Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle/Lakanal

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III. — Lakanal. — Son rôle à la Convention. — Sa correspondance.


La révolution française avait pour but la régénération de l’esprit humain. Déjà deux assemblées célèbres, la Constituante et la Législative, venaient d’ébaucher un nouveau système d’organisation morale et politique, quand les événemens se soulevèrent contre les limites qu’elles s’étaient tracées. Les tendances philosophiques de Jean-Jacques Rousseau entraînaient à l’égalité des lumières : la Convention parut. Au milieu des orages d’un événement inouï, cette assemblée de sombre et puissante mémoire, qui du premier coup avait jeté pour défi au monde une tête de roi, qui défendait le territoire d’un pied et écrasait de l’autre les factions, qui armait son bras du glaive de la terreur et revêtait sa face de la majesté de la loi, qui dévorait ses enfans comme le vieux Saturne, la Convention, en un mot, consacra les droits de la propriété littéraire, organisa successivement l’Institut national, l’école normale, les écoles primaires, les écoles centrales, une école de langues orientales et diplomatiques, fonda le Muséum d’histoire naturelle, le bureau des longitudes, l’enseignement de l’astronomie, décréta l’établissement des télégraphes, ouvrit un concours pour la composition des livres élémentaires, destinés à l’instruction publique, fit plus en un mot pour les lumières, comme on disait alors, dans son existence de trois années, que n’avait fait la monarchie durant trois siècles. Il était cependant à craindre qu’au milieu de ce cataclysme qui bouleversait la société tout entière, les arts, les sciences, les lettres, toutes choses délicates et précieuses, ne vinssent à sombrer. Les sciences s’égaient réfugiées dans les académies comme dans une arche : mais cette arche elle-même avait besoin d’une main qui la soutînt au-dessus de l’abîme. Cette main se leva au milieu de la tempête. Tandis que les chefs de la Convention luttaient entre eux comme les ombres d’Ossian dans un ciel plein de nuages et de tonnerres, au sein de cette assemblée mémorable qui étonne et qui fait peur, il s’était rencontré un homme qui, traçant devant lui une route particulière au milieu des écueils, se donna la mission difficile de sauver, durant la révolution, ceux qui honorent l’esprit humain par leurs travaux. Cet homme était Joseph Lakanal.

Depuis quelques années, les nobles attachés à l’ancien régime désertaient le sol de leur patrie : une autre émigration plus dangereuse, en ce qu’elle eût appauvri la France des lumières morales, qui sont la véritable richesse et la force d’un peuple libre, menaçait la révolution naissante. Ce péril Lakanal résolut de le conjurer. Il s’était dit que les arts et les sciences avaient besoin de la liberté, et que sans eux la liberté ne ferait que passer sur la terre. Attaché du fond de l’âme à la révolution, il lui cherchait un point d’appui dans le concours des intelligences d’élite : c’était à ses yeux la seule base solide du renouvellement politique. Croyant l’éducation nécessaire au peuple pour exercer dignement cette souveraineté qui lui était rendue, il croyait ne devoir négliger aucun moyen de répandre les lumières par toute la France. Il était de ces républicains éclairés qui voulaient, ce sont ses termes, soumettre la démocratie à la raison. Grand partisan des idées nouvelles, ce n’est pas au minimum qu’il entendait placer l’égalité, mais au maximum ; c’est à-dire qu’il cherchait non à rabaisser centaines classes, mais à élever le niveau moral et intellectuel de la nation tout entière. C’est avec ces idées faites que Joseph Lakanal arriva sur les bancs de la Convention.

Au lieu de raconter ici des faits biographiques dont la plupart ont été peut-être écrits ailleurs, nous allons fouiller çà et là, sans ordre de dates, dans une correspondance qui nous a été communiquée, dans quelques souvenirs personnels et dans les travaux parlementaires, aujourd’hui oubliés, de cet homme vénérable que l’Institut vient de perdre. Lakanal revit dans ces lettres, si simples et si graves, pleines de citations de l’antiquité, dans ces lettres où il a laissé partout la trace indélébile de son caractère ; on le retrouve aussi dans divers témoignages écrits que ses amis lui adressent. Et quels amis ! Les noms les plus illustres de la fin du dernier siècle dans les sciences, dans les arts et dans les lettres, Lavoisier, Vicq-d’Azir, Laplace, Daubenton, Desfontaines, Lacépède, Volney, Grétry, Bernardin de Saint-Pierre. Le sujet de ces lettres diffère peu : Lakanal était de ces hommes que tout le monde remercie, parce qu’ils obligent sans cesse à la reconnaissance. Lalande lui écrit : « Vous m’avez fait donner 3,000 francs ; je vous réitère le serment de les employer pour l’astronomie, ainsi que tout ce que j’ai. » Bossut, Sigaud de Lafond, Mercier, Pougens, lui en marquent autant : « Je venais de perdre 24,000 livres de rentes, ajoute ce dernier, et j’étais sans pain. » Quel Mécène que ce Lakanal ! Un homme de lettres, un savant était-il sans ressource, on lui disait : « Adressez-vous à Lakanal, et il vous aidera ! » Cet homme était en effet inépuisable quand il s’agissait de rendre service aux écrivains. Il donnait plus à sa manière que Louis XIV, car il puisait sans cesse dans le trésor de sa pauvreté même, ou du moins de la pauvreté de la patrie, dont les finances étaient aux abois. Quand le trésor public lui manquait, quand ses incessantes requêtes pour les hommes de science étaient repoussées, il s’adressait à ses faibles deniers. L’auteur de Paul et Virginie se trouvait pressé d’un besoin d’argent ; Lakanal lui prête 20,000 livres en assignats. Voici le billet qui accuse réception de la somme : « Citoyen et ami, je n’oublierai jamais le dernier service que vous m’avez rendu. Ma femme, à qui j’en ai rendu compte, me charge de vous témoigner le plaisir qu’elle aura de vous recevoir dans son ermitage… Profitez donc de la première arrivée du rouge-gorge pour visiter notre solitude. » C’est avec de tels certificats de bienfaisance que le conventionnel Lakanal s’avance au-devant du jugement de l’histoire.

