre, François écrivait, de sa grosse et ferme écriture, tandis que, de l’autre côté de la table, Antoine, un fin burin aux doigts, terminait un bois, pour un journal illustré. Mais la voix claire de Marie leur fit lever la tête.

— Père vous envoie de ses nouvelles, les enfants !

Et tous trois, alors, d’un même élan, lâchèrent le travail, s’approchèrent. Debout, par rang d’âges, avec leur ressemblance si grande, ils étaient comme les trois fils géants de quelque forte et puissante famille. Et, du moment qu’il s’agissait du père, on les sentait tout d’un coup rapprochés, confondus, n’ayant plus qu’un seul cœur, battant dans leurs vastes poitrines.

Mais, à ce moment, une porte s’ouvrit, au fond de l’atelier, et Mère-Grand parut, descendant de l’étage supérieur, où elle logeait, ainsi que Marie. Elle était montée y chercher un écheveau de laine, elle regarda ce prêtre, fixement, sans comprendre.

— Mère-Grand, dut expliquer la jeune fille, c’est monsieur l’abbé Froment, le frère de Guillaume, qui vient de sa part.

De son côté, Pierre l’examinait, étonné de la trouver si droite, si pleine de vie réfléchie et intense, à soixante-dix ans. Dans sa face un peu longue, dont l’ancienne beauté persistait en un charme grave, les yeux bruns gardaient une flamme jeune, la bouche décolorée où toutes les dents nettes se voyaient encore, était restée du dessin le plus ferme. Quelques cheveux blancs argentaient seuls les bandeaux noirs qu’elle portait toujours à l’ancienne mode. Et les joues avaient simplement séché, coupées de profondes rides symétriques, qui donnaient à la physionomie une grande noblesse, cet air souverain de reine mère, qu’elle conservait en se livrant aux plus humbles occupations, mince et haute, dans son éternelle robe de laine noire.

— C’est Guillaume qui vous envoie, monsieur, dit-elle. Il est blessé, n’est-ce pas ?

Pierre, surpris qu’elle devinât, conta une seconde fois l’histoire.

— Oui, blessé au poignet, oh ! sans gravité immédiate.

Chez les trois fils, il avait senti comme un frémissement, une ruée de tout leur être au secours, à la défense du père. Et c’était pour eux qu’il cherchait des paroles de bon espoir.

— Il est chez moi, à Neuilly… Avec des soins, aucune complication grave ne se produira, certainement. Il m’envoie pour vous dire que vous soyez sans aucune inquiétude. »

Mère-Grand ne laissait pas paraître la moindre crainte. Très calme, elle avait semblé ne rien apprendre qu’elle ne sût déjà. Même elle paraissait soulagée, hors de l’angoisse qu’elle n’avait dite à personne.

— S’il est chez vous, monsieur, il y est évidemment le mieux du monde, à l’abri de tout danger… Sa lettre d’hier soir, sans explication sur la cause qui le retenait, nous avait surpris, et nous aurions fini par nous en effrayer… Tout va très bien maintenant.

Et, pas plus que Marie, Mère-Grand ni les trois fils ne demandèrent des explications. Sur une table, Pierre venait d’apercevoir des journaux du matin, jetés là, grands ouverts, avec leurs renseignements débordants sur l’attentat. À coup sûr, ils avaient lu, ils avaient craint que leur père ne fût compromis dans l’affreuse aventure. Que savaient-ils au juste ? Ils devaient ignorer Salvat, ils ne pouvaient reconstituer l’enchaînement imprévu des circonstances, qui avait amené la rencontre, puis la blessure. Mère-Grand, sans doute, était au courant de plus de choses. Mais eux, les trois fils, ainsi que Marie, ne savaient rien, ne se permettaient de rien savoir. Et, alors, quelle force de respect et de tendresse, dans leur inébranlable confiance au père, dans leur tranquillité, dès qu’il leur faisait dire qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter de lui !

— Madame, reprit Pierre, Guillaume m’a prié de vous remettre cette petite clé, en vous rappelant de faire ce dont il vous a chargée, dans le cas où il lui arriverait malheur.

Elle eut à peine un léger tressaillement, en prenant la clé ; et, simplement, elle répondit, comme s’il se fût agi du vœu d’un malade, le plus ordinaire du monde :

— C’est bien, dites-lui que sa volonté serait faite… Mais veuillez donc vous asseoir, monsieur.

En effet, Pierre était resté debout. Il dut accepter une chaise, malgré sa gêne persistante, désireux de ne pas la laisser voir, dans cette maison où, en somme, il se trouvait en famille. Marie, qui ne pouvait vivre sans occuper ses doigts, venait de se remettre à une broderie, un de ces fins travaux d’aiguille qu’elle s’entêtait à faire pour une grande maison de trousseaux et layettes, voulant au moins, disait-elle en riant, gagner son argent de poche. Par habitude aussi, même quand il y avait là des visiteurs, Mère-Grand avait repris l’éternel raccommodage de bas, pour lequel elle était montée chercher de la laine. Et François, ainsi qu’Antoine, retournés tous les deux devant leur table, s’étaient de nouveau assis ; tandis que Thomas, seul debout, s’appuyait contre son étau. C’était comme une courte récréation qu’ils s’accordaient, avant d’achever leur tâche. Une grande douceur d’intimité laborieuse s’épandit dans la vaste salle ensoleillée.

