Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Histoire de la terre

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Comptoir des Imprimeurs unis (tome 1p. 137-182).

IV. — Histoire de la Terre.


Au commencement, la terre était une légère vapeur où se jouait une lumière pâle et diffuse. Était-ce, comme le veulent certains astronomes, plus poètes encore qu’astronomes, un fragment détaché du soleil et volatilisé dans sa chute ? Ou bien était-ce une de ces nébuleuses dont l’œil d’Herschell croyait avoir surpris la trace dans le ciel immense, sortes de vapeurs glaireuses et fécondes, qui lui paraissaient être la semence dont la force créatrice se sert pour engendrer des mondes ? Peu-à-peu ce fluide élastique se condensa autour d’un centre brillant qui fut, pour ainsi dire, le noyau de notre planète. De l’état nébulaire, ce monde naissant passa alors à l’état igné. Cependant les siècles s’écoulaient, et par siècles nous entendons ces époques vagues, immenses, éternelles, que l’esprit de l’homme ne peut mesurer. Autour du liquide incandescent une croûte solide se forma. Cette écorce était d’abord mince et fragile : un travail mystérieux s’opérait avec des tressaillemens dans le ventre de l’abîme, dans cette masse bouillonnante qui oscillait sous la pression des astres ; d’effroyables mouvemens atmosphériques parvenaient souvent à disjoindre la surface calcinée, comme le vent qui rompt la glace ; des courans d’air prodigieux entraînaient ces fragmens divisés dans le liquide, où les uns rentraient en dissolution, tandis que les autres, amoncelés d’étages en étages comme des glaçons que poussent et qu’entassent des autans furieux, élevaient des amas impossibles à détruire. Ainsi se construisait séculairement l’enveloppe solide du globe, coupée çà et là de rides profondes. En même temps l’immense atmosphère qui baignait de ses flots élastiques et mobiles la surface naissante de notre planète n’attendait que l’abaissement de la température pour se précipiter. Le moment arriva. Alors commença une série de phénomènes sans nom, un vaste mouvement d’actions et de réactions chimiques, dont l’imagination s’effraie. Les premières ondées qui frappèrent la croûte brûlante du globe furent relancées vers le ciel en nouveaux gaz, en vapeurs ténébreuses. Age de nuit séculaire et primitive, durant lequel les ombres d’un brouillard étouffant siégeaient à la surface mal éteinte de notre planète, et tenebrœ erant super faciem abyssi ! C’est à la suite de cet étonnant travail de refroidissement que l’eau épandue avec furie, repoussée d’abord, épandue de nouveau, se maintint à l’état liquide et envahit, sous forme de lessive bouillante, la pellicule granitique du monde consolidé. Bientôt ce ne fut plus qu’un grand océan, au-dessus duquel la terre soulevait par endroits sa face noyée et morue.

Les premières assises superficielles du globe que la mer vint recouvrir, étaient ces puissantes roches qui montrent à notre gauche dans le musée de géologie leurs fragmens variés. Des cristaux et d’autres richesses minérales sortirent dès le commencement du laboratoire où se formait notre planète. Mais la vie n’a laissé aucunes traces sur ces premiers ouvrages de la nature. Les merveilleux événemens dont nous venons d’esquisser le récit n’ont eu pour témoins aucuns des êtres organisés qui respirent maintenant dans la nature. Dieu, pendant ces temps reculés, assistait seul à son œuvre. Un océan sans rivages promenait tout à la surface de la terre sa masse vide et désolée. Ce grand désert d’eau attendait avec une mélancolie immense que l’esprit du créateur développât dans son sein ému les premiers germes de l’existence animale. Ce liquide inconnu ne roulait dans ses flots troubles et menaçans que des détritus de roches et des matériaux inanimés. Une masse de marbres à grains salins et d’autres calcaires sans coquilles, tel est le palais que cette mer primitive s’était construit pendant son séjour sur l’écorce du globe. Si jamais un grand poète écrit cette grande épopée de la création, il y aura pour lui un beau motif de rimes dans les plaintes inarticulées de cette mer sans habitans, demandant à Dieu de consoler sa solitude. Mais le moment n’était pas encore venu où la vie devait s’établir dans le monde. La raison du vide de la mer et de toutes les autres parties du globe à cette époque très ancienne est principalement dans l’état élevé de la température qui n’eût permis à aucun être organisé de se maintenir. Ajoutez à cela les mouvemens d’un sol sans cesse soulevé, d’une mer toujours en tourmente, d’une nature partout en mal de création, et vous concevrez aisément que les existences végétales ou animales n’auraient paru dans un tel milieu que pour s’anéantir aussitôt. Ne pouvant se mettre en harmonie ni avec l’air chargé de vapeurs mortelles, ni avec la grande eau, continuellement tenue à la température d’un bain thermal, la vie ne pouvait se manifester nulle part : elle attendait. Combien de temps s’écoula entre la consolidation du globe et la naissance de ses premiers habitans ? C’est ce qu’il est impossible, dans l’état actuel de nos connaissances, de déterminer. Pour peu néanmoins qu’on y réfléchisse et qu’on examine autour de soi le travail compliqué de la vieille formation terrestre, toutes les espèces de roches qui entrent dans sa contexture, les années s’entassent sur les années, les siècles sur les siècles, et l’on voit fuir ce premier âge du monde dans un prodigieux lointain qui a trop de ténèbres pour les yeux de la chronologie humaine. Mais, au surplus, qu’est-ce que cette attente, si longue qu’elle nous paraisse, devant la patience et le travail de l’éternité ?

En ce temps-là, il se fit sur la terre un grand progrès. La mer commençait à se calmer dans son lit toujours incertain ; l’atmosphère avait perdu dans de vastes actions chimiques les gaz qui la rendaient impropre à la respiration des végétaux eux-mêmes ; la température du globe s’abaissait. Ce fut alors que, toutes choses étant préparées de longue date à cet effet, apparut sur ce monde nouvellement formé le plus étonnant et le plus mystérieux de tous les phénomènes, la vie ! La grande ligne de micaschiste et de gneiss, qui paraît avoir été formée par le contact simultané de ces deux puissances, le feu et l’eau, marque en quelque sorte la limite entre la solitude du monde et son occupation par des êtres organisés. C’est en effet dès le terrain suivant, auquel les géologues ont donné le nom d’ardoisier, qu’on voit se dessiner les premiers fossiles. Il s’en faut néanmoins de beaucoup que la vie se soit manifestée tout de suite avec puissance. On la voit, loin de là, se traîner au commencement dans les régions les plus basses et les formes les plus débiles. Encore les êtres animés étaient fils rares dans ces premiers temps. La vieille mer, ce liquide inconnu dont ils venaient peupler les abîmes abandonnés, était encore dans un état tiède et inquiet, peu favorable à leur accroissement. À voir même les anciens produits de l’océan, ces zoophytes et ces mollusques, premiers habitans des eaux, se montrer en petit nombre et de distance en distance, on ne peut guère douter qu’il n’y ait eu dans l’origine une sorte de lutte entre les nouvelles lois qui voulaient faire surgir la vie dans la création, et les anciennes, qui la condamnaient jusque-là à l’isolement et à l’inertie. Plusieurs individus de ces espèces naissantes, inconnues dans nos mers actuelles, ont dû succomber sous l’action de cette lutte, et n’auront sans doute apparu un instant que pour ouvrir les voies à un nouvel ordre de faits. La grande eau n’offrait donc encore au fond de ses puissans abîmes que de rares ébauches d’animaux infimes aux prises avec un monde ennemi qui voulait ramener le néant. La vie triompha. Ce ne fut toutefois que sous les formes les plus simples et les plus rapprochées de la nature inerte qu’elle essaya dans les premiers temps de s’emparer du globe. Des végétaux acotylédons bordèrent de leurs fils déliés les rivages indécis de cette mer qui se déplaçait sans cesse ; des zoophytes à sensations obtuses et sourdes, êtres ambigus qui tiennent autant du minéral que de l’animal, des mollusques, plus tard quelques poissons en petit nombre, vinrent occuper faiblement l’immensité des eaux. Ces premiers-nés nés de la création, qui forment l’aurore du règne animal, ne tardèrent pas à disparaître et à être remplacés par d’autres zoophytes, d’autres mollusques, d’autres poissons, lesquels vont se renouvelant à leur tour, d’étage en étage, à travers les couches que le travail de la vie et de la mort superpose les unes aux autres pendant la longue durée des siècles. La vie, sans cesse en mouvement, quitte certaines formes usées pour en revêtir de nouvelles, qu’elle change encore ; et ce sont ces formes abandonnées par la nature, mais conservées à l’état de fossiles, qui se montrent de cases en cases dans notre musée de géologie.