Joseph Lakanal n’était guère attaché à aucun parti dans l’Assemblée nationale ; il n’avait épousé d’autre cause que celle de la révolution. Ses rapports avec des savans, des artistes et des gens de lettres dont l’opposition au gouvernement républicain était connue, jetèrent quelques doutes sur son patriotisme. Au 31 mai, son nom se trouva sur une des premières listes, parmi les noms des Girondins, avec lesquels il n’avait d’ailleurs aucune affinité. Marat, qui disposait, ce jour-là, de l’assemblée, et dont toute la haine était concentrée sur le parti de la Gironde, s’écria : « Lakanal ne conspire pas ; il aime trop les sciences ! » Le nom fut aussitôt effacé. Ce fait nous a été raconté par la sœur même de Marat, dans une petite chambre de la rue de la Barillerie, où cette fille est morte.

Le patriarche des sciences, comme on le nommait alors, Daubenton, avait employé une partie de sa fortune et plusieurs années de sa vie à faire croître sur le sol de la France des laines aussi fines que celles de l’Espagne. Sa bergerie de Montbard est demeurée célèbre. Ce savant, appauvri par le bien même qu’il avait fait, était hors d’état de continuer ses expériences : Lakanal obtient de la Convention qu’un ouvrage de Daubenton, déjà connu et ayant pour titre le Traité des Moutons, soit réimprimé au nombre de quatre mille exemplaires, qui seront vendus au profit de l’auteur. On comprend après de tels actes le mot de Ginguené : « Je veux faire passer en proverbe servir ses amis comme Lakanal. » Ses amis étaient ceux de la chose publique. L’ambition de ce citoyen éclairé était d’orner sa patrie et la révolution de l’éclat que les grands hommes répandent autour d’eux. Pour conserver le génie et pour le former, il sentait la nécessité de lui prêter l’assistance de l’État. « Je n’ignore pas, disait-il, que les gens de lettres sont en général d’illustres nécessiteux : il faut les soutenir. » Fort de cette idée, il proposa à la Convention un décret qui mit les intérêts des auteurs et des artistes à l’abri de la contrefaçon de leurs œuvres : ce décret fut rendu.

Ce n’était pas tout : Lakanal pensait qu’il fallait encore arroser les germes du talent par des secours pécuniaires. Le comité des finances, peu favorable, comme nous l’avons dit, à tout ce qui intéressait les sciences et les arts, renvoyait sans façon nos pédagogues aux calendes grecques. Lakanal ne se tenait point pour battu ; il ne cessait de rappeler à la Convention que les savans étaient nécessaires pour établir dans la république l’uniformité des poids et mesures. La nation française, non contente de renouveler la face de la terre, était sur le point de changer dans le ciel la marche de l’année ; elle voulait révolutionner le firmament. L’astronomie était nécessaire pour cette entreprise, et Lalande fut de nouveau encouragé. Enfin, un savant modeste travaillait à une découverte qui devait l’immortaliser et servir son pays. Cet homme était Chappe, l’inventeur du télégraphe : ses premiers essais avaient été accueillis comme toujours avec indifférence : « Si vous n’étiez pas là, écrivait-il à Lakanal, je désespérerais du succès. » Mais Lakanal s’y intéressant, la chose ne pouvait périr. Il trouva devant le comité un argument ad rempublicam qui consistait à rattacher, selon son usage, la nouvelle découverte à la cause de la révolution. « L’établissement du télégraphe, dit-il, est la meilleure réponse à ceux qui pensent que la France est trop étendue pour former une république. Le télégraphe abrège les distances et réunit en quelque sorte une immense population sur un seul point. » Ce raisonnement, appuyé des démarches les plus pressantes et les plus énergiques, finit par lever tous les obstacles. La Convention, par la voix de Lakanal, se décida à revêtir d’un caractère public l’invention de Chappe. À peine le télégraphe est-il installé que la première nouvelle qui arrive est celle-ci : « Condé est restitué à la république ; la reddition a eu lieu ce matin à six heures. » Cet instrument inconnu des anciens venait de réaliser le rêve des poètes : il avait donné une voix et des ailes à la Victoire.

Lakanal était accablé d’affaires, car les affaires de la patrie, des sciences et des lettres étaient les siennes. Constamment occupé au comité d’instruction publique, dont il rédigeait la plupart des rapports et dont il suivait tous les travaux, il ne paraissait guère dans la salle de la Convention que les jours où il s’agissait de voter de grandes mesures. Ses votes étaient alors, comme il l’a dit plus tard, l’expression de sa conscience. Le reste de son temps se passait à examiner des ouvrages et à réunir les matériaux d’un nouveau système d’éducation nationale. Toutes ses heures étaient prises par ce soin des intérêts de l’esprit humain ; une telle occupation ne lui laissait point de relâche, même pour ses amis. « Cher citoyen, marque-t-il à M. Geoffroy Saint-Hilaire, alors bien jeune naturaliste, je ne vous ai pas écrit parce que les républicains ont ajourné leurs jouissances jusqu’à la paix. L’occasion qui s’offre me fait commettre un larcin à la patrie[1]... » Quel était donc l’objet de cette dévorante activité qui réprimait jusqu’aux plus doux senti meus ? Le moment des grandes créations était venu. La Convention avait tout détruit, elle allait tout reconstruire. Les bons esprits de l’assemblée avaient hâte de terminer la révolution dans la république française et d’en commencer une dans l’esprit humain. Lakanal apportait à cette œuvre tout son temps, toutes ses convictions, toute son expérience. Il existait un plan d’instruction publique à peine ébauché, que la Constituante, cette assemblée si puissante du reste, avait comme flétri par les retards et par la faiblesse de ses derniers momens : ce plan était à refaire, la Convention le refit.

L’état des études était déplorable ; d’inutiles professeurs rassemblaient sur les ruines des anciens collèges quelques élèves mendiés ; les ténèbres menaçaient de toutes parts la génération qui s’élevait, quand un homme de volonté annonça que la lumière allait sortir une seconde fois du chaos. Lakanal était celui qu’il fallait pour organiser les études : engagé autrefois dans la congrégation de la doctrine chrétienne, et successivement chargé de plusieurs enseignemens, il occupait pour la quatrième année une chaire de philosophie à Moulins, quand parut l’aurore de la révolution. Envoyé par le département de l’Ariège à la Convention nationale, il comprit tout de suite qu’une éducation chez un peuple comme le nôtre devait se mouler sur la forme de la société. L’ancienne Université sité était irrévocablement détruite, il s’agissait de créer un autre corps enseignant : la révolution était appelée à renouveler l’univers moral aussi bien que le monde politique » Les principes ne manquaient pas à cette œuvre ; mais les hommes, où les chercher ? « Existe-t-il en France, disait Lakanal, existe-t-il en Europe, existe-t-il dans le monde deux ou trois cents hommes (et il nous en faudrait davantage) en état d’instruire ? » Ces hommes, la Convention les inventa ; elle dit qu’une école soit, et une école fut. Dans ces établissemens, ce n’était pas les sciences qu’on devait apprendre, mais l’art de les enseigner. On y appela tous les savans et les littérateurs les plus distingués ; la Convention leur fit entendre que les hommes de génie étaient les premiers maîtres d’école d’un peuple. On avait senti le besoin de commencer par en haut la régénération des études. A la fondation de l’École normale succéda bientôt l’établissement des écoles centrales et des écoles primaires. Aujourd’hui que ces temps d’orage se sont éloignés, nous avons peine à retenir notre admiration devant de semblables monumens élevés à intelligence humaine. « Pour la première fois sur la terre, s’écriait Lakanal, auteur du rapport sur la création de l’École normale, la nature, la justice, la vérité, la raison et la philosophie, vont donc avoir un séminaire ! »