— Mais, dit Thomas, nous irons tous voir Père demain.

Marie, vivement, sans laisser Pierre répondre, leva la tête.

— Non, non, il défend que personne d’ici aille le voir ; car, si nous étions surveillés et suivis, ce serait livrer sa retraite… N’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

— En effet, il sera prudent de vous priver de l’embrasser jusqu’à ce que lui-même puisse revenir. C’est une affaire de deux ou trois semaines.

Mère-Grand approuva tout de suite.

— Sans doute, rien n’est plus sage.

Et les trois fils n’insistèrent pas, acceptant la secrète inquiétude où ils allaient vivre, renonçant bravement à cette visite qui leur aurait causé tant de joie, puisque tel était l’ordre du père et puisque son salut peut-être en dépendait.

— Monsieur l’abbé, reprit Thomas, veuillez lui dire alors que, pendant son absence, du moment que les travaux vont être interrompus ici, je compte retourner à l’usine, où je suis plus à l’aise pour les recherches qui nous occupent.

— Et veuillez lui répéter aussi de ma part, dit François à son tour, qu’il ne se préoccupe pas de mon examen. Tout va très bien. Je crois être sûr du succès.

Pierre promit de ne rien oublier. Mais, avec un sourire, Marie regardait Antoine, qui était resté silencieux, les regards perdus.

— Et toi, petit, tu ne lui fais rien dire ?

Le jeune homme, comme s’il redescendait d’un rêve, se mit également à rire.

— Si, si, que tu l’aimes bien, et qu’il revienne vite, pour que tu le rendes heureux.

Tous s’égayèrent, Marie elle-même, sans gêne aucune, dans une tranquille joie, dans la certitude de l’avenir. Il n’y avait là, entre eux et elle, qu’une affection heureuse. Et Mère-Grand, de ses lèvres décolorées, avait souri gravement, elle aussi, approuvant le bonheur que la vie semblait leur promettre.

Pierre voulut rester quelques minutes encore. On causa, et son étonnement augmentait. Il était allé de surprise en surprise, dans cette maison où il s’attendait à trouver la vie louche et déclassée, le désordre, la révolte destructive de toute morale. Et il tombait dans une sérénité tendre, dans une discipline si forte, qu’elle mettait là une gravité, presque une austérité de couvent, tempérée de jeunesse et de gaieté. La vaste salle sentait bon le travail et la paix, tiède de clair soleil. Mais ce qui le frappait surtout, c’était la forte éducation, cette bravoure des esprits et des cœurs, ces fils qui, sans rien laisser voir de leurs sentiments personnels, sans se permettre de juger leur père, se contentaient de ce qu’il leur faisait dire, attendaient les événements, stoïques, muets, en se remettant à leur tâche quotidienne. Rien n’était ni plus simple, ni plus digne, ni plus haut. Et il y avait encore l’héroïsme souriant de Mère-Grand et de Marie, qui toutes les deux couchaient au-dessus du laboratoire, où se manipulaient les plus terribles poudres, dans le continuel danger d’une explosion toujours possible.

Mais ce courage, cet ordre, cette dignité, ne faisaient que surprendre Pierre, sans le toucher. Il n’avait pas lieu de se plaindre, l’accueil était correct, sinon tendre, car il n’était encore là qu’un étranger, un prêtre. Et, malgré tout, il restait hostile, soulevé par cette sensation qu’il avait de se trouver dans un milieu où pas une de ses tortures ne pouvait être partagée, ni même soupçonnée. Comment s’arrangeaient-ils donc, ces gens, pour être si calmes, si heureux, dans leur incroyance religieuse, leur unique foi à la science, en face de ce terrifiant Paris, qui étalait devant eux la mer sans bornes, l’abomination grondante de ses injustices et de ses misères ? Il tourna la tête, il le regarda par le large vitrage, d’où il apparaissait à l’infini, toujours présent, toujours vivant de sa vie colossale. À cette heure, sous le soleil oblique de l’après-midi d’hiver, Paris était ensemencé d’une poussière lumineuse, comme si quelque semeur invisible, caché dans la gloire de l’astre, eût jeté à main pleine ces volées de grains, dont le flot d’or s’abattait de toutes parts. L’immense champ défriché en était couvert, le chaos sans fin des toitures et des monuments n’était plus qu’une terre de labour, dont quelque charrue géante avait creusé les sillons. Et Pierre, dans son malaise, agité quand même d’un besoin d’invincible espoir, se demanda si ce n’étaient pas là les bonnes semailles, Paris ensemencé de lumière par le divin soleil, pour la grande moisson future, cette moisson de vérité et de justice dont il désespérait.

Enfin, Pierre se leva et partit, en promettant d’accourir, si les nouvelles devenaient mauvaises. Ce fut Marie qui l’accompagna jusqu’à la porte de la rue. Et là, brusquement, elle fut reprise d’une de ces rougeurs de petite fille qui l’ennuyaient tant, elle s’empourpra, lorsqu’elle voulut, elle aussi, envoyer son mot de tendresse au blessé. Mais, bravement, elle prononça le mot, les yeux gais et candides, fixés sur ceux du prêtre.

— Au revoir, monsieur l’abbé… Dites à Guillaume que je l’aime et que je l’attends.