Partenza… vers la beauté !/Chapitre X

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Ambert & Cie (p. 98-117).

X

Mardi, 29 décembre.

Non, pas de déceptions, murmurent les rais d’or du soleil qui, jeunes fous, entrent dans ma chambre, se pressent dans les guipures des rideaux, grimpent sur mon lit et, avant même mon réveil, inondent mon demi-sommeil paresseux de lumières et de transparences roses.

Dehors, un azur implacable règne en maître sur tout ; et, la fenêtre ouverte, recommence l’éternelle féerie de chaque jour dans l’immuable décor de bleus pâles, d’ors, dans le frou-frou des vapeurs de topazes et d’émeraudes qui se lèvent sur la mer. Je vois enfin le Vésuve caché sous une fine soierie à travers laquelle s’érigent et pèsent deux cônes énormes affaissés sur leurs larges bases, celui de droite plus haut, avec cette fumée blanche indolente chassée au-dessus de l’eau et tombant aussi du cratère jusqu’à mi-flanc du monstre. Et toute Naples, très tranquille et très ensoleillée suit la courbe gracieuse et molle du Golfe chanté presque autant que les femmes, autant que leurs beaux yeux, autant que leurs lèvres fines où naissent des sourires… Et le tintement clair d’une cloche voisine gazouille et métallisé la lumière immense.

Capri enfoncée dans la mer et Ischia, là-bas, semblent deux énormes épaves encore indistinctes parmi les brumes violettes qui flottent sur les vagues berceuses.

Devant moi, à mes pieds, verdoie la promenade très belle aperçue hier soir ; jardin qui ne finit pas et confond ses verdures à droite avec les verdures du Pausilippe. Des statues blanches et polies, blanches et jolies, animent son calme élyséen des mouvements harmonieux de leur chair caressée de jour pâle et satinée d’ombres qui la modèlent en lui donnant la vie.

La Chiaja d’un côté et les quais largement dallés de l’autre encadrent cette promenade, qui est la Villa Reale ; et la Chiaja est le chemin que nous suivons d’abord, dès notre première sortie, pour aller au Vésuve.

Un cocher nous a enlevés d’assaut à vingt de ses collègues et s’efforce de trouver les mots qu’il faut pour désigner les choses que nous reconnaissons sans les avoir jamais vues. Ses petits chevaux trottent à merveille, ils secouent leurs harnais tout brillants de clous polis et grésillants des ritournelles des grelots ; et sur le harnais une main de cuivre lève ses doigts pour conjurer le mauvais sort !… Tous les petits chevaux que nous rencontrons sont aussi gaiement parés de cuivreries avec la petite main levée sur leur dos, du même geste très antique, et impudique, aussi…

Les rayons de soleil avaient raison, pas de déceptions ! Et ce m’est une joie presque maladive, rien que de me savoir dans cette Naples merveilleuse dont les beautés m’entrent par tous les pores, dont les lumières s’inoculent à moi-même, me pénètrent de sensations que je ne saurais exprimer ; mon cœur se revêt des couleurs qui charment mes yeux, il répète la chanson de toutes choses, il se gonfle et se soulève comme la grande mer où se dissolvent des paillons argentés dans les eaux limpides ; et cela est bien sot et bien enfantin, j’ai envie de battre des mains comme les petits enfants, et je sens que si je faisais cela, les larmes arrêtées au bord de mes yeux seraient capables de sauter le long de mes joues ; et l’on n’en saurait pas la cause, et ce serait ridicule en effet…

Mais le décor va changer.

Nous venons de traverser beaucoup de places et de rues. Nous sommes déjà dans les faubourgs de Naples. Des femmes laissent glisser, des étages élevés, de pauvres paniers très sales, pendus à l’extrémité de cordages disparates mal assemblés bout à bout ; le marchand qui passe et crie ses misérables denrées, prend dans le panier la monnaie déposée, il y place en échange les légumes, les petites épiceries ; la femme, là-haut, tire à elle son vieux panier et n’aura pas la peine de descendre faire son marché. Cela est d’une belle indolence ; mais les maisons sont quelquefois si hautes, et nous savons que ce n’est pas à Naples seulement qu’il est doux de ne rien faire !

Ces faubourgs allongés vers la mer, de Naples à Résina, sont horribles. C’est de toutes parts un suintement de crasses, une coulée de misères indéfinissables, tellement profondes et anciennes qu’elles ont pétri, pénétré les couches mêmes du sol, les pierres et les mauvais mortiers des maisons ; et le soleil qui transfigure et fait jolies certaines laideurs, n’éclaire rien ici que la misère et l’horreur.