L’ignorance n’avait pas d’ennemi plus implacable et plus acharné que Lakanal ; sa haine contre l’ancien régime prenait sa source dans l’amour qu’il portait aux lumières. Un ministre s’était flatté que bientôt en France on n’imprimerait plus que des almanachs ; un citoyen, à son tour, se promit de faire lire au peuple tous les chefs-d’œuvre de notre langue et des langues étrangères. Il voulait humaniser la nation française par la science et les belles-lettres. Le même mot, en latin, veut dire livre et libre, liber. Lakanal pensait comme les anciens, que la liberté sans les lumières n’est qu’une bacchante effrénée. Au nom du comité dïnstruction publique, il proposa de venger Bayon de l’oubli de son siècle : « Bacon, s’écriait-il, pauvre, négligé dans sa patrie, légua en mourant son nom et ses écrits aux nations étrangères ; c’est à nous, aux hommes de la liberté, à recueillir la succession des martyrs de la philosophie. » Le citoyen de Genève, fuyant la France à la lueur des flambeaux et des bûchers qui dévoraient ses ouvrages, ne pouvait manquer d’émouvoir celui qui avait élevé dans son cœur un autel à toutes les gloires littéraires, et surtout aux gloires prescrites pour la liberté. Jean-Jacques Rousseau était l’homme de Lakanal. Il avait passé lui-même sur les lieux, témoins des infortunes de ce mélancolique philosophe : « J’ai visité, nous dit-il, dans un recueillement religieux, la vallée solitaire, où le grand homme vécut les dernières années, de sa vie ; j’ai demeuré plusieurs jours au milieu des agriculteurs paisibles, qu’il voyait souvent dans tout l’abandon de l’amitié ; il était bien triste, me disaient-ils, mais il était bien bon. J’ai cherché la vérité dans la bouche des hommes qui sont restés près de la nature. » Il est assez curieux de voir la Convention s’intéresser, au milieu des embarras d’une guerre étrangère, de ses sombres travaux, de ses luttes prodigieuses où elle se déchirait elle-même, à une notice biographique et littéraire sur l’auteur du Vicaire savoyard.

Lakanal voulait détruire l’ignorance, c’était son delenda est Carthago ; il eût volontiers contre elle décrété la terreur. C’est en effet sur l’ignorance et sur le vandalisme, frère de l’ignorance, qu’il appelait les foudres de l’assemblée. On était taux jours caniculaires de la révolution ; des ouvrages de sculpture tombaient sous la main des démolisseurs ; ces actes de destruction attaquaient des marbres précieux jusque dans le jardin des Tuileries ; les arts étaient en danger ; sa voix, sa puissante voix, fait aussitôt entendre un cri de détresse : « Citoyens, les figures qui embellissaient un grand nombre de bâtimens nationaux reçoivent tous les jours les outrages du vandalisme. Des chefs-d’œuvre sans prix sont brisés ou mutilés. Les arts pleurent ces pertes irréparables. Il est temps que la Convention arrête ces funestes excès par une mesure de rigueur » Et la Convention, cette assemblée sévère, qu’on se figure la main toujours armée d’une faux, comme le temps qui tue et qui détruit, indignée à ces mots devant de telles mutilations, décrète la peine de deux ans de fers contre quiconque dégradera les monumens des arts dépendant des propriétés nationales. On voit qu’au lieu de détruire, cette assemblée-là, dans certains cas, conservait à outrance.

La plus belle création peut-être à laquelle le nom de Lakanal demeure attaché est celle du Muséum d’histoire naturelle. L’ancienne administration établie sur les lieux était menacée ; elle aurait succombé aux haines qu’inspirait alors le nom de Jardin royal, si un citoyen, dévoué aux sciences et aux institutions qui les conservent, ne se fût trouvé à ce moment-là dans l’assemblée nationale. Informé du danger que courait l’établissement, il se rend en secret au Jardin des Plantes, et s’entretient avec Daubenton, Thouin et Desfontaines, sur les moyens de prévenir une ruine si fatale à l’histoire de la nature. Le Jardin royal allait périr : Lakanal survenant, cette école fondée pour la démonstration des sciences naturelles, au lieu d’être détruite, se reconstitua.

