Partenza… vers la beauté !/Chapitre IX

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Ambert & Cie (p. 76-97).

IX

À mon frère André.
Lundi, 28 décembre.

J’avais emporté, des coins, des carrefours et des vicoli tortueux, les visions ensoleillées que je retrouve avec enchantement. Je vais, frôlant des palais sévères et d’une architecture si particulière et si somptueuse, avec les grandes cours aux portiques élégants dont les grisailles s’animent de la blancheur des statues de marbre et d’un jet d’eau sur une vasque élégante encadrée de plantes vertes.

La place d’Espagne incline toujours, depuis les marches de la Trinité-des-Monts jusqu’aux vicoli qui descendent au Corso, son sol de pavés pointus et durs sur lesquels dansent les omnibus légers qui traversent le Corso, le Tibre, et vont jusqu’à Saint-Pierre.

Une jolie lumière baigne les moindres encoignures et fait de la place irrégulière un décor original, un vrai régal d’artiste, et je suis navré de me sentir l’être si peu. Les petites marchandes de fleurs promènent leurs paniers fraîchement garnis de violettes pâles, de giroflées blanches, de narcisses, et de minuscules bouquets où les fleurs d’oranger marient leurs pétales blancs et leurs petits boutons d’opale à l’odeur capiteuse, avec les soucis larges et cuivrés comme l’écorce des oranges. Ces petites marchandes effrontées ont des yeux très beaux et très purs, cachés dans l’ombre des paupières voluptueusement bordées de longs cils noirs ; leur, poitrine soulève le linge immaculé de la chemisette, légère malgré la saison, et le corsage toujours curieusement coloré dont les lacets se Rendent sur l’effervescence des jeunes chairs ; leur jupe courte aux larges plis est bordée de velours, et sur leur tête gracieuse la traditionnelle coiffure plate, retenue par de grosses épingles dorées, retombe, mêlée aux tresses de leur chevelure, jusque sur leurs épaules graciles. Petites folles, elles partagent leur existence entre les séances de l’atelier du peintre et du sculpteur, qui jouissent dans toute sa splendeur du modelé de ces jeunes corps, — et la course aux passants : gentilles et importunes, elles glissent dans les manches, dans les poches, dans l’échancrure des gilets les petits bouquets de deux sous, bénévolement acceptés pour l’amour des jolis regards qui les offrent et des mains mignonnes qui demandent…

Sur les degrés qui, de la fontaine de pierre, la Barcaccia du Bernin, montent vers l’église française de la Trinité-des-Monts, et même tout près des eaux claires et chuchotantes, se tiennent les groupes superbes des modèles professionnels, filles et garçons ; celles-là, comme les petites vendeuses de fleurs avec qui elles se confondent, prêtes à toutes les gamineries ; ceux-ci, les jeunes hommes, plus graves, se tiennent un peu à l’écart, isolés des groupes féminins et babillards. Les gars vigoureux aux visages réguliers, beaux comme de jeunes dieux, emprisonnent leur noble poitrine dans une veste courte ; leurs jambes élégantes se dessinent tout entières dans la culotte de velours étroitement ajustée et retenue sur leurs reins bien campés, souples et solides, par une large ceinture d’étoffe ; leur chapeau de feutre mou planté avec audace sur leurs cheveux bouclés est serré par un ruban d’où s’élance une plume de coq qui donne un air de crânerie très charmant à toute leur personne débordante de jeunesse, de force et de mâle beauté. Ce sont les ciociari.

Avec la place Navone, la place d’Espagne est un des coins où Rome abdique la gravité, la froideur de ses rues, l’ordonnance sévère de ses places, et se revêt de la parure frivole des maisons aux façades riantes, des fontaines d’une outrancière fantaisie qui laissent échapper leurs eaux en continuelles chansons.

Si je devais jamais rester ici, c’est près de cette place d’Espagne que je voudrais habiter, à deux pas du Pincio dont je ferai mille fois les promenades ornées de plantes délicates, qui conduisent à la terrasse d’où l’on voit Rome dans le tumulte et la richesse de ses dômes, de ses palais, de ses murailles et de ses perspectives ensorcelantes…

Le Panthéon est sur notre chemin, et nous voulons le voir avant d’aller à Saint-Pierre, Les portes de bronze franchies, sous le beau péristyle dont les proportions harmonieuses ne paraissent pas souffrir des barbares et incessantes dégradations qu’il a subies, c’est, tout de suite, le tombeau de Victor-Emmanuel, et sa statue aperçue ou rencontrée déjà dans chaque ville, presque sur chaque place publique.