La création, une dans son principe créant, a eu sur le globe une marche successive. À peine l’air a-t-il dépouillé les propriétés nuisibles à la vie des plantes, que le règne végétal, d’abord timide et indécis, prend sous un milieu ambiant, chargé de gaz acide carbonique, des développemens énormes et incroyables. Un terrain entier, qui s’étend à une grande profondeur sur toute l’étendue du globe, a été formé par les débris de cette seconde flore, dont on retrouve encore à cette heure les feuilles et les tiges teintes en noir. Ce qui étonne le plus, c’est que ces espèces arborescentes, d’une force et d’une grandeur prodigieuse, ne sont plus représentées sur notre terre que par des plantes herbacées, aujourd’hui toutes basses et rampantes, surtout dans nos contrées froides. L’existence d’une atmosphère extrêmement favorable à la végétation explique seule ces excentricités dans le volume et dans la taille des plantes de la formation houillère Nées sur un sol encore stérile et chargé de peu de terreau, elles végétaient, comme nous l’avons dit, dans l’air, qui suffisait à les nourrir. Quel était alors l’état du globe ? Les montagnes qui forment aujourd’hui les principaux reliefs de la terre n’existaient pas ; un immense océan parsemé d’îles basses vaguait solitairement à la surface du monde nouveau-né. Les terres découvertes étaient envahies par une végétation dont nous n’avons plus d’exemples maintenant, même sous l’équateur, dans les îles les plus chaudes et les plus fécondes. Des palmiers inconnus dans la nature actuelle, de gigantesques fougères, haute comme les plus hauts arbres, de puissantes lycopodiacées, balançaient à la surface des eaux leurs larges feuilles et leurs étonnantes tiges. L’humidité et le calorique, les deux principes qui contribuent le mieux à la santé des plantes, s’entendaient pour enrichir ce premier vêtement de la terre, nouvellement sortie du fond des eaux. On peut, dans l’ordre de la nature, comparer cette saison géologique à celle du printemps. Comment ne pas se reporter avec mélancolie vers cet âge d’or de la création ? Nos peintres n’auraient-ils pas un beau sujet de paysages dans cette première végétation exubérante, dans ces groupes d’îles qui couronnées de verdure sortent des abîmes d’un vaste océan, dans cette lumière riche et uniforme, si intense, que les physiciens ont cru qu’elle différait de notre lumière actuelle, dans la solitude même de ce nouveau règne végétal qui attendait les grands animaux à venir ?

Et le temps suivait son cours majestueux. L’Océan, qui renouvelait sans cesse son liquide par suite des changemens de l’atmosphère, était le théâtre de destructions et de métamorphoses sans nombre. La nature se montre partout fidèle à cette grande loi : innover pour conserver. C’est principalement dans la classe si nombreuse des poissons qu’on peut observer les variations de formes à l’aide desquelles cette population flottante passe d’un âge à un autre, sans s’interrompre. Ces formes mobiles paraissent toujours calculées pour les différens milieux où les êtres qu’elles revêtent sont destinés à vivre. C’est ainsi que nous voyons les anciens poissons, recouverts de grosses plaques solides, sans doute pour résister aux convulsions qui bouleversaient dans le sein même de l’Océan la croûte du globe agité, perdre dans la suite cette dure enveloppe, lorsque le calme et le repos de notre planète eut rendu une telle armure inutile. Tout porte donc à reconnaître dans le mouvement des êtres qui se succèdent ici de moment en moment, l’action d’une force créatrice qui essaie, pour ainsi dire, des habitans à la mer et qui les retire à mesure que la mer les rejette, afin de les modifier et de les soumettre aux conditions nouvelles du liquide. Ces poissons réformés, restes éteints et immortalisés dans la mort de l’ancienne population marine, sont là sous nos yeux qui nous disent : « L’Éternel nous a détruits parce que, sous cette forme, nous n’étions plus capables de vie dans l’économie générale du monde. » Nous ne saurions, en tous cas, assez admirer l’art avec lequel la nature a imprimé sur ces planches friables les êtres qu’elle allait sacrifier. Un grand nombre de poissons, ensevelis sous la boue bitumineuse dont l’action les avait tués, ont trouvé la conservation de leurs formes dans l’événement même qui les faisait périr. Rien n’égale la fidélité de ces moulures naturelles ; les plus fines arêtes ont marqué. À voir ces empreintes légères de poissons se montrer sur le fond obscur des couches, on dirait des imaginations d’êtres ou tout au moins d’anciens souvenirs gravés dans la mémoire de la terre.

Suivre le cours des temps exprimé dans cette galerie par les créations successives qui peuplent les cages de verre, c’est s’avancer avec la nature, des degrés inférieurs de l’échelle zoologique aux degrés supérieurs, de l’infusoire à l’homme. Seulement, ces pas que nous faisons de secondes en secondes, le temps les a faits avant nous, et les pas du temps dans ces grandes formations géologiques ont été peut-être de plusieurs milliers de siècles. Les progrès du règne animal ont été lents comme les causes qui les amenaient. À mesure que le monde ambiant, sans cesse renouvelé, eut revêtu des propriétés plus favorables à l’extension de la vie, on vit apparaître des êtres doués d’une capacité plus vaste pour le mouvement et pour la destruction. Les premiers grands animaux qui se montrèrent à ce second âge de la terre furent des reptiles. Ils suivent les poissons dans l’ordre des temps et dans l’ordre de nos collections. Ces anciens reptiles appartiennent presque tous au genre du lézard ; mais il s’en faut de beaucoup que nous puissions nous faire une idée de la singularité de forme, du volume et des autres circonstances organiques de ces terribles ancêtres par le petit animal du même nom qui rampe aujourd’hui chétivement le long de nos murs. Le plus grand nombre de ces sauriens primitifs étaient destinés à habiter la haute mer. Leur taille nous paraît gigantesque ; leur peau était une cuirasse formée d’écailles osseuses, pour la plupart imbriquées et distribuées en deux carapaces, dont l’une protégeait le dos, et dont l’autre plastronnait le ventre. Cette armure était proportionnée à leur force. Un tel animal n’a pu vivre et se développer avec ce degré d’audace que sous une température au moins égale à celle des zones torrides les plus ardentes ; et cependant, ce reptile habitait nos climats. Les carrières de Caen en ont fourni des squelettes presque entiers qui, après une nuit et une sépulture de plusieurs siècles, sous les marbres et les couches de calcaire grossier, ont revu subitement la lumière. Si ces grands animaux exhumés par la main de l’homme, avaient pu reprendre le sentiment et la vie en revenant à la surface de la terre, qu’auraient ils dit de notre froide planète ? Auraient-ils jamais pu reconnaître leur patrie dans cette pâle Normandie chargée de brouillards ? De tels êtres n’auraient reparu un instant à la vie que pour la perdre et pour s’anéantir de nouveau. Il faut donc reconnaître que de vastes changemens se sont accomplis durant la marche des siècles sur le monde, et que la vie, dans la variété de ses formes, n’a fait que suivre ce mouvement universel. Parmi les animaux soumis à l’influence continuellement variable des milieux ambians, les uns opposent, par la force même de leur organisation, une résistance invincible à tous changemens ; ceux-là périssent : nous retrouvons chaque jour dans la terre leurs dépouilles enfouies qui nous étonnent. Les autres, moins rebelles par nature à ces renouvellemens du monde extérieur, finissent par s’y accommoder et se maintiennent, moyennant quelques concessions de formes, d’une époque à l’autre ; anciens et nouveaux habitans de la terre, dont ils ont traversé les révolutions sans y laisser leur existence.