Depuis long-temps un plan d’amélioration et d’agrandissement avait été arrêté entre les naturalistes : le texte en avait même été soumis à l’Assemblée constituante, qui embarrassée du salut de la France, l’avait laissé enfoui dans les cartons de ses bureaux. Depuis, les événemens avaient toujours été s’aggravant de jour en jour. Le moyen de songer à l’établissement du Jardin des Plantes au milieu d’une tempête qui menaçait la société tout entière ! Ce fut pourtant de cette nuit orageuse, au plus fort de la tourmente révolutionnaire, que jaillit l’étincelle destinée à porter la lumière dans la formation du Muséum d’histoire naturelle. Le 9 juin de cette année mémorable en choses grandes et sinistres, Lakanal, député à la Convention, se présente, comme nous venons de le dire, vers trois heures de l’après-midi chez Daubenton, le chef de la science, que son grand âge et ses mœurs homériques avaient fait surnommer le Nestor des naturalistes. M. Geoffroy Saint-Hilaire, alors fort jeune, ami et élève de Daubenton, assista à cette entrevue, qui dura trois heures et porta ses lumières. Le représentant du peuple s’informa des besoins de la science. On lui mit sous les yeux l’ancien plan, déjà remanié et transformé. Les nécessités étaient immenses : la nature étouffait dans ces limites étroites où le manque de fonds obligeait à la renfermer. Nous croyons devoir copier textuellement une note manuscrite qui donnera une idée du triste état des collections : « Il y avait au cabinet quatre cent trente-trois oiseaux, qui ont tous ou presque tous été réformes ; il n’en restait plus que cinq en 1837. Il n’y avait rien du tout en magasin. » La ménagerie n’existait pas : l’exhibition publique d’animaux vivans se bornait, dans le jardin, à un zèbre, un vieux tapir, quelques singes et quelques mammifères, qui ont été depuis donnés. Voilà quelle était la situation du Jardin des Plantes au moment où le citoyen Lakanal se présenta comme visiteur et comme membre de la Convention sous le toit paisible du patriarche de la science. On s’était peu aperçu de la révolution et de ses conflits dans le modeste asile de la rue Saint-Victor ; les cris du peuple soulevé, les décharges de mousqueterie et d’artillerie, étaient venus mourir dans les feuillages de tilleuls et de marronniers où gazouillait la voix éternelle des oiseaux. L’arrivée de cet étranger, porteur des destinées de la science, fut un événement : on lui exposa les moyens d’améliorer l’établissement auquel il témoignait un intérêt si vif. Cette conversation fut aussitôt transformée en un décret, qui, débattu le soir au sein du comité d’instruction publique, fut porté le lendemain même à la Convention nationale et adopté. La nation, dans un moment de crise, avait improvisé un gouvernement et une armée ; elle décréta des professeurs. Douze chaires furent créées pour répandre les lumières de la nature : on y appela des hommes inconnus pour la plupart et dont la gloire était à faire. Ces douze savans formèrent une petite république qui subsiste encore au moment où nous écrivons. Chaque professeur est chargé de l’administration de détail qui se rapporte directement à sa spécialité. Tout ce qui s’élève au-dessus des mesures ordinaires est décidé en conseil par le corps des professeurs réunis, maintenant au nombre de quinze, sous la présidence d’un membre, qui peut être élu une première et une seconde année, mais jamais plus. Daubenton fut nommé président à l’origine. Le traitement annuel de chaque professeur-administrateur est de cinq mille francs. Leur habitation paisible, située au sein même de l’établissement qu’ils dirigent, autour de l’ombre séculaire du cèdre du Liban, entretient autour d’eux ce calme et ce demi-jour favorables à la science. C’est dans le commerce doux et retiré de cette nature dont il était l’interprète, que Daubenton atteignit les limites de la plus homérique vieillesse. Sa femme mourut centenaire au milieu des mêmes feuillages.

Qui de nous ne s’est surpris à envier pour ses froids ossemens le tombeau surmonté d’une colonne qui s’élève dans le terrain du Labyrinthe, parmi les pins et les lilas ? quel lieu mieux choisi pour y reposer du demi-sommeil de la mort que ce bosquet préparé par les mains de l’homme et de la nature, où la reconnaissance a exprimé sans faste ses regrets et ses souvenirs par un simple monument ! Hélas ! ce tombeau est encore une fiction ; cette colonne attend. Les os du savant illustre pour lequel a été élevé ce marbre ne reposent point sous le tertre de gazon que vous voyez. C’est un simple projet, et, comme tel, il subit les lenteurs indéterminées de l’ajournement. Il serait enfin temps que la France montrât quelque souci des morts. Ne laissons pas des ombres illustres nous accuser d’ingratitude et mendier ailleurs que sur le théâtre de leurs travaux les honneurs d’une sépulture modeste. Ces arbres ont connu Daubenton ; le Jardin des Plantes lui doit une partie de sa gloire et de sa prospérité : le vieux savant sera le bien-venu au milieu des représentans nouveaux de la nature qui a été l’objet constant de ses études et de ses amours. Le Jardin des Plantes est une patrie morale : Cuvier aimait à dater ses écrits de ces lieux si chers où il résidait. Les étrangers mêmes respirent dans cette enceinte un air particulier qui est, pour ainsi dire, l’air natal de la science. Tout concourt donc à nous dicter la translation des restes de Daubenton dans le tombeau qui lui a été préparé au Muséum d’histoire naturelle comme une haute mesure de convenance et de dignité nationale.

À défaut d’autres titres, le désintéressement de ce grand naturaliste justifierait les honneurs tardifs dont on se propose toujours d’entourer ses funérailles. Lakanal, frappé de la haute sagesse du vieillard, lui avait adressé, en le quittant, ces paroles, conservées dans la mémoire de M. Geoffroy Saint-Hilaire : «  Demain, dit le député, demain je parlerai à la Convention nationale de la gloire française qui éclate en vous, et de ce qu’un si grand mérite doit attendre de la munificence publique. — Les années du vieillard, répliqua Daubenton, règlent sa destinée ; veuillez plutôt servir l’établissement où j’ai passé cinquante ans de paix et de bonheur. » C’est conformément à ce vœu que Lakanal fit proclamer le lendemain, par l’organe de la Convention, le Jardin des Plantes Muséum d’histoire naturelle. Ce nouveau titre, en agrandissant les destinées de l’établissement, ne faisait qu’appliquer les vues générales de Buffon sur la science. Introduire l’unité dans l’histoire de la nature, fonder un établissement qui serait une réduction du globe et de ses habitans, tel fut le dessein philosophique qui présida au décret de la convention. C’était, comme on voit, le génie de Buffon, ce génie égal à la nature, naturam amplectitur omnem, qui arrivait, après sa mort, à se formuler dans un acte législatif. À dater de ce jour, l’établissement assista, comme nous l’avons dit, à une seconde naissance. Lakanal n’abandonna point son enfant au berceau. L’intérêt qu’il portait au Muséum d’histoire naturelle était si vif qu’il choisit pour y habiter une petite maison située à côté du Jardin des Plantes. Ses confrères ne partageaient pas tous ses bonnes intentions pour le siège de la science. Il ne faut pas oublier que nous sommes en 93. L’ancienne organisation monarchique de l’établissement, son vieux nom de Jardin royal des Plantes, mal effacé par son nouveau titre, tout contribuait à entretenir contre lui des préjugés aveugles. Ces préjugés, Lakanal trouva moyen de les vaincre. Sa place à la Convention fut constamment marquée par les services qu’il rendit au Muséum et par les actes pacifiques qu’il fit sanctionner au milieu de l’agitation des esprits. Ce n’est point à dessein que nous rapprochons sans cesse les scènes révolutionnaires, des scènes plus calmes de la nature. Ce rapprochement naît de lui-même à chaque pas dans les premières années qui établirent la fortune du nouveau Jardin des Plantes. L’illustre vieillard, surnommé par un club de sans-culottes le berger Daubenton, faisait une leçon sur les convenances et le mérite du style en histoire naturelle ; il lui arriva de citer une phrase qu’on retrouve, après Buffon, dans plus d’un auteur : Le lion est le roi des animaux. Le professeur, homme exact, blâmait les termes de cette proposition comme manquant de rectitude ; puis il ajouta : « Non, il n’y a pas de roi dans la nature ! » En France, une allusion est tout de suite saisie. À l’instant même la salle de se remplir d’applaudissemens qui durent près d’un quart d’heure. Daubenton, alarmé de son succès, ne savait à quoi attribuer ces élans d’admiration ; son visage, visiblement troublé, n’exprimait que l’embarras et l’étonnement. Il interroge alors le jeune aide-démonstrateur qui l’assistait dans son cours : « Pourquoi ce bruit ? qu’y a-t-il donc ? » Il se trouvait que ce naïf vieillard avait été éloquent sans le savoir et avait flatté les exaltations du moment quand il croyait n’avoir exprimé qu’une simple vérité d’histoire naturelle.