Elle abrite d’autres cendres, la coupole majestueuse du Panthéon, creusée de caissons énormes ombrés par la lumière qui tombe droit de l’ouverture béante d’en haut, découpée à l’emporte-pièce sur l’azur du ciel : un de ces bambini, petits traîneurs des rues, nous montre sur les marbres d’une chapelle appliquée aux parois circulaires du temple, ce nom : Raphaël Sanzio, et le buste où revivent les traits adolescents du jeune maître d’Urbino, son visage charmant, encore adouci par la chevelure longue et soyeuse qui l’encadre et fait ressortir l’extraordinaire finesse des lèvres tendres, la sveltesse du cou et l’éclat radieux et pur de ses yeux de génie. Désormais son souvenir évoqué devant cette image juvénile va me suivre partout dans Rome étincelante à jamais de l’éclat de son nom, et je sentirai toujours à ses côtés l’exquise beauté de l’heureuse Transtéverine, la Fornarina, qui fut peut-être pour une large part dans le resplendissement des figures admirables de ses madones d’une inspiration et d’une pureté célestes, elle, la glorieuse fille de luxure dont les lèvres se brûlèrent aux baisers de Raphaël !

Sous le pont Saint-Ange que gardent les Chérubins de marbre aux gestes contorsionnés en longues draperies flottantes, roulent les flots jaunâtres du Tibre, encaissé maintenant entre deux quais tout neufs aux très hautes murailles reliées entre elles par un pont de fer d’une silhouette abominable.

Je me rappelle ces berges, en partie dégringolant jusqu’à la surface de l’eau dans un agreste fouillis de baraques et de verdures également sauvages, de maisonnettes bizarres, soutenues on ne sait comme au-dessus de l’eau, appuyées à de longs madriers posant leurs jambes vermoulues sur les bancs de sable amassés aux replis des rives. Les quais sont excusables, puisqu’on ne peut guérir les Piémontais de leur fureur de démolitions, de leur manie d’alignement ; au moins auraient-ils dû avoir le bon sens de né pas écraser sous le poids de cette ferraille imbécile, la perspective merveilleuse uniquement par le réseau compliqué des vieilles choses, le luxe des éclatantes couleurs, le désordre émouvant et naturel des constructions barbares lentement posées là par les siècles. C’est demander beaucoup aux gens qui rêvent d’une Rome ennuyeuse, régulière et banale comme Turin, où se fabriquent des vermouths, et comme New-York, où se vendent des saindoux.

Bien jolies les boutiques du Borgo Vecchio, remplies jusqu’à en déborder des bibelots très authentiques offerts aux passants : bronzes écorchés et rongés de vert-de-gris ; boiseries patinées au brou de noix ; faïences craquelées et cassées ; enfin, sur le tout, des croûtes extravagantes de pauvres rapins, attribuées sans vergogne aux maîtres des Ecoles italiennes. Elles me font souvenir des Murillo rarissimes offerts, à Séville, aux étrangers moyennant des sommes jamais inférieures à un nombre respectable de pesetas ; les affaires se concluent quelquefois, paraît-il, là-bas dans la calle Genova comme ici dans le Borgo Vecchio ou la via Sistina ; et les pesetas et les lires sont comptées… en dollars ou en livres sterling !