Le moment est venu de nous faire une idée de l’état du monde primitif sous le règne de ces étonnants reptiles dont nous avons devant les yeux les débris. Leur succession ressemble à la généalogie de ces despotes qui continuent l’un après l’autre, dans les anciennes histoires, le gouvernement d’un royaume. D’abord, c’est l’icthiosaure qui se montre sur la terre effrayée ; son avènement a dû être quelque chose de terrible et de prodigieux. Il sort comme un géant océanique de l’abîme ou les événemens avaient englouti la première manifestation des êtres créés. Quel animal ce fut que l’icthiosaure ! Il faut voir ce monstrueux reptile pour croire et son existence. La nature a eu, comme l’humanité, ses âges fabuleux ; il semble qu’elle se soit jouée, dans son enfance, à construire des êtres imaginaires. L’icthiosaure présente un assemblage inouî de formes empruntées, undique collatis membris. Le même individu réunit le museau du marsouin, les dents du crocodile, la tête du lézard, les nageoires d’une baleine, et les vertèbres d’un poisson. Mais ce qui étonne encore davantage dans cet animal, où tout est extraordinaire, c’est l’énormité de son œil. Ce globe oculaire, dont le volume excède souvent la tête d’un homme, était une sorte de lanterne allumée qui traversait les flots pendant la nuit. Il vivait dans une mer qu’habitaient avec lui des poissons et de nombreux mollusques. Ce monstre, terminé par une queue longue et puissante, remontait souvent à la surface des eaux pour respirer l’air et pour jeter un regard infini sur l’Océan, puis il se replongeait aussitôt afin d’atteindre sa nourriture. Ses mâchoires devaient avoir une dilatation effrayante ; elles étaient en outre armées de dents nombreuses et aiguës. Sa voracité était en proportion de ses moyens d’attaque. La science, qui, non contente de rendre à la lumière ces animaux enfouis depuis des milliers de siècles, a encore introduit sa main dans leurs entrailles, a trouvé dans le ventre de l’icthiosaure des débris de poissons et de reptiles mal digérés. Ces animaux, tout en cavité intestinale, n’avaient souvent pas moins de trente pieds de longueur. Il n’y a pas moyen de douter que l’icthiosaure n’ait été Je premier tyran de la population marine, et l’un de ses plus redoutables fléaux. Quand ces hauts barons cuirassés d’écailles solides et imbriquées tombaient sur la troupe fuyante de leurs vassaux, ils devaient en faire un épouvantable carnage. L’étroitesse du crâne, combinée avec ce gros œil et l’hiatus des mâchoires nous enseigne que non-seulement la nature s’en tenait, durant ce second âge de la terre, à l’ordre intermédiaire des reptiles, mais qu’encore elle leur imposait des formes qui, selon nos idées, devaient peu concourir à l’instinct de ces animaux, si ce n’est pourtant à l’instinct carnassier. Ces belliqueux suzerains des eaux ne semblent avoir été appelés dans le monde que pour exercer une force d’absorption aveugle et mécanique. Il est probable que leur œuvre était nécessaire : la destruction entre comme moyen de gouvernement dans les vues de la nature. La race des poissons semble avoir été douée, surtout dans les premiers temps, d’une très grande vertu prolifique ; son état de solitude lui avait permis de se multiplier démesurément au fond des eaux tranquilles. Le crescite et multiplicamini de Moise rencontre dans les nombreux débris organiques des couches précédentes un témoignage de son efficacité. C’est sans doute pour retenir cette génération aquatique dans les limites d’un accroissement convenable, que l’auteur des êtres jugea à propos d’envoyer sur elle ces grands dépopulateurs dont l’appétit était énorme et les forces d’extermination gigantesques. Fidèle à ses grandes lois de progrès et de continuité, la nature avait d’ailleurs tiré l’icthiosaure du sein des poissons, que cet animal lie aux reptiles par des formes nouvelles et de plus grands moyens d’action. À un tel être en succèdent d’autres encore plus extraordinaires.

Le plésiosaure justifie les hydres, les dragons, les tarasques et tous les autres animaux chimériques dont le blason avait peuplé son monde de fantaisie. Vous pouvez le voir entier sur cette empreinte naturelle qui se montre dans la galerie. C’est encore une réunion de formes qui s’étonnent de se voir accouplées et dont l’ensemble paraîtrait aux naturalistes modernes le rêve d’une imagination malade, si la preuve de l’existence d’un pareil être n’était sous leurs yeux. La tête du lézard avec les dents du crocodile, un tronc et un queue de quadrupède, les côtes d’un caméléon et les nageoires d’une baleine, voilà le plésiosaure. On comprend difficilement qu’un tel animal ait pu vivre. Mais ce qui doit nous surprendre encore plus, c’est la longueur inattendue de son cou. Les mœurs de ce reptile se déduisent de ses caractères extérieurs. Le plésiosaure n’habitait que des mers et les golfes peu profonds ; il nageait à la surface des eaux, recourbant en arrière son cou grêle et flexible, et le tordant à droite et à gauche comme un serpent pour saisir sa proie. Quel spectacle ce devait être que le passage de ce reptile nageur ! Rien de ce qui existe aujourd’hui dans la nature ne rappelle une semblable création. Les mers qui ont vu cet étonnant animal n’existent plus elles-mêmes. Le plésiosaure, quoique arrivant dans certaines espèces à une taille et à un volume prodigieux, ou, pour mieux dire, à cause de sa taille même, n’a pu résister à ces bouleversemens terribles qui ont effacé l’ancienne configuration du monde. Après lui, le mosasaure, armé de dents très fortes dont il portait quelques-unes dans le palais, et le mégalosaure, lézard gros comme une baleine, animal vorace, hérissé de dents qui, par la réunion d’arrangemens mécaniques, tiennent à-la-fois du couteau, du sabre et de la scie, dévastaient l’empire des mers. Quel effrayant animal ce devait être que ce mégalosaure, vandale de l’Océan, sorte d’Attila monstrueux envoyé par la nature, dans ces temps de barbarie, pour exterminer les races aquatiques destinées à périr ! À la vue de ces débris incroyables, de ces armes gigantesques, de ces cottes-de-mailles colossales, il est difficile de ne point imaginer de prodigieux combats entre ces reptiles marins, vivans dans les mêmes eaux, poursuivant la même proie, et rapprochés sans cesse par le nombre. Quel moment quand ces masses écaillées s’affrontaient ! comme leurs mouvemens irrités devaient remuer puissamment le bassin des mers ! Que sont nos misérables batailles navales auprès de ces terribles luttes ? Le mégalosaure eût broyé nos vaisseaux doublés de cuivre d’un mouvement de sa queue et avalé un équipage tout entier dans le gouffre de sa gueule vorace, sans même se donner la peine d’en diviser les morceaux.

Ce peuple cuirassé n’occupait pas seulement la grande eau ; le ciel lui avait été donné en partage pour y étendre sa domination. Des reptiles volans dans lesquels on reconnaît les caractères réunis de l’oiseau, de la chauve-souris et du lézard, traversaient les airs en sifflant. Ils se nourrissaient de poissons et d’insectes sur lesquels ils fondaient à la manière des hirondelles. Ces étonnans volatiles, dont l’aspect serait effrayant si on les voyait aujourd’hui, ont sans doute précédé les oiseaux à grandes ailes qui n’auraient pu encore exister dans une atmosphère si chargée d’acide carbonique. La nature, à toutes les époques, peuple les différens milieux d’êtres successivement adaptés aux conditions extérieures de la vie. La grosseur des yeux a fait croire à quelques naturalistes que ces ptérodactyles étaient des animaux nocturnes. Ces fantômes des mers en auraient sillonné les ténèbres dans un temps où les chauves-souris n’existaient pas. Quoi qu’il en soit de ses habitudes, le ptérodactyle couronne dignement cette manifestation toute phénoménale d’êtres curieux et maintenant impossibles qui signalent le second âge de la terre. Écartons pourtant bien loin de nous toute idée de prodige et de monstruosité à la vue de ces animaux antiques. Ils étaient faits pour le monde de leur temps comme les animaux actuels pour le monde que nous habitons. Plus on étudie les grandes époques génésiaques, et plus on voit que la nature s’est toujours maintenue dans des rapports harmonieux. Le même mouvement qui renouvelait la population des mers en changeant la nature du liquide amenait dans l’atmosphère des variations analogues qui réformaient les plantes et les animaux terrestres. Tout avançait en même temps et selon des lois solidaires les unes des autres. Si donc ces anciens animaux nous étonnent tant, c’est que le monde a considérablement changé depuis leur extinction, et que nous prenons pour un état permanent ce qui n’est qu’une des phases passagères de la nature.

Où en était le monde à cet âge d’adolescence ? Nous venons de voir que les reptiles y dominaient ; leur empire était une mer immense. Plusieurs étaient exclusivement habitans des grandes eaux ; d’autres étaient amphibies ; d’autres enfin se tenaient à terre et rampaient autour des savanes que couvrait une végétation luxuriante. Étendus sur le sable au bord des golfes, des lacs et des rivières, ceux-ci faisaient étinceler sous un soleil équatorial leur armure métallique ; tandis que ceux-là se couchaient mollement à l’ombre de grandes arundinacées, de bamboux, de palmiers et d’autres plantes monocotylédones à hautes tiges. Il n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le croire de reconstruire ce moyen âge de la terre. La géologie, quoique née d’hier, a ramené de ses fouilles de nombreux enseignemens. Ce ne sont pas seulement quelques individus fossiles qui ont revu le jour ; mais des œufs de reptiles, des excrémens recueillis religieusement par la science, des empreintes de pas, sont encore venus révéler l’existence de certains animaux qu’on ne retrouve plus et les mœurs de ceux qui se sont conservés dans nos couches. Une seule armoire contient ces faibles vestiges d’une nature perdue ; mais pour le savant qui médite, cette armoire est un monde. Vous pouvez voir vous-même sur le grès rouge la trace des pas d’une tortue qui a marché là, dans un temps où ce grès n’était pas encore solidifié. Voilà un simple animal dont la nature a pris soin d’éterniser le passage sur la terre. Allez donc maintenant chercher l’empreinte victorieuse des pieds d’Alexandre, de César ou de Napoléon sur le théâtre de leurs conquêtes ! Mais ce qui mérite encore plus d’exciter notre enthousiasme, c’est que les animaux des temps très anciens, aux formes toujours plus insolites, sont également ceux qui ont été le mieux conservés. À mesure au contraire que nous remontons cette longue nuit des siècles, et que nous nous avançons vers la zoologie moderne, nous ne retrouvons plus que des fragmens au lieu des corps presque entiers qui se montraient d’eux-mêmes dans les antiques terrains. Enfin, lorsque la création a atteint les formes actuelles, ou à-peu-près, les eaux perdent lentement cette vertu pétrifiante à laquelle nous devons toutes ces belles moulures des premiers âges. Elle cesse en un mot de conserver les plantes et les animaux, lorsque cette conservation devient inutile, puisque nous avons tous les jours leurs analogues sons nos yeux, à l’état de vie.