Nous rapporterons encore un exemple de ce que peut dans certaines circonstances données, cette éloquence d’à-propos : le trait partit cette fois de la bouche de Lakanal, le jour où ce citoyen dévoué monta à la tribune pour défendre les intérêts de la science : après avoir représenté les services que le pays pourrait tirer du Jardin des Plantes sous une administration nouvelle, et avoir jeté un coup-d’œil sur les plantations d’arbres exotiques, dont le développement pourrait être fort utile à toute la France, il s’écrie : « L’arbre de la liberté serait-il le seul qui ne pût pas être naturalisé au Jardin des Plantes ? » Cette figure de rhétorique, dans le goût du temps, unie sans doute à la puissance des faits, enleva d’assaut le vote de la Convention. L’assemblée comprit que l’instant était venu de donner, pour ainsi dire, un corps à la science. Ce ne sera plus à l’avenir le Jardin des Plantes, c’est-à-dire un endroit, comme l’indiquait son ancien titre, destiné à la culture des végétaux ; le livre immense de la nature va en quelque sorte s’ouvrir dans le nouveau Muséum ; ses pages réfléchiront de toutes parts les richesses des trois règnes. Son but sera désormais l’enseignement de l’histoire naturelle dans toute son étendue. Que parlai-je tout à l’heure de la pénurie des talens spéciaux, dans ces temps de lutte civile ? À la voix de la Convention, des savans inconnus la veille, célèbres aujourd’hui dans toutes les parties du monde, les de Jussieu, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, les Desfontaines, les Dolomieu, les Fourcroy, les Haüy, les Lacépède, les Thouin, les Vauquelin, les Latreille paraissent. L’assemblée nationale, ayant pour elle cette force que donne une indomptable logique, applique en un instant au règlement du Muséum d’histoire naturelle les idées et les principes mêmes de la révolution française : « Tous les officiers du Jardin des Plantes porteront le titre de professeurs et jouiront des mêmes droits. » Ce règlement, voté en une seule séance, quelques jours après le 31 mai, a été jugé si excellent par les hommes d’état et par les professeurs eux-mêmes, que tous les gouvernemens qui se sont succédé en France depuis 93 l’ont respecté. Les savans attachés au Muséum, voulant témoigner leur reconnaissance à Lakanal, lui firent présent d’une clé des serres. Ce privilège unique, décerné au fondateur du nouvel établissement du Jardin des Plantes, fut le seul que le républicain Lakanal voulut accepter dans toute sa vie.

Nous venons de voir quelle fut l’ambition de ce citoyen dans les assemblées nationales ; elle peut se résumer en deux mots : servir son pays en défendant la cause des lettres. Dans ses missions comme représentant du peuple, et dans son commissariat sur la rive gauche du Rhin, il conserva la même élévation de caractère. On connaît la réponse suivante, faite à un misérable qui l’avait bassement dénoncé[2] :

« Au citoyen L… père.

« J’avais reçu la mission expresse de te faire arrêter, parce que tu avais signé une pétition calomnieuse contre moi. Mais lorsque Lakanal est juge dans sa cause, ses ennemis sont assurés de leur triomphe ; il ne sait venger que les injures de sa patrie. Je t’obligerai lorsque je le pourrai. C’est ainsi que les représentans du peuple repoussent les outrages. Tu as cinq enfans devant l’ennemi : c’est une belle offrande faite à la liberté. Je te décharge de la taxe révolutionnaire.

« Lakanal »

Le fait suivant est ignoré. Quelques jours après le 9 thermidor, on trouva dans les papiers de Couthon une dédicace très compromettante pour l’abbé Sicard. Le célèbre instituteur des sourds-muets, quoique attaché par goût à l’ancien régime, avait cru utile à sa conservation de flatter les maîtres, quels qu’ils fussent, du pouvoir. Il était de ces hommes mobiles qui suivent toujours la fortune, même dans ses écarts. Son étoile voulut qu’en évitant un danger, il était tombé dans un pire. La chute de Couthon rendait ses amis suspects aux yeux des thermidoriens. Lakanal, instruit du danger qui menaçait un homme aussi distingué par ses talens que l’abbé Sicard, court chez le conventionnel qui avait entre les mains les papiers saisis chez Couthon. Ce confrère est absent ; Lakanal lui dit à son retour : « Vous n’avez plus rien contre Sicard ; s’il y a un coupable, c’est moi qui le suis maintenant, et que vous pouvez accuser. » Le collègue, voyant que la pièce incriminée a été soustraite, entre d’abord en grande colère ; mais, saisi bientôt de l’estime qu’on doit à une noble action, il se radoucit, et dit à Lakanal : « Vous êtes toujours le même ! » Nous avons vu la confirmation de tout ceci dans une lettre manuscrite que l’instituteur des sourds-muets adressa alors à Lakanal pour le remercier. Cette lettre, il faut le dire, fait plus d’honneur à l’esprit de l’abbé Sicard qu’à son cœur. Voici le sens de ce billet vraiment comique dans la circonstance : « Aussi, qui aurait pu croire, il y a deux mois, que ce Couthon fût un aussi grand scélérat ! »

Cependant la révolution déclinait. Lakanal siégea au conseil des Cinq-Cents ; nommé plus tard au corps législatif, il refusa cet honneur jusqu’à deux fois. Voici ses motifs : « Lorsque les armées ennemies, dit-il, étaient aux portes de la capitale, j’ai accepté les fonctions périlleuses de représentant du peuple ; aujourd’hui que les Alpes, les Pyrénées s’aplanissent sous la marche triomphale des armées françaises, je me retire à l’écart avec mes livres et quelques amis, le seul bien dont mon cœur soit avide. Le bon citoyen accourt quand la patrie est en danger ; il rentre dans la foule quand le danger est passé. » Lakanal vit tomber la république avec douleur, mais avec calme.