Saint-Pierre ! Je croyais échapper, l’ayant subi déjà, au saisissement que produit la vue de cette place monumentale soudain offerte au seuil des vieilles rues tortueuses ; et voilà que je ne puis réprimer un frisson devant cet amoncellement de pierres, devant l’énormité des souvenirs qu’embrassent, comme deux bras gigantesques, les colonnades du Bernin, sous la pesante assemblée des saints aux grands gestes pétrifiés. En face, dans le fond, la coupole triomphante de Michel-Ange se lève, pleine de la souveraine majesté du Siège apostolique rayonnant parmi les splendeurs formidables du génie humain presque divinisé dans la plus sublime peut-être et la plus radieuse expression de sa puissance et de sa beauté…


Dussé-je paraître quelque peu naïvement inflammable, j’avoue que l’enthousiasme m’empoigne facilement et que je ne saurais voir certaines choses dans la complète sérénité de moi-même ; mon émotion, cependant, est calme et recueillie et jamais ne se traduit extérieurement. Je préfère être seul et souffrir du trop-plein de cette émotion, plutôt que de la partager avec une âme qui ne serait pas en parfaite communion de sentiments avec la mienne et, brusquement, me rappellerait de mon rêve fugitif pour me rejeter dans le prosaïsme maussade, tout vibrant de sensations arrêtées dans leur marche ascensionnelle vers l’extase que je désire.

J’ai éprouvé déjà ces mêmes émotions maladives et tant aimées, faites de la plénitude inattendue et oppressante du beau ou du grand, offerts soudainement aux regards, dans certaines circonstances qu’il serait malaisé de définir, tant elles sont complexes et dépendent de l’état d’esprit, du temps et du lieu ; heures bizarres dans lesquelles toutes choses pénètrent l’âme, s’y incrustent profondément et demeurent exquises et douloureuses…


…Ce Vendredi-Saint d’Andalousie au fanatisme enjôleur et demi-païen, rôdant autour des remparts croulants de Séville, après une journée chaude, sous un brouillard de poussière lumineuse et rougeâtre qui demeurait en nappes horizontales à la surface du sol et desséchait la gorge, j’entrai dans la chapelle d’un couvent de capucins, non loin de la Alameda de Hercules. Au milieu de l’obscurité farouche, un Christ en croix saignait sur les degrés, devant l’autel. Sa face écorchée de plaies réalistes paraissait s’allumer sous les feux de deux gros cierges et pleurait des larmes de sang mêlées au ruissellement de ses grands yeux douloureux de clémence et de pardon… Et les voix des moines, lugubres, râlaient les désespérantes Lamentations… Toute l’Espagne de Philippe II se dressait devant moi, tragique : l’Escurial funèbre, l’attrait invincible de la mort ou du néant entraînant les princes vêtus de noir au fond des cloîtres glacés… Et les moines reprenaient des chants que je n’avais plus entendus depuis le collège où, sur les lèvres aimées d’un petit camarade très beau, leur douleur m’était une joie sans égale : Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum… J’étais absolument isolé dans le noir épais où s’agitaient les formes indécises des cagoules pointues, devant la réalisation effarante du Crucifié.

Et, convulsives, se tordaient les clameurs des moines : Sed et cum clamavero et rogavero, exclusit orationem meam… Jerusalem… Jerusalem !… convertere ad Dominum Deum tuum


Je me souviens des longues heures passées à la Mosquée de Cordoue, seul dans un coin d’ombre, parmi la forêt des colonnes de jaspe, de brèches précieuses et de porphyre ; heures de rêves confiées aux vapeurs flottantes des encens, aux rutilements des mosaïques d’or et de lapis du Mirhab saint orienté vers la Mecque ! Les parfums des orangers portés en la tiédeur de l’air doré du patio de los Naranjeros filtraient sous les portes élégantes aux grands cintres effilés, festonnées d’arabesques délicieuses, où glissaient aussi des éblouissements de murailles roses, atténués par la verdure des palmes lentement balancées sur les hautes tiges des palmiers. C’était le soir de Pâques. L’office terminé, de vagues plaintes d’hymnes religieuses soupiraient dans le silence comme si l’écho survivait du lent appel des muezzins. Des filles aux yeux chauds se traînaient le long des portiques, dehors, au guet, très belles… Sur leurs visages, de larges frôlements de dentelles rappelaient les voiles légers des sultanes d’autrefois. Et par delà les vieux murs. Cordoue, au crépuscule, languide sur le Guadalquivir doré, retombait immobile dans le suaire bleuissant qui, chaque nuit, semble contenir sa mort.