L’ère des reptiles n’était point encore terminée, mais déjà cette population marine d’un âge de transition s’avançait vers des formes moins éloignées de notre connaissance. Les téléosaures, êtres plus voisins des crocodiles, et enfin les crocodiles eux-mêmes se montrent. Il est à présumer que ces derniers-nés de la race des reptiles formaient le chaînon qui, dans l’ordre des temps et dans celui de la nature, devait lier les sauriens aux mammifères. Or, le moment était arrivé où une grande évolution allait s’accomplir. Il est impossible de ne pas chercher ici à se faire une idée des causes qui ont englouti cette première émission de grands animaux et qui l’ont remplacée par une autre. Long-temps ç’a été un combat de ténèbres entre les géologues. Selon les uns, à la tête desquels il faut placer George Cuvier, ces événemens ont tous été de nature violente. Les eaux ont envahi subitement des espaces de terre découverte. Le fond de la mer s’est soulevé dans d’autres endroits, et a mis à sec ses habitans. C’est ce caractère furieux et instantané des changemens survenus dans l’économie des anciens mondes qu’on a voulu exprimer sous le titre de révolutions du globe. « La vie, s’écrie l’auteur du livre sur les Ossemens fossiles a été troublée par des événemens effroyables. » Si l’on consulte les faits, dont la plupart sont sous nos yeux dans cette galerie, on trouve que certains animaux paraissent effectivement avoir été enveloppés dans une destruction subite. Quelques poissons fossiles, par exemple, ont conservé cette raideur qui suit immédiatement la mort. L’un d’eux a même été saisi au moment où il avalait un autre poisson. Ceci peut servir à confirmer cette idée, que l’état actuel du globe terrestre serait la suite de perturbations et de crises dont la mer, dans ses déplacemens, aurait été le principal auteur. — Selon un autre grand naturaliste, les choses se seraient passées d’une façon moins tumultueuse. Les vastes changemens constatés par la science, et dont l’effet a été de renouveler à plusieurs époques successives la population de l’ancien monde, ne seraient pas, comme devant, le produit de tourmentes ni de cataclysmes subits, mais le résultat de causes lentes, graduées, insensibles, dont l’action aurait modifié progressivement les formes et les conditions de la vie. Le plus grand nombre des animaux fossiles ne paraît pas en effet avoir été victime d’aucune violence mécanique ; et quant à ceux qui nous semblent avoir été soudainement détruits, tout annonce qu’ils ont été tués par quelque propriété nuisible des eaux ou par des changemens survenus dans l’océan des fluides respirables. — Nous croyons du reste qu’il y a moyen de concilier ces deux systèmes. Il est très probable que si une catastrophe finale a anéanti les êtres dont nous trouvons les débris dans nos couches, cette catastrophe est arrivée lorsque ces êtres, et le monde auquel ils appartenaient, avaient fait leur temps. Chacune des crises dont les géologues nous ont tracé un tableau si lamentable, aurait rencontré la création animale et végétale tout entière préparée d’elle-même à un nouvel état de choses, et si nous osons ainsi dire, mûre pour une transformation. Ces cataclysmes n’ont donc fait que précipiter des changemens inévitables ; ils ont été l’instrument et non la cause des ruines que nous retrouvons semées sur le passage des événemens. Les grands conflits de la nature antédiluvienne marquent le passage d’un état d’être à une autre loi générale de la vie. Chaque vieux monde, en s’abîmant, laisse tomber l’obstacle qui s’opposait à l’avènement d’un monde nouveau.

Le globe sortait une seconde fois des ténèbres où l’avait plongé la main du créateur. Ce fut alors qu’un remarquable progrès s’étant accompli dans l’état général du monde, de plus grandes étendues de terre ayant été mises à nu par des soulèvemens, et l’atmosphère aussi, associée à ce travail universel, ayant renouvelé les élémens de la vie, on vit apparaître, dans le cours des siècles, les premiers animaux à mamelles. C’était pour la création un pas immense. Toutefois, dans la formation de ces nouveaux êtres, la nature demeura constamment fidèle à ses grandes lois de succession et d’harmonie. À terre, nous voyons la belle division des ovipares et des vivipares marquée au point d’intersection des deux lignes par l’existence très ancienne d’un animal qui participe à-la-fois des deux systèmes de naissance. Le didelphe se montra dès que les premiers continents eurent été rendus habitables. Cet être douteux, ou, pour mieux dire, intermédiaire, associe deux fonctions qu’à priori les naturalistes auraient toujours cru inconciliables, l’oviparité et la lactation. Pourvu d’une vaste poche externe, située sous l’abdomen, il y dépose ses petits après une gestation utérine fort courte : ces demi-nés y restent suspendus par la bouche aux mamelles jusqu’à ce qu’ils soient capables de s’offrir à l’air extérieur. De cette manière, le didelphe naîtrait, pour ainsi dire, deux fois : une première fois, selon le système des poissons ou des oiseaux, et une seconde fois selon celui des mammifères. Ces êtres de transition, que les naturalistes considéraient jusqu’ici, dans leurs cabinets, comme des liens qui joignent un groupe d’animaux à un autre groupe, sont, dans l’ordre des dates et des faits antédiluviens, autant d’attaches naturelles qui unissent un âge à un autre âge. Il y a donc eu progrès dans la marche de la création, et nombre d’êtres qui semblent à la surface de la terre comme des phénomènes et des énigmes pour nos classificateurs ne sont que les anneaux dépareillés de cette grande chaîne d’événemens qui s’est brisée çà et là dans le passage de l’ancien monde au nouveau.

Cependant la forme sous laquelle les premiers mammifères se sont manifestés en abondance à la surface du globe est surtout celle des cétacés. Voyez-vous ces antiques mers, baignant déjà d’assez vastes continents mis à sec, présenter, au lieu de leur ancienne population d’animaux à sang froid, de nouveaux habitans inconnus ? Des dauphins et des morses, plus ou moins éloignés de nos espèces modernes, sortent de l’abîme des événemens qui avaient détruit les premiers gros reptiles. Ces hôtes marins s’approchaient souvent du rivage pour y chercher leur nourriture. Sur cette belle eau, qu’aucune barque, aucun navire n’avait encore déflorée, le long des côtes ornées d’une végétation perpétuelle, à l’embouchure surtout des grands fleuves qui se déchargent dans la mer, j’aime à me représenter le lamantin qui vient paître l’herbe sur le bord comme un ruminant. À voir cet animal singulier, sa poitrine enflée de mamelles qu’il élève au-dessus de l’eau, ses nageoires offrant de loin quelque ressemblance avec nos mains, ses poils qui, à distance, font l’effet d’une chevelure, on croirait à l’existence d’un être demi-homme et demi-poisson, qui visitait dans ces temps fabuleux, comme les tritons et les syrènes des anciens, le domaine de l’Océan.