C’était un de ces hommes au cœur stoïque ; les ruines pouvaient le frapper sans intimider sa grande âme. Il s’enveloppa dans sa conviction comme dans un manteau. Sa conscience était forte ; sa vie était irréprochable. Envoyé en mission dans les départemens avec des pouvoirs illimités en l’an ii, c’est-à-dire à l’époque la plus violente de la révolution, il n’avait marqué son passage que par des actes utiles au pays. On l’avait entendu se vanter, dans un temps où il y avait du courage à le faire, de n’avoir jamais ordonné d’arrestation. Il avait forcé au respect celui-là même qui allait donner sa loi au monde : « Les services importans que vous avez rendus, lui écrivait-on après le 18 brumaire, vous mériteront dans tous les temps des droits à l’estime des hommes. Vous pouvez compter sur le désir que j’ai de vous en donner des preuves. » Cette lettre est signée Bonaparte, premier consul. Lakanal ni accepta rien ; il était pourtant dans le besoin. Ses fonctions ne l’avaient point enrichi : l’approvisionnement des places fortes des bords du Rhin ; l’établissement d’une manufacture d’armes à Bergerac, qui avait fourni considérablement de fusils à nos armées ; le dépôt de quatre mille chevaux. dans la même ville ; la navigation du Drott ; l’établissement de dix-neuf écoles centrales dans les départemens, tout cela était une mine d’or à exploiter : il se retira les mains vides. Ce désintéressement, cette probité ombrageuse, formaient un des caractères des hommes de la révolution : « Nous pouvions dire, nous répétait-il quelquefois dans son langage sentencieux, ce que Quinte-Curce fait dire aux soldats d’Alexandre : Omnium victores, omnium inopes sumus ; vainqueur de tous les rois, nous sommes les plus pauvres des hommes ! »

Lakanal ne demanda d’appui qu’à son travail. Cet homme, qui avait rempli des fonctions si hautes et si remarquées, nous le retrouvons plus tard occupant une chaire de langues anciennes à l’École centrale de la rue Saint-Antoine, aujourd’hui le collège Charlemagne. « Ami de la retraite, racontait-il, croyant que le véritable orgueil consiste à mériter et à mépriser la gloire, je me suis assis sur la dernière marche, comme la plus stable en soi. » Cette place si humble, Lakanal la perdit en 1809. Au-desus des coups de fortune, il supportait noblement son sort, quand tout-à-coup la France fut envahie et humiliée. C’était trop de revers à-la-fois ; Lakanal courba la tête sous l’affliction de sa patrie. Pour les hommes de la révolution, la patrie n’était pas un sol ; c’était une idée. Les Bourbons revenant, cette idée était morte ; la France de 89 et de 93, la France de Lakanal n’existait plus. Il avait gémi de la perte de la liberté ; cette fois, il lui fallait gémir sur la perte de la liberté et de la gloire. C’en était trop ; il s’exila. Dans un discours remarquable prononcé sur la tombe de Lakanal, M. de Rémusat disait : « Sa vie se fût écoulée dans un studieux repos, si, en 1815, une loi de proscription ne l’eût forcé d’aller chercher en Amérique un asile qu’il dut à la protection bienveillante de Jefferson. » C’est une légère erreur : l’exil de Lakanal n’eut rien que de volontaire ; nous en trouvons la preuve dans une lettre qu’il écrivait du Tombeckbée à son illustre ami Geoffroy Saint-Hilaire. Il y dit expressément qu’il avait été rayé de la liste de l’Institut, privé de sa pension de retraite, c’est-à-dire du salaire de l’ouvrier à la fin de sa journée, destitué des fonctions d’inspecteur-général du nouveau système métrique, mais non proscrit.

La réputation de Lakanal avait passé les mers. Le démocrate français fut reçu à bras ouverts par la démocratie du Nouveau-Monde. Le congrès des États-Unis lui vota des terres. Cet homme, dont l’activité était indomptable, se fit colon, planteur, pionnier ; il éleva sur les bords du fleuve de la Mobile une métairie, d’où il écrivait à ses amis de France : « Je jouis ici de la médiocrité dorée, tant vantée par Horace. » Ce caractère si ferme, ce sage aux pieds duquel un monde s’était brisé, sans émouvoir sa volonté inébranlable, se consolait dans la retraite de l’inconstance des événemens. Grand comme la nature, il avait conservé une âme calme au milieu des révolutions. Il revint sans peine à la vie obscure et agricole ; comme ces forêts vierges du Nouveau-Monde qui, après l’orage, reprennent leur sérénité grave, il se délivre des dernières agitations de la vie politique. Nous devons dire à l’honneur de la science que seule, pendant l’exil de cet honorable citoyen, elle lui donna des marques de souvenir : les professeurs du Jardin des Plantes lui adressèrent au Tombeckbée la Description du Muséum d’histoire naturelle, en deux volumes, avec cette dédicace en tête de l’ouvrage : « A M. Lakanal, pour le remercier du décret du 10 juin 1793. Offert par les soussignés : Vauquein, Thouin, Desfontaines, Geoffroy Saint-Hilaire, Latreille, Cuvier, Laugier, Cordier, Jussieu, Lamarck, Brongniart, Lacépède. » L’exilé se montra fort sensible à cet envoi ; la mémoire du bien qu’il avait fait n’était donc pas entièrement effacée dans son pays !