Dans l’ensoleillement d’un ciel d’Orient, sous des averses de lumières, Tanger-la-Blanche descendait à mes pieds, énervante et capiteuse, vers la mer violette. Ses minarets reflétaient dans leurs faïences, qui chaque jour se détachent des murs comme une lèpre brillante, les flambées éblouissantes du soir. Des bruits lointains de sonnailles et de chalumeaux montaient également des ruelles étroites où passent des fantômes muets et de la grande place brûlée du Socco. Ils se répandaient en l’air, pénétrant dans l’âme, avec l’étrange saisissement de cette vie musulmane pareille encore, en son inexprimable délabrement, à ce qu’elle fut il y a mille ans, dans les indicibles féeries du royaume de Grenade !…

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Les beaux yeux calmes et profonds de mon petit guide Mohammed rencontrèrent les miens. Je ne sais pourquoi, il me tendit au bout de ses doigts très fins et comme ciselés dans du bronze pâle, avec un peu de sang rose aux extrémités sous l’ovale poli des ongles, une fleur rouge comme sa bouche, cueillie dans la verdure d’un arbuste inconnu penché sur sa jolie tête. Ses épaules s’enveloppaient d’une sorte d’aube très blanche passée sur une élégante veste de drap bleu d’acier, brodée et garnie de passementeries faites d’une multitude de petites boules de soie noire ; une très belle écharpe de soie multicolore retenait une large culotte bouffante à la mode orientale, d’un vieux rose mordoré, qui, sous les genoux, laissait ses jambes nues… Était-ce un reproche ? Ne pensais-je pas à lui, dans cette minute, en prenant de ses mains la fleur rouge qu’il me donnait si gentiment ? Non. J’errais très loin, au delà des champs d’asphodèles, vers Mekinez et Fez, où règne, sur des plaines infiniment mélancoliques, le fils de Moulaï-el-Hassan et de la Circassienne Laëla Rekia, le petit sultan Abdul-Aziz, enfoui en d’hiératiques voiles de mousselines de laine blanche. Adolescent très beau, très saint et très impénétrable, du même âge que Mohammed, pareil à lui, car Mohammed me paraissait assez joli pour avoir aussi, peut-être, une mère Circassienne ?… Et je remarquai davantage l’éclat des deux grands yeux noirs qui sollicitaient je ne sais quoi, et la superbe régularité des lignes brunes de ses sourcils tendus sur l’ombre fauve de ces yeux, par elle démesurément agrandis, et les pâleurs mates et duvetées de la peau ambrée, à travers la fumée continuelle d’une cigarrette pressée entre ses lèvres…

Je conserve toujours sa petite fleur desséchée ; elle sent encore les jasmins et les géraniums de la Villa de France. Je garde le souvenir de ses mains délicates comme des mains de fille, de la fixité troublante des jolis yeux noirs fouilleurs de mes yeux, tandis que montaient vers nous, avec la chanson des chalumeaux, l’énervante splendeur de Tanger qui, dans le soir commençant, étendait sur ses terrasses un bur-nous de vapeurs laiteuses, puis d’opales, puis orangées et blêmes enfin, pendant que dans le ciel, une à une, s’allumaient les constellations, se mouraient les voix tendres des muezzins, prenant leur vol jusqu’au loin sur la mer, et là-haut vers les étoiles…

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Maintenant je crois revoir, comme il y a sept ans dans ce même déploiement royal des marbres, des ors et des mosaïques qui tombent de la voûte de Saint-Pierre, passer l’auguste et souveraine blancheur du Pape. Je me souviens qu’en posant mes lèvres très indignes sur la pâleur diaphane de ses doigts je crus voir l’hostie qu’il venait d’élever sur l’autel, modelée en la forme humaine de cette main sur laquelle, dans l’effondrement de tout mon être, je venais de poser mes lèvres. Un lourd anneau d’orfèvrerie serti d’une pierre dont je n’ai pas distingué la couleur — peut-être était-ce un énorme diamant ? — tournait autour de l’annulaire du Pontife, et, comme honteux d’avoir osé frôler sa chair, je me repris en embrassant l’anneau longuement…

La chaise à porteurs qui contenait Léon XIII, enlevée par des serviteurs vêtus de soie rouge, avait disparu déjà sous l’épaisse tenture de la porte communiquant au fond d’une chapelle avec’le Vatican, que, seulement revenu à moi-même, je mêlai aux voix perdues en bas des voûtes immenses, exaltant le Vicaire du Christ, la triple acclamation au Pontife Romain.