Mais passons. À mesure que la mer, cause et agent principal des révolutions de la nature, détruisait successivement ses premières espèces d’animaux et en produisait toujours de nouvelles, la terre, de son côté, donnait naissance à ces curieux pachydermes célébrés naguère par George Cuvier. Ces divers habitans de forêts qui n’existent plus vivaient sur les continents où l’homme devait asseoir par la suite sa domination. On retrouve leurs débris dans les gypses mêlés de calcaire des environs de Paris. Mais que cette ancienne partie de la terre était loin de ressembler à notre demeure présente ! Des palæothères, des lophiodons, des anoplotères, des chéropotames, le xiphodon, leste et svelte comme la plus jolie gazelle, l’adapis, égal par la taille au lapin, tous animaux inconnus dans la nature vivante, occupaient ce monde non moins extraordinaire que ses habitans. Des arbres qu’on ne retrouve plus, ou qu’on ne retrouve que sous un autre soleil, les abritaient de leurs très hautes tiges et de leur végétation plantureuse. Des lacs, qui nourrissaient des poissons ignorés dans nos eaux actuelles, servaient à les abreuver. Plusieurs d’entre eux en traversaient les ondes à la nage. Des oiseaux, des crocodiles, des tortues, également étrangers à notre nature moderne, volaient, rampaient, nageaient dans tous les milieux à-la-fois. La terre émue nourrissait de végétaux ses premiers enfans. Déjà pourtant quelques carnassiers, à la tête desquels se placent une chauve-souris du genre vespertilion et un autre animal perdu de la famille des mangoustes, à dents longues et tranchantes, ravageaient le nouveau règne animal. Cette période de jeunesse, durant laquelle tous les grands types d’organisation se montraient peu-à-peu, fût le premier essai suivi et sérieux par lequel la nature préludait à l’établissement de la vie sur la terre. Mais le monde devait subir encore trop de vicissitudes pour que cette première manifestation de mammifères terrestres pût se maintenir. L’histoire de la création n’est qu’une suite d’actes et de mouvemens qui renouvellent sans cesse la nature des milieux et la forme de leurs habitans. Soit que les mers troublées dans leurs abîmes par de nouveaux continents qui se soulevaient se soient jetées soudainement sur les terres découvertes et les aient envahies une seconde fois, soit que l’atmosphère ait éprouvé de prodigieux changemens qui aient modifié à leur tour les lois et les conditions de l’existence, soit que ces deux forces aient agi en même temps, toute cette première et étonnante apparition des grands animaux rentra dans les ténèbres dont elle était sortie. Fouillez les couches qui succèdent au gypse, et vous n’en trouverez plus le moindre vestige. Voilà donc encore un âge effacé de la création. Entre les temps que nous venons de traverser et ceux qui nous restent à décrire, le monde avait été de nouveau transfiguré. La découverte de cétacés quelque peu semblables à ceux de nos jours, une baleine, un dauphin voisin de l’épaulard, un animal plus étonnant nommé zyphie, tenant à-la-fois du cachalot, de la baleine et de l’hypéroodon, ont fait croire avec assez de vraisemblance à une invasion de nos continents par les eaux de la mer. Ces animaux marins annoncent en outre la marche continuelle des vieilles formes inconnues à des formes plus récentes que nous connaissons. De savans géologues ont expliqué par d’autres causes que par un débordement des eaux la présence de ces grands animaux marins dans les couches où l’on ne découvrait avant eux que des mammifères terrestres et des poissons d’eau douce. Mais qu’importe ici la nature du désastre ? Que la ligne qui sépare les deux grandes successions de mammifères terrestres soit tracée par le passage violent des eaux ou par tout autre événement, nous n’en voyons pas moins surgir des ruines de l’ancienne nature détruite une nouvelle nature qui la remplace. Après un monde qui finit, voici un monde qui renaît.

Nous touchons à un état de choses plus avancé. C’est ici l’âge adulte des mammifères. Aussi bien quelle puissance ! quels développemens de membres ! quelle grandeur, quoique déjà bien réduite, si on la compare à la taille des anciens reptiles marins ! La terre du moins n’avait jamais vu et ne reverra jamais rien de semblable. Comme ces géans nouveaux s’emparent en maîtres des parties du globe remises à sec par l’Océan, leur ennemi qui bat pour ainsi dire en retraite ! À la tête de ces nouveaux hôtes se place, par sa force et ses caractères monstrueux, un animal qui étonne toutes nos connaissances. À l’ombre de ces conifères gigantesques, de ces palmiers à hautes tiges qui balancent au souffle du vent leurs larges éventails, apercevez-vous debout ou couché lourdement le prodigieux megatherium, recouvert de sa cuirasse osseuse d’un poids énorme, soutenu sur ses membres de derrière comme sur de véritables piliers, déterrant et fouillant les racines avec sa bouche, sorte de machine d’une puissance extraordinaire ? Ce paresseux n’a besoin ni de poursuivre ni de fuir ; l’immobilité est sa force ; il se défend assez par ses griffes menaçantes et par son propre poids. Vienne le cougouar ou le crocodile, le mégathérium ne les craint pas ; il broiera le crocodile d’un seul coup de son pied et le cougouar d’un revers de sa queue recouverte d’écailles. Cette forteresse vivante marchait à pas lourds et lents sur le sol importuné d’un tel volume. Soit que la nature ait trouvé que ces mégathériums absorbaient dans leur construction une matière animale trop abondante, et qu’ils nuisaient ainsi à l’économie générale de la création, soit encore que ces masses formidables dussent opposer un jour à la domination intelligente du maître actuel de la terre des forces de résistance trop disproportionnées, elle jugea à propos de les anéantir. On frémit en songeant aux moyens de destruction qu’il fallut mettre en œuvre pour abattre ces titans du règne animal. Que sont nos révolutions politiques et nos misérables guerres civiles, qui ébranlent à peine un trône, auprès de ces incroyables séditions de la nature dont la violence et l’étendue ont laissé, après des milliers de siècles, sur le théâtre de la lutte, des vestiges indestructibles ? Si au contraire l’influence des milieux ambians toujours renouvelés a suffi à la longue pour faire disparaître ces colosses, quelle durée ne faut-il pas supposer aux époques antédiluviennes ! L’imagination ne quitte ici l’obsession de la force que pour tomber sous celle du temps, et de toutes parts on s’abîme également dans une sorte de rêve pénible. À défaut d’autre chronomètre, l’étendue de ces âges primitifs peut se mesurer par le nombre et la variété des dépouilles qu’ils ont laissées sur le globe. Quand on pense que les masses énormes de calcaire qui constituent certaines montagnes ont été produites par des encroûtemens d’eau minérale, des désagrégations de roches, des débris de coquilles ou des édifications de zoophytes lentement accumulées les unes sur les autres, pendant des périodes de repos, on voit s’étendre indéfiniment les jours de cette grande semaine qui devait avoir pour terme l’avènement de l’homme. Réaumur a calculé ce qu’il y avait de coquilles dans un plateau pierreux de la Touraine voisin de sa maison d’habitation, et il en a évalué la masse à cent trente millions de pieds cubes. On voit par là que si le temps donne aux autres causes, comme nous le croyons puissance de modifier la matière, cette action s’est exercée tout à son aise sur la nature qui a précédé le déluge.

À côté du mégathérium vivait le mégalonyx, son frère et presque son émule, quoique de moindre taille : c’était un animal armé d’ongles longs et tranchans, aujourd’hui inconnu sur la terre. Toute cette population d’êtres puissans et lourds était encore surpassée par le dynotherium giganteum dont le nom seul indique assez l’énormité. Ses débris sont plutôt les débris d’un monument que ceux d’un animal. Quand le poète latin disait l’étonnement de la postérité à la vue des grands ossemens qui sortiraient de la terre entrou’verte, grandia ossa, il racontait, sans le savoir, la surprise de nos naturalistes en voyant surnager de la destruction des anciens mondes ces restes gigantesques. Deux très grosses défenses, portées à l’extrémité de la mâchoire inférieure et recourbées en bas, devaient lui donner un aspect sauvage et monstrueux. Quel effet produirait dans nos continens couverts de villes et rendus étroits par habitation de l’homme, cette incommensurable masse ! Il fallait, pour contenir le dinothérium, les vastes solitudes et les forêts peuplées de grands arbres, dans lesquelles la nature avait placé les matériaux nécessaires à son approvisionnement. Il étoufferait dans notre monde ; il y mourrait de faim. C’est une grande loi de zoologie géographique que la nature proportionne toujours la taille des animaux aux endroits qu’ils doivent habiter. Ces gros êtres supposent donc des milieux également immenses dans lesquels ils mouvaient leur volume solitaire. Tête-à-tête avec le dynotherium, ce géant de la vieille terre, s’élevait un autre colosse que la science a nommé mastodonte. Quoique ce dernier se rapprochât de l’éléphant, il présentait néanmoins des différences de taille et de structure qui le liaient à un ordre de choses plus ancien. La grosseur monstrueuse de ses dents mâchelières, les pointes formidables dont elles sont hérissées, je ne sais quoi d’horrible et de farouche dans son ensemble, tout l’a fait prendre long-temps pour un animal carnivore ; mais la découverte qu’on a faite de son estomac a détruit cette opinion. On a trouvé cette poche immense encore remplie de branches d’arbres concassées. Cet animal aux membres épais se nourrissait en outre de racines et autres parties charnues des végétaux. Ce genre de vie devait l’attirer vers les terrains mous et marécageux ou sur le bord des fleuves. Sa trompe énorme et allongée pompait l’eau avec abondance. Un tel animal eût fini, si l’on ose ainsi dire, par dessécher la terre. Aussi le mastodonte eut-il le sort du megatherium et de ses autres frères en puissance. En vain a-t-on cherché à dire que ces animaux vivaient peut-être encore dans les vieilles contrées de l’Inde et de l’Amérique. Tous nos continents actuels ont été à-peu-près visités par des voyageurs ; des bandes de sauvages traversent de grandes étendues de pays dans tous les sens, et jamais rien de pareil au megatherium, au dinotherium, au mastodonte n’a été rencontré. Les sauvages ont même imaginé, sur la destruction de ce dernier grand animal, une fable qui étonne par sa naïve sagesse. Les indigènes de la Virginie disent que le mastodonte fut détruit pour l’empêcher d’anéantir la race humaine. La lutte, selon eux, fut terrible : le grand homme d’en haut avait pris son tonnerre et les avait terrassés tous, excepté le plus gros mâle qui, présentant sa tête aux foudres, les secouait l’une après l’autre, à mesure qu’elles tombaient. Mais, à la fin, blessé par le côté, il se mit à fuir vers les grands lacs où il se tient jusqu’à ce jour. L’expérience, la tradition, tout nous dit, comme on le voit, que le mastodonte, avec les autres animaux de son époque, n’a pu tenir contre les changemens que l’éternel auteur des choses préparait encore dans le monde. La défaite de ces gigantesques mammifères, par l’action de la nature, a donné sans doute naissance aux fables de Jupiter et des Titans. Les anciennes histoires, qui consacrent presque toutes à l’origine l’existence d’une race primitive de très haute taille, ont puisé cette idée à la même source. Tous les tombeaux qui ont été donnés, par les peuples de l’antiquité ou par les sauvages, pour des tombeaux de géans, ont été, en effet, trouvés remplis d’ossements de mastodontes ou d’autres gros animaux fossiles. Par une erreur familière à son esprit et flatteuse pour son orgueil, l’homme a transporté à sa race cette grandeur démesurée qui fut seulement le partage des animaux de l’ancien monde.