Nommé président de l’université de la Louisiane, il accepta ces nouvelles fonctions, qui étaient en rapport avec ses goûts et avec les travaux d’une moitié de sa vie. Partagé entre le soin des études et celui de la nature, élevant à-la-fois de jeunes arbres dans la solitude et de jeunes intelligences dans les villes, Lakanal, tranquillement assis, dans ses heures de loisir, au bord du fleuve de la Mobile, avait désespéré de revoir jamais la France, quand, au fond de cette douce retraite où, il s’était pour ainsi dire inhumé, des journaux venus de New-York lui annoncèrent la révolution de 1830. À cette nouvelle, son vieux sang révolutionnaire bouillonne ; Lakanal s’écrie : « Je ressuscite ! » Il est curieux de retrouver dans le cœur de ce Français, exilé à dix-huit cents lieues de sa patrie, l’écho du grand coup qui venait de frapper une monarchie étrangère au milieu de la France. Une lettre écrite à un ami le 25 novembre de la même année respire l’enivrement du triomphe. Ce cri de victoire qui se répond d’un monde à l’autre nous semble d’un effet extraordinaire. Dans le discours bien senti, prononcé par M. de Rémusat au nom de l’Académie des sciences morales, il est dit que, revenu en France, Lakanal réclama sa place à l’Institut. Les choses ne se sont point tout-à-fait passées de cette manière. À peine le bruit du canon de juillet eut-il retenti aux oreilles de Lakanal que l’exilé comprit qu’il avait reconquis une patrie. « Ma première pensée, écrit-il dans une lettre adressée à son ami Geoffroy Saint-Hilaire, a été de revoir cette belle France délivrée, par des prodiges de valeur, du gouvernement le plus inepte, le plus lâche, le plus odieux, qui ait jamais pesé sur un peuple policé. » Cette pensée serait sans doute morte avec Lakanal dans les solitudes du Nouveau-Monde, si la France ne l’eût rappelé elle-même, en lui restituant ses honneurs académiques. Toutefois, ce rappel ne fut pas immédiat ; par un oubli inconcevable, on avait omis de comprendre Lakanal dans la réorganisation de l’Académie des sciences morales et politiques, qui eut lieu en vertu de l’ordonnance royale du 26 octobre 1832. Les traces de cet homme étaient perdues. Nul en France ne songeait plus à Lakanal, qui avait songé si ardemment à ses amis. Je me trompe ; le célèbre naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, qui n’avait cessé d’entretenir avec lui un commerce de lettres, réclama au nom du fondateur du Muséum pour qu’on lui rendit sa place à l’Institut. Cette nouvelle décida Lakanal à revenir en France : « Grâce à vos bons efforts, écrivait-il, je rentre dans mon pays par la porte de l’honneur. »

Le voyez-vous repassant les mers à l’âge de soixante-seize seize ans ! Il touche enfin ce sol natal qu’un événement politique avait renouvelé. Voici ce que nous lisons écrit de sa main au bas du procès-verbal de sa réintégration à l’Institut :

Nescio quâ natale solum dulcedine cunctos,
Ducit et immemores non sinit esse sui.

« Cette délicieuse et profonde émotion, je l’ai éprouvée en rentrant dans ma chère patrie, après vingt-deux ans, à deux mille lieues loin de France. »

Lakanal avait un instant songé à rentrer dans la vie politique. On fut étonné de la verdeur et de l’énergie de ce vieillard : à peine si quelques cheveux blancs se risquaient dans ses touffes noires ; sa taille était droite ; le caractère dantesque de sa tête est resté présent au souvenir de tous ceux qui l’ont connu. Par un sentiment naturel à un exilé, il voulut revoir la maison qu’il avait habitée autrefois. Tel était, comme nous l’avons dit, pendant la révolution son amour pour le Muséum d’histoire naturelle, dont il était pour ainsi dire le père, qu’allant tous les jours à l’assemblée nationale, il s’était logé rue du Jardin du Roy, près le Marché aux Chevaux. En 1834, il retourna dans cette rue pour retrouver son ancien domicile et revoir des murs qui lui étaient chers à force de souvenirs. La mémoire de l’exilé était fraîche ; mais les lieux avaient vieilli ; la figure des maisons avait été plusieurs fois renouvelée. Un puits au fond d’une cour fixa les idées de Lakanal et lui fit reconnaître son ancienne demeure. Tout le reste était changé. Un homme résidait depuis trente ans dans la maison ; il devait avoir connu les plus anciens locataires ; on l’appela. Les deux vieillards comparèrent leurs souvenirs : mais la sortie de Lakanal avait précédé de huit ou neuf ans l’entrée de cet inconnu. Il fallut donc s’éloigner des lieux où il avait passé les plus mémorables années de sa vie, sans qu’une voix répondit à la sienne. Les hommes se déplacent ou meurent, les pierres oublient. Malheur à qui revoit après trente années d’exil la femme qu’il aima ou la maison qu’il a habitée ! La vigne qui entourait la bouche du vieux puits avait été abattue ; le lierre était tombé avec les anciens murs du jardin ; tout avait changé comme la destinée de l’exilé lui-même, qui recouvrait, à plus de quatre-vingts ans, ses honneurs académiques et une patrie.

La plus grande joie qu’il éprouva, fut de retrouver, après dix-neuf ans d’absence, le Muséum d’histoire naturelle dans l’état de grandeur et de prospérité, auquel l’avaient élevé les travaux modernes de la science. Désespérant de revoir la France, Lakanal avait renvoyé du Tombeckbée, en 1831, la clé des serres dont les naturalistes du Jardin des Plantes lui avaient fait présent à titre de fondateur du Muséum ; on lui en rendit une autre en 1834 avec son nom gravé..

Il avait conservé une foi inébranlable aux principes de la révolution. « Ce n’est pas, disait-il alors, une vaine idolâtrie, ce n’est pas un aveugle enthousiasme pour nos dogmes nouveaux qui nous persuade qu’ils sont les meilleurs, qu’ils sont les seuls bons ; c’est une démonstration aussi rigoureuse que celle des sciences exactes. » Comment un tel homme ne fût-il pas demeuré froidement convaincu ? Chez lui les idées révolutionnaires avaient la force d’un axiome géométrique. Son inflexible esprit avait résisté à toutes les épreuves, au milieu des changements à vue qui avaient transformé le monde politique depuis un demi siècle. Sévère avec les idées, il était bienveillant envers les hommes. Simple dans ses mœurs, il aima jusqu’au dernier jour ses livres, la nature, ses amis : Berryat de Saint-Prix, le docteur Lélut, le statuaire David, Carnot, Blanqui, Geoffroy-Saint-Hilaire père et fils, lord Brougham. MM. Thiers et Mignet lui avaient été utiles pour arranger 56$ affaires au Tombeckbée ; il s’eu montrait fort reconnaissant. Cet homme, qui avait obligé tant de monde dans sa vie, n’oubliait pas un service. Lakanal se croyait riche de ses possessions dans les États d’Alabama ; mais c’était une de ces fortunes sur place qui de loin ne se réalisent jamais. Au reste, il se trouvait bien de sa pauvreté et la portait dignement. Réduit à vivre de son traitement de l’Institut, il se montra toujours le plus assidu et le plus dévoué aux travaux de l’Académie des sciences morales. Sa jeune et verte intelligence ne connaissait point la rouille que l’âge dépose trop souvent sur les plus nobles facultés. Il ne gardait du vieillard que l’expérience et la parole grave : comme Nestor, l’harmonieux orateur des Pyliens, il avait vu passer deux générations de mortels à la voix articulée ; débris du dernier siècle, il avait surnagé à un événement qui avait englouti tout un passé ; on comprend que les hommes d’à présent devaient lui sembler petits. Il était de la race et de l’époque des géans ; aussi disait-il avec Nestor en parlant de ceux qu’il avait connus dans sa jeunesse :