Puis ce fut dans le Vatican le défilé interminable des choses merveilleuses accumulées depuis des siècles ; la montée des escaliers somptueux débouchant dans la splendeur des salles, des cours, et des jardins immenses…

Puis l’atmosphère, brûlante et sèche comme celle d’un four, qui circulait entre le dôme extérieur et la demi-sphère intérieure de la coupole de Saint-Pierre ; des escaliers sinuant en courbes tourmentées pour maintenir le plan horizontal des marches tangentes à la calotte des moellons énormes qui, sur l’église, brille de mosaïques d’or. J’allais avec une sensation de vide effroyable sous mes pieds. Les lucarnes monstrueuses qui, d’en bas, paraissent des chatières, encadraient des coins ravissants de paysages verts et bleus. Soudain, dans le grand air du campanile haut comme une église entière hissée sur le dôme fantastique de Michel-Ange, la Campagne romaine apparaissait grandiose et mélancolique, empreinte des vapeurs déjà répandues à travers le jour finissant sur les Apennins vêtus d’une brume bleuâtre, sur les monts du Latium et les collines Albaines dorés des suprêmes éclats du soleil. Là-bas, il tombait dans la mer, allongeant en une traînée de feu la ligne d’horizon, lit de pourpre où s’achevait l’ardente agonie du jour. Je montai plus haut, dans la boule de bronze traversée par une tige de fer qui supporte la croix ; et je me souviens que, ainsi détaillée, l’immense basilique prenait des proportions cyclopéennes. Redescendu en bas dans la rue, les maisons me parurent extrêmement misérables de petitesse, et les hommes semblables à de petites choses mesquines et fragiles…

Aujourd’hui nous avons seulement voulu nous agenouiller sur le tombeau de Pierre, devant les balustrades de jaspe et d’onyx où s’accrochent les clignotements perpétuels de cent lampes de vermeil. Las ! ma prière reste glacée sous le froid des marbres, timide devant les pompes de ce temple unique et fastueux, propice aux chants de triomphe, peut-être, mais mortel aux humbles prières comme la mienne qui n’ose prendre son essor dans l’effroi de cette immensité…

Tout à l’heure nous partons à Naples, puis nous reviendrons dans Rome passer quelques heures encore, trop courtes pour ce que j’aurais de souvenirs à réveiller, assoupis déjà sous les poussières lumineuses du printemps qui, pour moi, s’achève. Je suis heureux de les raviver un peu, ces souvenirs, avant qu’ils s’enfouissent dans la poudre épaisse et grise des années de maturité et de défaillance que rien alors ne pourra plus disperser… Et malgré l’éclat si pur de cette matinée très fraîche et très gaie par l’azur doré du ciel, je me sens le cœur oppressé d’angoisse, à la pensée qu’un jour la vieillesse viendra, inexorable. J’en ai peur. J’ai peur du néant dans lequel, bientôt, vont s’effronder les visions exquises qui charment mes yeux en ce moment, emplissent mon cœur de chansons et me donnent autant l’envie d’être joyeux à la vue de la gaieté débordant de toutes parts, que d’être triste à la pensée qu’un jour très proche ce sera la disparition de tout cela en quelque gouffre noir, sous la cendre finale…


Voilà que Rome s’éloigne, maintenant, et que nous nous enfonçons dans sa campagne âpre et dénudée. Détachées sur le fond resplendissant de verdure des Apennins, les ruines d’un aqueduc, l’Aqua Felice, élèvent leurs nobles arceaux, courant l’un après l’autre sur l’herbe rare et pâle qui recouvre la terre, la terre, morne voûte sur le dédale des catacombes et sur les tombeaux qui la traversent en tout sens. Quelques fûts de colonnes et de vagues débris, ici et là, érigent dans l’air leurs pierres effritées sur lesquelles demeure la majesté des splendeurs de jadis. Des cyprès de loin en loin tachent, piqués comme des fantômes noirs, la clarté du plein midi ; et presque au ras de la terre brûlée flottent les brouillards inquiétants qui charrient la mal’aria

Et notre locomotive laisse tomber de gros flocons de fumée blanche qui s’attarde sur cette terre sacrée, comme pour la caresser, et atténuer le sacrilège de notre moderne civilisation qui va, roulant sa force brutale sur les souvenirs gigantesques, sur les reliques des vaillants et des grands d’autrefois…