Cependant la nature avançait toujours. À mesure que nous remontons cette zone des temps, qui forme par ses terrains superposés la ceinture extérieure de la terre, nous voyons apparaître en plus grand nombre des animaux assez voisins de nos espèces modernes. Chaque pas que nous faisons dans notre musée vers les dernières armoires de la zoologie antédiluvienne est un pas vers la zoologie actuelle. L’éléphant, le rhinocéros, l’hippopotame, tous animaux connus, soulèvent au-dessus du naufrage des anciennes races leur masse imposante. Ici la comparaison avec nos espèces vivantes devient facile. Des éléphans et des rhinocéros, encore recouverts de leur chair, de leur peau et de leurs poils, sont sortis entiers de la glace qui les avait saisis et conservés pendant des siècles. L’éléphant antédiluvien était haut de 15 à 18 pieds ; une laine grossière et rousse formait sa couverture, et de longs poils noirs, d’une raideur sauvage, lui tombaient comme une crinière le long du dos. Cette avant-dernière population du monde, encore différente de la nôtre, s’en rapproche et par l’ordre des temps et par celui du gisement. On a retrouvé, dans le lit des fleuves, des squelettes intacts, des ossemens qui avaient conservé leur gélatine, et des défenses dont l’ivoire pouvait servir au commerce. Quoique les débris de ces derniers gros mammifères annoncent toujours une tendance à excéder les proportions actuelles de la taille, on reconnaît néanmoins que cette tendance avait beaucoup baissé depuis les temps plus anciens, et que si ces derniers représentans de la nature antédiluvienne conservaient encore des formes supérieures en volume à celles de notre époque, ces formes allaient chaque jour s’altérant, et n’attendaient plus qu’une dernière catastrophe pour disparaître tout-à-fait. À cette décadence des forces brutales, à ce je ne sais quoi de nouveau et d’inattendu dans la nature, on sent que l’homme va venir et que le règne animal se range pour lui faire place.

Et maintenant un dernier regard sur ce monde qui va être encore une fois renouvelé. Des mers, des lacs, des fleuves, dont plusieurs n’existent plus aujourd’hui et dont d’autres ont changé de place, baignaient des continents déjà fort étendus. Des soulèvemens de montagnes, suivis de longues agitations de la mer, ont donné à la configuration moderne de la terre ses principaux reliefs. La température avait beaucoup baissé depuis les premiers âges. Des physiciens ont calculé qu’elle s’avançait comme le règne animal vers l’état actuel. Des arbres séculaires, voisins des genres peuplier, saule, châtaignier, orme, sycomore, formaient d’épaisses forêts dans lesquelles l’élan, le daim, le renne et d’autres animaux connus, mais dispersés à cette heure dans des climats très différens, paissaient ensemble les grandes herbes. Il est difficile de se faire une idée du cerf dont les bois élargis et branchus décorent les dessus de porte du musée de géologie. Ce devait être un animal d’une grandeur, d’une force et d’une vitesse admirables. Quelles forêts immenses la nature avait inventées pour loger cet hôte incroyable qui semble porter lui-même une forêt sur la tête ! Comme il eût été beau de le voir courir dans ces solitudes vierges, suivi d’une meute sauvage attachée à ses pas ! Les chiens de cette époque étaient en effet dans la proportion de ce cerf. La découverte d’une dent appartenant à un individu du genre canis, permit à Cuvier de reconstruire, en vertu des lois de l’anatomie comparée, un animal ayant au moins huit pieds depuis le bout du museau jusqu’à la racine de la queue, sur au moins cinq pieds de hauteur au train de devant. Ce chien prodigieux, ce cerf étonnant, ne nous représentent-ils pas bien ces chasses fantastiques qu’on voit passer dans les ballades allemandes ? Ce n’était pas encore toute la population de ces antiques forêts : un bœuf voisin de l’aurochs, un autre qui parait avoir été la souche de nos bœufs domestiques, quoique ses cornes soient autrement dirigées ; un grand nombre de chevaux qui n’avaient pas encore subi le poids du travail ; un animal qui manque à la nature vivante, l’elasmotherium, ayant la taille du rhinocéros et formant la transition entre ce dernier et le cheval, être aujourd’hui surprenant ; beaucoup d’autres solipèdes et ruminans habitaient nos pays en l’absence de la race humaine. Or, la nature, en nous montrant par la pensée l’état du globe avant sa dernière révolution, semble nous dire : Hâtez-vous d’examiner, car tout cela va disparaître. Il en est du monde antédiluvien comme de nos grandes villes qui renouvellent continuellement leurs édifices. Le même âge qui voyait naître les mammifères voyait s’effacer ces grands reptiles qui avaient fait la terreur et le prodige des premiers temps ; le même mouvement qui amenait à la surface de la terre nos modernes animaux en supprimait les anciens. Les époques les plus curieuses dans cette histoire du monde antédiluvien, devaient être, sans contredit, celles que les géologues ont nommées de transition ; momens de durée, relativement très courts, où les formes de l’âge précédent qui n’avaient pas encore eu le temps de se détruire ni de s’altérer de fond en comble, se trouvaient en présence des formes nouvelles d’une création qui commençait à naître.

Plus on remonte vers les couches supérieures du globe, ou, ce qui revient au même, vers l’extrémité des armoires du musée géologique, et plus on voit abonder les carnivores qui tiennent par leur organisation le haut de l’échelle animale. Le génie du Créateur est comme celui de ces grands poètes qui, loin de laisser aucune trace de faiblesse et de lassitude sur leurs derniers ouvrages, les avancent au contraire de plus en plus vers la perfection. Des grottes souterraines, brillamment décorées de stalactites, se succédant l’une à l’autre jusqu’à une grande profondeur dans l’intérieur des montagnes, contiennent une prodigieuse quantité de débris de carnassiers, surtout d’hyènes. Ces animaux y ont entraîné des os d’éléphants, de rhinocéros, d’hippopotames, de chevaux, de bœufs, de cerfs ; quelques-uns de ces os portent la marque sensible des dents qui les ont décharnés. Ces anciens carnassiers s’attaquaient furieusement entre eux ; on retrouve parmi leurs dépouilles une tête d’hyène qui avait été blessée et ensuite guérie. L’imagination aurait belle carrière à se représenter ces combats de carnassiers terribles et supérieurs en force à ceux de notre époque, dans l’intérieur sombre de ces souterrains emplis par leur farouche puissance. Des hyènes, des lions, des tigres, des panthères, des renards, désolaient cet ancien règne animal par leurs appétits sanguinaires. Mais le plus robuste, le plus affamé, le plus sournois de ces tyrans carnivores, paraît avoir été un grand ours de cavernes, ursus spelœarctus, à front bombé. Voyez vous ici une dent moulée qui étonne les naturalistes par sa grandeur ? Cette vaste canine, très longue et en même temps très comprimée, sortait de la mâchoire d’en haut et y demeurait en dehors saillante, toujours visible. L’ours antédiluvien, auquel a appartenu cette dent gigantesque, avait établi son domaine dans les antres ténébreux de la vieille Allemagne. Les ravages qu’il faisait sur ses états étaient considérables, à en juger par les monceaux d’ossements de divers animaux qu’il a laissés autour de son squelette. Peut-être existait-il encore d’autres carnassiers, dont quelques-uns ne figureraient plus dans la nature vivante. Quoique les naturalistes n’aient pas jugé à propos d’établir des genres nouveaux pour ces ours, ces hyènes, ces tigres et ces autres anciens dominateurs du règne animal, il est d’ailleurs essentiel de dire qu’aucun d’eux ne ressemblent absolument à leurs descendans actuels sur la terre. On remarque entre leur squelette et celui des animaux vivans une différence, tandis que la science n’en constate aucune entre l’ostéologie du cheval et celle de l’âne. Les influences extérieures ont dû surtout attaquer la surface de ces animaux détruits, pour leur imprimer des caractères singuliers de tégumens et de formes apparentes. C’est ainsi que le rhinocéros découvert au bord du Wilhoui, en 1770, est sorti de la glace avec une fourrure aux pieds, tandis que rien de pareil ne se rencontre sur les rhinocéros vivans des Indes et du Cap. Cette ligne bien tranchée, qui sépare les deux zoologies, nous entraîne nécessairement à imaginer, durant toute l’ère antédiluvienne un monde tout entier très différent du nôtre, soumis à d’autres conditions, et n’ayant pu être ramené à l’état du monde actuel que par des causes lentes, continues, suivies d’un grand et subit événement.