Καὶ μαχόμην κατ’ ἔμ’ αὐτὸν ἐγώ· Κείνοισι δ’ ἂν οὔτις
Τῶν, οἳ νῦν βροτοί εἰσιν ἐπιχθόνιοι, μαχέοιτο·

« Je combattis avec eux suivant mes forces ; mais nul des mortels qui sont aujourd’hui sur la terre ne les combattrait. » Ferme et doux, il couvrait l’énergie intérieure sous des dehors pleins de modestie. Son passé avait été austère, sa vieillesse fut sereine ; il vit venir la mort avec ce sang-froid qui est la résolution du sage. Ses convictions étaient arrêtées depuis longtemps sur nos destinées futures : Lakanal ne croyait pas au néant. Voici la fin d’une lettre inédite adressée à un ami : « Il ne saurait douter que je conserverai pour lui les mêmes sentimens jusqu’au moment où j’irai occuper mon dernier gîte, et après ? sub judice lis est. Locke n’est pas mon homme. Une réflexion que je crois personnelle m’a toujours profondément préoccupé. Un individu souillé de crimes, un homme éminent par ses vertus, meurent en même temps et sont inhumés à la même heure. Si la conduite de l’un est la condamnation de l’autre, le néant pour tous les deux me semble impossible ; le doute seul confondrait ma raison. Ob quam rem, totus tuus ero usque adobitum et ultra. » Il écrivait ceci le 12 janvier 1839 ; le dimanche 16 février 1845, il allait savoir, comme il disait lui-même, le grand peut-être.

La même douceur obstinée, la même présence d’esprit, la même énergie dans le silence, l’accompagnèrent jusqu’au tombeau. Il était resté invariablement attaché aux idées et aux souvenirs de sa jeunesse. Interrogé par un ecclésiastique qui était venu pour surveiller ses derniers momens, s’il n’éprouvait point de remords. « Je suis prêt, répondit-il, à recommencer toute ma vie. Quant à mes votes, je n’ai que quatre mots à dire, et je les emprunte au saint père : la conscience avant tout. » Après un moment de réflexion, il leva les yeux au ciel : « Je vais paraître, ajouta-t-il, devant Dieu, le cœur pur et les mains nettes. » Ce furent ses dernières paroles. Nul ne se douta en France, excepté ses amis, qu’une existence aussi pleine et aussi digne de mémoire venait de s’éteindre. Il mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, à-peu-près ignoré de la génération présente. On ne vit guère à ses funérailles que MM. Lélut, Mignet, Carnot, David, Blanqui, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Amédée Thierry, et deux ou trois autres membres de l’Académie des sciences morales. Le Muséum d’histoire naturelle, dont il était le fondateur, n’envoya aucune députation sur sa tombe. Cette indifférence ou cet oubli a quelque chose qui nâvre le cœur ; soyons reconnaissants envers les travaux de nos pères, si nous voulons que l’avenir se souvienne de nous. Ses obsèques eurent lieu sans pompe ; ce pauvre et morne convoi attestait le glorieux désintéressement de toute une vie. La fosse commune s’ouvrit pour recevoir les restes inanimés de cet homme rare, qui avait cultivé et protégé les lettres. L’Académie des sciences morales, par laquelle il avait été élu pour la première fois le 16 frimaire an iv, l’avait nommé président le 6 décembre 1844, au suffrage de dix-sept voix sur vingt ; il refusa. « A quatre-vingt-deux ans, répondit-il, lorsqu’on recherche la représentation, on perd en dignité ce qu’on gagne en titres et en honneurs. Larochefoucauld a dit : Il y a peu de gens qui sachent être vieux. » Au cimetière, cette honorable Académie par la voix simple et toujours éloquente de M. de Rémusat, salua d’un triste et dernier adieu la froide dépouille de son confrère. MM. Blanqui, Lélut et Carnot, prononcèrent aussi des discours émus, et tout fut dit. On se retira en silence, sous une impression de respect mêlé de tristesse ; un ciel rigide et serein comme l’âme du noble vieillard présidait à ces simples funérailles.

Lakanal avait laissé en mourant un ouvrage manuscrit en trois volumes sur son séjour aux États-Unis, et des notes sur la révolution française ; ces papiers ne se retrouvent pas. Une main inconnue les a soustraits, Nous ne chercherons pas à lever le voile sur cette perte regrettable qui est encore un mystère ; se peut-il qu’il y ait des consciences assez basses ou assez aveugles pour mettre leur religion à voler le dépôt des morts ? Au reste, Lakanal n’a pas besoin de ces monumens littéraires pour revivre dans le souvenir de ceux qui l’ont connu et qui aiment encore les grandes âmes. L’art a gravé ses traits sur le marbre ; ce vaste et noble front dans les rides duquel on sentait passer de temps en temps les images de la révolution défie aujourd’hui l’oubli des siècles. Rassurez-vous, ombre sévère ! Dans un temps qui ne reviendra plus, au milieu d’une assemblée unique dans l’histoire, tandis que d’autres défendaient le territoire contre l’ennemi ou fondaient des institutions qui ont péri, vous qui luttiez et qui combattiez avec eux, vous avez trouvé le moyen de servir les sciences et les lettres en servant la patrie ; votre part est magnifique ; vous avez attaché votre nom à ce qui ne meurt pas, la pensée et la liberté !

  1. Lettre inédite du 15 messidor an II.
  2. L’autographe de cette lettre est déposé in la bibliothèque de Périgueux.