Paris en l’an 2000/Domestiques

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Chez l’Auteur et la Librairie de la Renaissance (p. 79-83).

§ 5.

Domestiques.

Chez les Socialistes de l’an 2000 il n’y a pas de domestiques. Personne, si haut placé qu’il soit, n’a le droit de prendre un citoyen en location, de l’attacher à son service, de lui donner des ordres et d’être son maître. Considérant la domesticité comme un dernier vestige de l’esclavage et comme une grave atteinte à l’Égalité, le Gouvernement l’a abolie expressément par un décret mémorable dès les premiers jours de son avènement.

Cependant, il ne faudrait pas croire que les citoyens de la République sociale s’acquittent eux-mêmes des soins du ménage. Cela leur est au contraire on ne peut plus désagréable, et tous, jusqu’aux plus pauvres, se donnent le luxe de se faire servir par quelqu’un. Mais ce service est fait par des employés libres et non par des domestiques, ce qui est tout à fait différent. En effet ces employés n’appartiennent à personne en particulier ; ils se chargent des ménages comme ils accompliraient toute autre fonction sociale, et, bien qu’ils servent tout le monde, en réalité ils n’ont pas un seul maître.

Ainsi, un certain nombre de gens ont pour état de faire les lits, de balayer les chambres, de frotter les parquets, de vider les eaux sales, de brosser les meubles, de cirer les souliers, de nettoyer les vêtements, etc. Dès que les habitants sont partis à leurs occupations, ces employés envahissent les chambres confiées à leurs soins, et, grâce à leur nombre et à la manière dont ils se divisent le travail, en un clin-d’œil, l’appartement est fait, chaque chose est remise en place et partout règne la plus scrupuleuse propreté.

D’autres individus ont choisi la profession de faire la cuisine bourgeoise bien différente de celle des restaurants. À cet effet, ils ont une cuisine à eux dans le voisinage de leurs pratiques et ils se chargent d’acheter et de préparer les mets qu’on désire, de les porter à domicile, de mettre le couvert et de laver la vaisselle. Aidé par les garçons et les filles de chambre inoccupés le soir, un cuisinier convenablement installé peut, à lui seul, donner à manger à 20 ou 30 familles et gagner largement sa vie tout en louant ses services à très-bon marché.

Rien n’est plus agréable pour l’ouvrier et l’ouvrière rentrant le soir chez eux, que de trouver leurs chambres toutes faites et leur repas tout servi sur la table. Ce plaisir-là, bien loin de coûter cher, est au contraire une économie, car la femme, en travaillant à son état, gagne beaucoup plus qu’elle ne donne à son cuisinier et à ceux qui font les chambres.

On s’y est pris de même pour le blanchissage et le raccomodage du linge, la confection et la réparation des vêtements. On fait faire tout cela au dehors par des industriels qui s’en acquittent beaucoup mieux et à bien meilleur compte que si on le faisait soi-même. Enfin, on verra plus loin comment les mères de famille se déchargent des soins à donner à leurs enfants, et peuvent ainsi s’absenter toute la journée et aller à leur ouvrage sans que les bébés aient à en souffrir.

Certains déclamateurs ont tonné contre cette nouvelle organisation de la vie domestique. Ils ont prophétisé que c’en était fait de la famille du moment où la femme ne serait plus rivée à son pot-au-feu et à ses marmots. Mais l’expérience a prouvé qu’avec le nouveau système, le ménage était mieux fait, la cuisine meilleure, les enfants mieux portants et mieux élevés, le mari plus content et la famille plus unie.

Du reste, ce genre de vie était déjà usité depuis longtemps et fort apprécié sous l’ancien régime, seulement, à cette époque, il n’était à la portée que d’un petit nombre de gens assez riches pour se donner des domestiques. Sous la République sociale ce privilège a été étendu à tout le monde. Les simples ouvrières y font faire leur ménage, préparer leur cuisine et élever leurs enfants par des étrangers exactement comme si elles étaient des Duchesses et des Impératrices. Si c’est là un mal, ceux qui regrettent le temps des Ducs et des Empereurs ne peuvent s’en plaindre et ce n’est pas à eux de gémir sur l’abandon des anciennes mœurs.

D’ailleurs, aucun décret de la République n’a chassé les femmes de leur ménage. Toutes conservent le droit d’aller au marché, de faire la cuisine, de cirer les chaussures et de vider les pots de chambre. Mais c’est un droit dont elles n’usent guère et généralement, après dîner, elles préfèrent s’habiller et se promener au bras de leur mari, plutôt que de rester vertueusement chez elles à récurer les casseroles et à laver la vaisselle.