Un arrêt dans une petite gare coquette, égarée parmi les fleurs. Les rares habitants aperçus montrent déjà une certaine indépendance dans leur costume d’une allure plus libre et plus fantaisiste. Je suis surpris pourtant de voir arriver sur moi une sorte de colosse tellement semblable aux légendaires bandits de la Calabre que d’abord je crois à une extravagance ; mais non, mon personnage est très naturel, et gravement s’installe auprès de moi : ses traits sont contractés comme à force de rire, mais n’en gardent dans les lignes que la grimace sans aucun air réjoui, au contraire ; ses cheveux en brousailles se mêlent à la barbe inculte qui remplit les sillons creusés sur sa face jusqu’autour des yeux, desquels elle s’écarte pour laisser échapper l’éclat de deux boules noires susceptibles d’être très douces, mais dans un encadrement plus calme ; mon homme a le visage d’un faune, à tel point que je cherche à l’extrémité de ses cuisses brutales les pattes velues du dieu joueur de flûte. Son costume conserve intactes les traditions très vieilles du pays. C’est, en moins élégant, le costume des jolis modèles de la place d’Espagne : courte veste, culotte bleue s’arrêtant aux jambes enveloppées de linges serrés dans de mauvaises courroies de cuir, qui leur donnent pourtant grand air, et, sur la tête, le feutre armé d’un jet de plumes belliqueuses ; ses épaules sont couvertes d’un manteau de drap épais, rugueux, d’une étoffe comme il ne s’en fait plus nulle part, tissée à la main sur un métier primitif. Tout le personnage tient de la muraille, de l’étable et de la bête à cornes dont il a respectivement la couleur et les aspérités, l’odeur et les bons gros yeux mouillés et tranquilles, et le mufle humide que l’on devine sans l’apercevoir, enfoui sous les crins noirs de la barbe d’où s’écoule le giclement continuel d’une salive qui inonde le tapis et finit par faire, machinalement, lever nos pieds surpris de ce déluge. Il est d’une telle intensité de couleur locale, ce bandit ou ce pasteur, au milieu de nos vestons ridicules, qu’il nous intéresse malgré la chaîne d’or dont une aisance capricieusement manifestée orna son gilet grossier. Le peintre Léopold Robert s’est inspiré d’un type semblable pour son tableau du Louvre, l’Arrivée des Moissonneurs dans les Marais Pontins ; c’est le rude paysan mollement assis sur un des grands bœufs de l’attelage avec son manteau sur l’épaule, ses jambières de cuir et le long aiguillon dont il harcèle les bêtes paisibles… Nous lui pardonnons tout à ce merveilleux bonhomme inconscient de son originalité, — de sa beauté, — tout, même son odeur ; et je le remercierais volontiers pour la joie qu’il vient de me donner, vision agreste d’un fragment du passé, qui disparut, détaché en lumière, parmi les rocs légitimement orgueilleux de Cassino. — Le Mont-Cassin.

Et tant de gloire gît là-haut, sur J’aire très vénérable où le monastère bénédictin déploie ses murailles très saintes et ferme ses cloîtres très savants !…

Nous quittions en effet les Marais Pontins. Nos yeux encore inquiets de la rudesse colorée du paysan de tout à l’heure ne comptaient plus sur aucune vision douce et calme de vivante beauté.

Cependant nous allions vers Naples ! Dès les premiers pas dans ces champs de fécondité qui sont le prélude des immortelles splendeurs de la Grande-Grèce il va nous être donné de contempler la gracieuse antithèse de l’homme fruste et sauvage de Cassino. Et ce ne sera ni par le charme d’une jeune fille, ni par la grâce souriante d’une femme que nous serons initiés aux précieuses sensations qui firent si douces les délices de Capoue toute proche ! Vais-je pas m’en plaindre ?