L’événement qui termine l’ancienne histoire de la terre a pris dans toutes les traditions le nom de déluge. Un grand géologue, M. Élie de Beaumont, a cherché les causes de cette vaste inondation, dont la Genèse et d’autres monumens historiques ont consacré le souvenir. Il a cru la trouver dans le soulèvement de la chaîne des Andes, qui traverse toute la longueur de l’Amérique méridionale du nord au sud. On conçoit en effet que l’enfantement d’une telle masse ait pu tout d’abord imprimer aux eaux de la mer une agitation suffisante pour que ces eaux vinssent envahir les autres continents. Alors, les bassins du grand abîme furent détruits ; les réservoirs de l’espace furent ouverts, et le déluge, décrit par Moise, s’étendit avec violence sur le vieux monde condamné. Les forêts furent ensevelies, et avec elles leurs nombreux habitans. Il est probable que cet épanchement de la grande eau fut accompagné de bien d’autres phénomènes et de bien d’autres crises. Les pôles avec les animaux qui y vivaient, et dont quelques-uns appartiennent maintenant aux climats les plus chauds de l’Asie et de l’Afrique, furent gelés : une glace éternelle les saisit et siège encore à cette heure sur leurs solides fondemens. La main de la nature a imprimé dans cette couche diluvienne qui recouvre l’ancien monde et s’étend sur tous les pays connus, la trace de très effroyables ravages. À la vue de cette scène de destruction gigantesque, de ces chaînes de montagnes qui sortent violemment au-dessus des eaux, comme soulevées par une main invisible, de ces mers qui s’éloignent et qui fuient en se jetant sur les terres avec épouvante, des vastes oscillations qui ébranlent, déchirent, ouvrent la surface de la terre et en troublent les profondeurs, on croit assister à la fin d’un monde. Rassurons-nous : cette fin n’est que le commencement d’un nouvel ordre de choses, d’un monde nouveau. Les êtres en apparence détruits vont se remontrer à l’existence, remaniés, transformés ; car durant les derniers temps qui ont précédé le cataclysme, durant le cataclysme lui-même, la nature a eu soin de leur préparer les circonstances nouvelles d’une autre sorte de vie. Ces changemens ne se bornent point à finir les espèces anciennes et à les renouveler ; ils exercent encore sur le règne animal et végétal d’immenses déplacemens de climats. Des plantes, des animaux, qui vivaient sur notre sol ou même dans des contrées aujourd’hui beaucoup plus froides, telles que la Sibérie, ont été transportés exclusivement sous la ligne, ou tout au moins dans des pays chauds, dont elles composent la verdure, dont ils peuplent les fleuves, les mers ou les savannes. Tout porte donc à croire qu’il y a eu diminution graduelle de calorique pendant la longue semaine qui embrasse l’œuvre des six jours ; et à la fin, sur certains points, refroidissement subit. Le petit nombre d’habitans de l’ancien monde qui ont échappé à la destruction, sans presque changer de formes, n’ont donc su se maintenir dans le nouveau qu’en choisissant pour leur résidence l’endroit de la terre qui rappelait, de près ou de loin, la manière d’être générale du globe avant les dernières catastrophes dont leurs ancêtres avaient été victimes. Tout le reste a péri ou a cédé aux changemens survenus dans la nature.

Au bout de cette chaîne d’êtres liés les uns aux autres par les rapports mystérieux d’un organisme toujours constant, à l’extrémité du musée de géologie, voyez-vous apparaître le dernier de la création dans l’ordre des temps et le premier dans l’ordre de dignité, l’homme ? — Il est naturel de se demander (et c’est une question qui divise encore les naturalistes) si l’homme fut compris comme témoin et même comme victime dans les scènes de désolation qui changèrent la face de l’ancien monde. Les uns ont imaginé que l’homme fut créé dès le commencement avec les zoophytes, les mollusques et les autres animaux. Seulement, comme il lui eût été impossible de vivre sous sa forme actuelle dans un monde si mobile et avec une atmosphère si contraire à la nôtre, ils accordent que son organisation a changé depuis ces temps anciens et s’est successivement modifiée selon les divers milieux ambians qu’il lui a fallu traverser. Du temps, par exemple, où le ciel était chargé d’acide carbonique, au point de former une sorte d’océan aérien, l’homme devait avoir, disent-ils, des poumons semblables à des branchies ; c’est même à cette demi-nature de poisson qu’ils rapportent la cause de la longévité prodigieuse dont la Bible gratifie les anciens patriarches. D’autres, plus inconséquens encore, veulent que l’homme ait paru dès les premières manifestations de la vie et qu’il se soit maintenu sons une forme inaltérable à travers toutes les grandes révolutions du globe, se déplaçant d’une contrée dans une autre, à mesure que la mer envahissait les anciens continents et soulevait de nouvelles étendues de terre. Outre l’autorité de la raison, ces deux systèmes ont contre eux l’autorité des faits géologiques. On a retrouvé dans les entrailles de la terre les analogues de tous les animaux qui existent maintenant sur le globe, l’homme excepté. Le singe, que Cuvier avait déclaré absent ou du moins douteux, a fini par se montrer dans ces derniers temps avec évidence. Mais il n’en est pas de même pour notre espèce. Les ossemens humains qui ont été découverts au port du Moule, à la Guadeloupe, et qui figurent dans la dernière armoire du musée, appartiennent à un terrain de formation récente, dont il est impossible dans l’état actuel de nos connaissances de déterminer la date, mais qui paraît certainement postérieur au déluge. On est donc fondé à croire que l’homme n’a point été contemporain de cet événement dévastateur qui marque par sa trace encore visible l’avant-dernier âge de la terre. La nature n’a pas voulu risquer son dernier et son plus bel ouvrage à travers les chances de perte que ce cataclysme étendait sur tous les habitans de l’ancien monde.

Les mammifères ont paru à deux reprises différentes, que l’homme ne se montre pas encore. La nature diffère la naissance de cet être privilégié jusqu’à un troisième état de choses plus stable et plus proportionné à ses forces. Cette précaution dilatoire nous paraît admirablement rendue dans la Bible par le conseil que Dieu tient en lui-même : faciamus hominem, faisons l’homme ! Avant que ce nouveau maître s’en vint prendre place au sein de la création, il fallait que le monde eût été préparé et remanié de longue date pour le recevoir. Cependant, le moment était arrivé. C’est alors que l’homme, prévu de toute éternité dans les desseins de la Providence, précédé et, selon d’autres, amené par les animaux qui se succédaient d’âge en âge, se manifesta à jour fixe sous la forme qui lui était propre, et homo factus est. Nous rencontrons encore ici deux systèmes : l’un qui veut que chaque être et l’homme, en particulier, soient l’objet d’une création individuelle, isolée, distincte ; l’autre, selon lequel l’homme, après avoir traîné le long des siècles une existence végétale au sein des plantes, et avoir parcouru l’échelle animale tout entière depuis la monade jusqu’au singe, aurait fini par accomplir de lui-même, sous l’action d’une volonté divine, un dernier progrès. Goethe était en Allemagne à la tête de cette nouvelle opinion, si souvent fulminée en France par Georges Cuvier. Il croyait tous les êtres de la nature sortis les uns des autres par une succession éternelle. Un jour que l’auteur de Faust et des Métamorphoses des plantes se promenait sur les bords du Rhin, il rencontra une jeune fille qui contemplait des vergiss-mein-nicht avec un air de souvenir et de rêverie. Goethe, mêlant alors le poète au naturaliste, dit tout haut : Elle se souvient d’avoir été fleur ! — Quoi qu’il en soit de la cause qui produisit l’homme sur la terre, l’événement n’en fut pas moins grand. En face de ces antiques ossemens recouverts d’une croûte terreuse, et qui semblent avoir appartenu à l’un de nos plus anciens ancêtres sur le globe, il est difficile de ne pas ramener sa pensée au vaste et solennel moment où l’homme, ce dernier né de la nature, se manifesta. Jusque-là, le monde ne se comprenait pas lui-même ; la nature perdait ses peines à broder l’écorce du globe de ces grands végétaux qui n’étaient point regardés, les forêts étalaient vainement, aux yeux des stupides mastodontes et des épais megatheriums, leurs primitives beautés : la terre sans l’homme, c’était un spectacle sans spectateur. Lui au contraire survenant, tout changeait de face, tout arrivait à se passer en revue dans cet être capable de sentiment et d’admiration. L’homme était le cerveau de cette création, arrivée à son dernier âge. Il ne faut pourtant point exagérer le caractère soudain et extraordinaire de cet événement. La nature n’avance jamais par surprise. Quand l’homme advint, il était si bien annoncé par tout le travail de la grande semaine ; sa présence se rattachait aux créations antérieures par des liens si intimes et des progrès si continus, qu’il fut moins dans l’ensemble des choses un objet d’étonnement que de nécessité.