Un bon gros garçon d’une vingtaine d’années monte et prend la place du bouvier descendu ; un jeune homme, un enfant presque, l’accompagne ; celui-là épais, jouflu, disgracieux, les traits déformés sous l’accroissement immodéré de son corps élargi comme une outre pleine ; celui-ci, le jeune homme, éblouissant d’une étrange et complète beauté. Son délicat visage aux lignes harmonieuses est d’une régularité souveraine ; tout est jeunesse dans la douceur des lèvres, dans les courbes mutines des sourcils ; son cou est fin, le contour de ses épaules est précieux et flexible, son teint pâle donne un air de suprême élégance et de distinction rare à sa personne ; les boucles de sa chevelure ambrée, d’une finesse féminine, caressent doucement le front le plus spirituel du monde ; enfin la sensualité de ses yeux rieurs, aux larges prunelles mobiles d’un brun roux chaud et rayé d’or, éclairent l’obscurité troublante des vers de Virgile, le Virgile amoureux et tendre des Bucoliques :

Formosum pastor Corydon ardebat Alexim…

Et c’est pour nos yeux, à nous, une vision toute de fraîcheur, cet adolescent aimable et plus beau qu’une fille, que la jolie fille en vain souhaitée. Il joue comme un gamin fou ; son corps de jeune dieu inconscient de sa splendeur est secoué d’un rire tout vibrant de jeunesse ; il joue avec son gros voisin, appuie, câline, une délicieuse tête sur son épaule massive, puis il se redresse, enserre la taille énorme de son compagnon, l’agace, se repose, reprend ses jeux, rit encore, plus joyeux, plus fou et toujours plus joli. Et je trouve que le hasard n’a pas été si maladroit en envoyant ici tant de gracieuse espièglerie sur cette tête fragile, tant d’innocente gaieté sur ces lèvres magnifiques et sur tout ce clair visage qui n’est que sourires et beauté.

Le contraste est violent entre l’athlétique charpente du paysan de Cassino aux traits rudes et tailladés, et la mignonne, sveltesse de notre joli petit voisin dont l’image semble ciselée dans le marbre, comme les statues antiques des éphèbes autrefois divinisés pour la radieuse perfection de leurs formes…


Nous touchons maintenant aux premiers vergers de la Campagne napolitaine, luxuriante, sous l’épaisse et riche végétation baignée, en cette fin du jour, par la lumière d’un ciel dont le bleu commence à se fondre au-dessus de l’horizon dans un vert pâle dégradé en nuances roses, orangées, puis rouges tout à fait au milieu des incendies où se débat le soleil impuissant à vaincre la force irrésistible qui l’entraîne à chaque minute, lentement, inexorablement, et promène par le monde infini la joie lumineuse des aubes, la splendeur pâmée des midis et les poignantes incertitudes des crépuscules.

Des pins parasols découpent, noires sur les métaux en fusion du couchant, leurs silhouettes étranges qui donnent une telle intensité, une allure si puissante à ce paysage de lumière. Nous ne les avions pas encore vus jusqu’ici en aussi grand nombre et, plus que les palmiers et les cactus hérissés, leur gravité mélancolique annonce un changement radical du climat, le calme et la douceur et les enchantements étendus sous leurs rameaux, la vie facile sur la terre prodigue sans que la charrue ait besoin de la creuser profonde pour en tirer les fruits. Je me rappelle le rocher de Gibraltar, sphinx accroupi, énorme et bleuissant, découvert tout à coup dans le lointain de la mer avec ces mêmes encadrements de pins parasols, et je cherche à distinguer ici, dans l’obscurité croissante qui envahit les campagnes, l’ombre gigantesque du Vésuve sur lequel se balancent les fumées éternelles.

La nuit est venue, complète maintenant. J’éprouve comme une sensation de cauchemar en promenant mes yeux autour de moi dans le compartiment où nous sommes quelques-uns, bien à l’aise pourtant ; on dirait que tout vient d’être diminué, rapetissé et que je ne suis plus moi-même qu’une petite chose, comme dans ces délires de fièvre où les prunelles dilatées, après avoir exagéré jusqu’à la terreur les formes démesurées, ensuite écrasent, diminuent, resserrent l’être entier qui s’anéantit. Je venais de tomber du rêve de mon rocher de Gibraltar contre les banquettes du wagon, et, des vomissements embrasés du Vésuve, mes regards s’arrêtaient à la lampe fumeuse jetant sur chacun de nous sa mauvaise clarté jaunâtre et vacillante qui modifie les visages et creuse en place des yeux, deux trous énormes.