Ce dernier ouvrage, par lequel la nature couronne une série d’événemens et de merveilles, fait encore naître dans l’esprit une autre pensée. À la vue de ces mondes en ruines qui ont précédé l’homme, on se demande si l’état actuel du globe est désormais invariable ? y a-t-il encore au sein de l’Océan de nouvelles chaînes de montagnes à soulever ? Serons-nous encore une fois submergés et renouvelés ? L’homme est-il le dernier mot de la création ? Les géologues croient généralement que la terre, après avoir subi, pendant le cours des siècles, les changemens nécessaires à sa formation, est maintenant fixée. D’autres soutiennent au contraire que la nature n’en a point fini avec les révolutions. Selon eux, l’espèce humaine, après avoir accompli ses destinées, sera remplacée à son tour ou du moins dominée par une autre race d’êtres supérieurs à elle, comme les animaux des temps anciens l’ont été par d’autres animaux. Après le monde des reptiles, le monde des pachydermes, le monde des carnassiers, puis en dernier lieu le monde de l’homme ; y aura-t-il un jour le monde d’un être encore inconnu, qui serait un progrès sur l’homme comme l’homme en a été un sur le singe ? Mais hâtons-nous de quitter cette sphère des conjectures : si le passé de la terre nous offre déjà tant d’incertitude, il y aurait de la témérité à aventurer ses regards dans un avenir qui présente encore bien plus de ténèbres.

Avant de sortir de ce musée, ou, si vous aimez mieux, de ce monde antédiluvien, dont nous venons de parcourir les siècles en quelques instans, nous rencontrons à la porte une dernière question qui se dresse devant nous avec autorité. Le monde dans lequel nous allons remettre nos pas, diffère-t-il absolument de celui dont nous venons de heurter les débris, et sur lequel retombe déjà le voile de poussière un instant soulevé ? Cuvier, l’homme des étonnemens et des anomalies, voyait dans la marche révolutionnaire de la nature, qui a précédé le déluge, l’action de causes et de moyens qui n’existent plus. Suivant lui, le mouvement général du monde avait brusquement changé. Cette opinion n’est plus aujourd’hui admissible. Pour peu qu’on y réfléchisse, on reconnaît que l’ordre ancien a laissé dans l’ordre nouveau des traces profondes. De même que pendant l’enfance se manifestent chez l’homme des phénomènes nombreux qui ne se remontrent plus ensuite, nous pouvons comprendre aisément un âge où le monde était agité par des causes qui ont ralenti leur action, sans que pour cela la marche et les lois générales de la vie soient renversées. Tout porte au contraire à voir dans les anciens mondes le commencement d’un état de choses dont nous avons sous les yeux la suite calme et reposée. Au-dessus des ravages, des déplacemens et des révolutions qui ont troublé les conditions et les formes de l’existence, durant les vieilles époques séculaires, tout ce qui intéresse les lois fondamentales de la nature, tout ce qui s’élève à une hauteur philosophique, est resté immuable. Si même nous jetons un dernier regard sur cette suite d’événemens dont les fossiles déroulent dans cette salle la chaîne immense et magnifique, nous verrons que l’ordre suivi par Dieu au commencement dans la création du monde se répète encore sous nos yeux dans quelques-uns de ses ouvrages. Le monde s’est formé comme se forme la tête de l’homme. D’abord ce n’est qu’une sorte de liquide cérébral qui prend chaque jour dans le ventre de la mère plus de consistance et de fermeté. Autour de ce cerveau mou se dépose bientôt une croûte solide qui est le crâne. Plus tard sur cette enveloppe recouverte d’une peau mobile se montrent comme les premières traces de la végétation qui lui est propre : les cheveux poussent. Enfin des animaux parasites viennent dans le premier âge occuper cette forêt naissante et y vivre comme les premiers êtres à la surface de la terre. Nous rencontrons encore un autre terme de comparaison dans un ordre de faits plus agréables. Il existe une analogie frappante entre la grande création du monde et cette création annuelle qui ramène au printemps la vie sur le globe. D’abord, c’est l’hiver, image du chaos avec ses deux caractères lamentables, le vide et la stérilité. Après, vient pluviose, ce mois aux tièdes ondées qui fécondent le sol, emblème de la première précipitation atmosphérique qui couvrit l’aridité de la terre. Ventôse souffle : nous avons dit que la terre porte dans ses rides intérieures la trace ancienne de grandes agitations de l’air ambiant. Germinal succède ; alors s’accomplit dans les entrailles du sol ce sourd travail de végétation qui eut lieu à l’origine quand la terre émergée et séchée se couvrit de la première verdure. Enfin, le printemps repeuple en quelque sorte la solitude de nos bois et de nos rivières, par une émission nouvelle d’animaux qui s’élèvent depuis l’insecte jusqu’à l’homme. On peut donc dire que cette antique nature dont nous avons devant nous les sujets reparus et mutilés, ne diffère de la nôtre et des mouvemens qui s’opèrent encore sous nos yeux que par une intensité plus grande ; la force des agens de la création était alors proportionnée à l’œuvre qu’elle commençait.

La formation de l’année dégage bien, pour qui sait voir, une idée de la formation du monde : mais il faut toujours en revenir, si l’on veut rencontrer une image plus parfaite, à la succession des faits qui constituent la vie d’un être. Sans reparler ici des états embryogéniques et même de la première enfance, dont nous avons tous perdu le souvenir, n’y a-t-il pas des existences antérieures dont nous nous sommes pour ainsi dire dépouillés avant d’arriver à l’âge où nous sommes maintenant. Ces existences sont mortes pour nous, quoique nous vivions encore, et nous avons laissé dans chacune d’elles une manière d’être physique et morale. Les idées, les sentimens que nous avions dans ces âges effacés, demeurent enfouis comme de véritables fossiles dans les profondeurs de notre être, où le souvenir va quelquefois les visiter. Ils ont laissé une trace sur notre cœur, une empreinte dans notre cerveau, voilà tout. Le reste, ce que nous étions alors, notre physionomie, la couleur de nos cheveux ou de notre visage, notre taille, notre embonpoint, tout a changé. Cette évolution de faits différens, engendrés néanmoins les uns des autres, donne en raccourci le spectacle de l’évolution du globe terrestre ; ce sont pareillement des actes de l’organisme qui se succèdent, des conditions de la vie qui s’altèrent et se renouvellent ; l’homme est un monde. Au milieu de ce mouvement fugitif qui fait en quelque sorte du même individu, dans tout le cours de son existence, plusieurs individus distincts, il y a néanmoins un lien qui rattache entre elles et qui continue des phases si diverses : ce lien est dans l’homme l’unité du moi, et sur le globe que nous habitons, l’unité de la vie.

Résumons-nous : la nature est un livre dont l’auteur a plusieurs fois revu et corrigé les épreuves. Les premiers animaux, ébauches des animaux à venir, se montrent en effet sur les planches de terre du Muséum, comme de pâles essais d’imprimerie, dont une main difficile rejette et remanie, à plusieurs reprises, les caractères. Ces feuilles mal venues au tirage de la création, sont remplacées, en effet, par d’autres feuilles sur lesquelles la vie recommence des traits nouveaux. Une série de tentatives sans nombre, constamment renouvelées, a donc précédé l’état actuel de notre monde, et a fixé sans doute à jamais cette dernière typographie des êtres vivans, sur laquelle l’auteur de la création a, si l’on ose ainsi dire, mis son bon à tirer. Cette idée, sur laquelle nous sommes plusieurs fois revenu, était très importante à dégager du spectacle de faits. Le sentiment du progrès de la vie dans l’univers se liera en effet tout-à-l’heure au sentiment du progrès de l’humanité, dont il est en quelque sorte la racine. L’homme va continuer la marche de la nature : mais n’anticipons pas sur les événemens ; il est temps de redescendre les degrés de pierre du musée géologique, et de rentrer dans notre monde, où nous attendent, le long des allées du Jardin des Plantes, les maronniers renaissans ; après avoir habité un instant ces mondes engloutis aux ossemens secs et pierreux, on a besoin de revenir à la vie et de contempler la verdure.