Notre jeune voisin s’était arrêté de jouer ; devant sa grâce les ombres du quinquet blafard ne pouvaient rien, tant il paraissait tenir des dieux la juvénile sérénité de sa figure. Le voyant endormi auprès de son robuste compagnon, tel Bacchus adolescent, les yeux clos, ingénument abandonné sur l’épaule de Silène, l’obsession de cauchemar devint une vision de rêve…

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Toujours la même arrivée, le soir, dans les grandes villes qui s’annoncent au loin par la réverbération de mille clartés. Nous devinons Naples, là-bas, parmi le noir enveloppant dont le tissu épais se déchire tout d’un coup sur les lumières éblouissantes de l’électricité.

Oh ! les facchini navrants que nous trouvons ici, avec de pauvres yeux noirs allumés, humbles et suppliants, dans leur brune figure ; des yeux de peine et de misère, convoitant, dès notre sortie de la gare, nos personnes et nos bagages. Leur foule est grouillante dehors. Ils grelottent dans l’extrême fraîcheur du soir, sous leurs mauvaises loques, débris de vêtements anglais coupés par le bon faiseur, mais dans un tel état !… Aucun bourgeron, aucune blouse, aucun vêtement de travail. Ce n’est pas la pauvreté, c’est la déchéance, l’écroulement de ce qui fut ou essaya d’être élégant et qui n’est plus que sordide !

Il fait très froid ; la bise fouette durement l’air d’une incroyable pureté.

Des voitures découvertes filent dans un bruit de grelots au trot rapide des petits chevaux harnachés de clinquant, conduits par des cochers délabrés dont les plus jeunes sont quelquefois des gamins de douze ans ; attelages de lilliputiens très fringants lancés en courses vertigineuses.

Nous nous enfonçons dans des ruelles tortueuses et escarpées où nous allons être écrasés entre les maisons penchées d’un côté et de l’autre jusqu’à nous toucher : c’est le vieux Naples, et le boulevard interminable que nous avons suivi après la sortie de la gare est une percée, un massacre parmi les étranges petites ruelles très encombrées où ce sera très amusant, demain, de venir flâner.

On dirait, maintenant, que nous entrons dans la campagne ou dans quelque faubourg spacieux aux maisons aristocratiques, d’une aristocratie sévère des siècles passés… Naples ne finit pas… Nous roulons depuis une demi-heure à fond de train. Les lumières diminuent de plus en plus. Nous doutons de notre cocher, qui pourrait bien se jouer de nous et nous emmener dans quelque coupe-gorge ; nous voulons retourner sur nos pas, dans la ville, mais nous essayons vainement de le lui faire comprendre. J’ai dû très gauchement m’expliquer, avec un air très embarrassé, car, en passant dans un de ces carrefours où s’atténuent un peu, à la clarté d’un réverbère isolé, les ténèbres épaisses de quatre ou cinq vicoli, des rires sonores issirent d’un groupe de filles arrêtées là, curieuses de voir aboutir mes réclamations embrouillées. Un vigoureux coup de fouet fit partir enfin, au grand trot, sur les dalles, notre attelage que suivit, strident et moqueur, le rire contagieux recueilli par d’autres bouches de belles filles joyeuses. Entrée de bonne augure dans cette Naples désinvolte où nous devions cependant trouver aussi tant de misères !

Installés à l’hôtel de la Riviera, arrive jusqu’à nous la rumeur des vagues qui déferlent en chantant de l’autre côté des feuillages légers d’un jardin dont les arbres s’élèvent, là, devant nous et nous séparent de la mer…

Du balcon de nos chambres, nous découvrons tout le golfe très obscur, et l’on nous indique, au delà de quelques feux rouges et verts qui se meuvent dans le noir, sur l’eau où leurs torsions se répètent et s’allongent en zigzags infinis, un point, une masse indécise qui serait le Vésuve. Notre foi lui prête une lueur de braise, très petite et lointaine. À sa droite, c’est Capri, puis Ischia, en face de nous, devant le Pausilippe. Mais nous ne voyons rien de tout cela, et ces noms flambent dans mes yeux, et je me prépare pour demain une belle série d’admirations… ou de déceptions !