Des viandes suspectes pendent, noires de mouches malgré la fraîcheur, aux crochets des étals ; des choses abominables grouillent sur des planches graisseuses, en plein air ou sous les vitres sales et cassées de minables boutiques empuantées ; et tout ce pauvre monde qui vit dans la rue et livre aux regards des passants les tristes intimités de son existence, se nourrit de ces détritus ; je ne puis éloigner de moi la pensée des Mangeurs-de-Choses-Immondes, dans la Salammbô de Flaubert ; et comme mon cœur reflète trop fidèlement les impressions reçues des choses extérieures, j’ai hâte de fuir ces cités de souffrance, où de mignonnes petites filles et d’adorables petits garçons jouent dans les fanges. Leurs jolis yeux sont mangés aussi par les mouches ; ils vautrent des petits corps charmants dans les ruisseaux infects où s’écoulent toutes les pourritures où s’égouttent les linges innomables étendus sur de longues cordes qui coupent les rues et les carrefours, tirant sur les maisons lépreuses, foyers épouvantables de souillures, de douleurs et d’angoisses…

De Naples au Vésuve, passant à Portici, à San Vito, c’est le chemin de croix de la misère humaine ; et les mots restent froids et paralysent les expressions qui essaient de définir tout cela !

La route commence à gravir les premières coulées de lave très anciennes déjà, puisque toute une ville est bâtie dessus et déploie, hélas ! sans cesse la même abjection. Et c’est bien une voie douloureuse que nous parcourons là, jusqu’à la dernière maison, jusqu’à la dernière branche d’arbre, tant qu’il reste une poignée de terre entre des laves, où peut prendre pied, naître et s’épanouir, noire sous un tel soleil, le soleil de Naples ! la Misère…

Des gamins effrontés courent, pieds nus, aux côtés de notre voiture ; tous sont jolis ; l’un d’eux a de grands yeux ardents, encore plus beaux que les autres ; des couleurs de pleine santé, par exception, jouent dans le bronze clair de sa petite figure ; ses traits sont assez réguliers, et des cils extrêmement longs et noirs tombent sur ses yeux en vérité merveilleux ; et le petit drôle lance, d’une voix nasillarde, les mots très doux de sa chanson ; il fait des cabrioles, des soleils sur ses petits poignets et ses petits pieds très sales, et comme il veut une récompense à tant de peine, il ne tend pas la main, il lève l’index, le plie et le redresse pour appeler le gros sou attendu avec impatience et qu’il s’évertue à mériter par de nouvelles chansons et des culbutes inédites ; et ses regards se font si gentiment suppliants, ils mentent si gentiment en affirmant qu’il est fatigué, très fatigué, tandis que rient ses lèvres rouges, que nous ne voulons pas l’éprouver davantage ; nous le gâtons de chocolat très fin emporté à tout hasard, et nous y joignons aussi des sous ; il met le chocolat dans sa poche, dédaigneux, et se sauve preste et moqueur avec les sous dans ses mains. Le petit effronté se retourne vers nous en courant et nous envoie des œillades malicieuses et des grimaces jolies, qui signifient clairement que nous venons d’être joués, que nous sommes des sots, et que ses pirouettes ne valaient certainement pas tout ça… Ses pirouettes, mais ses yeux !…


Sur des terrasses contenues par de hautes murailles fleuries de mousses et de fleurs sauvages, les vignes célèbres d’où jaillit le Lacryma-Christi tordent leurs ceps enchevêtrés et courent en berceaux disposés pour être, en été, des ombrages ravissants, avec les sarments pliés sous le poids des grappes lourdes et brillantes comme des topazes brûlées ou comme des pierres violettes presque noires dans l’épaisse verdure.

Des musiciens se groupent autour de notre voiture qui va lentement ; ils nous font une conduite dont l’harmonie n’est pas très savante, mais elle arrive si bien à point qu’elle ne laisse plus, pour un moment très fugitif sans doute, aucun désir à l’âme, aucun regret aux yeux. Rien ne pouvait nous être plus agréable que cette musique naïve sonnée par les guitares, pleurée tendrement par les violes, à ce moment précis où, nous échappant des misères pesantes de Portici et de San Vito, tout le golfe apparaît devant nous, radieux dans la lumière, Naples découvre ses blanches théories de maisons, de palais et d’églises, la Campagna felice déploie ses tapis verdoyants depuis la mer jusqu’au pied des Apennins neigeux, illuminés comme en de claires vapeurs d’aurore. Du Vésuve grandiose se précipite le tumulte des vagues de laves hérissées, figées en des formes fantastiques, en d’effroyables soulèvements qui font ressortir davantage le calme, la douceur et la sérénité d’en bas. Des genêts sèment dans leurs sombres végétations, de petites étoiles d’or…

O dolce Napoli, o suol beato,
Ove sorridere voile il creato !
Tu sei l’impero dell’armonia,
Santa Lucia ! Santa Lucia !

chantent nos musiciens qui, satisfaits et devinant en nous des Français, nous saluent une dernière fois d’une Marseillaise toute vibrante que j’ai le chauvinisme de trouver très belle dans ce cadre merveilleux où commencent à disparaître peu à peu toutes les petites choses de la terre, écrasées, diminuées sous la splendeur de cette vision faite de la triple harmonie du ciel, de la terre et de la mer…

Les chemins sont coupés, la route disparaît sous une coulée toute récente paraît-il, et nous allons faire un grand détour sur les blocs énormes de laves. Il semble que nous voilà dans un paysage extra-terrestre, dans un commencement ou dans une fin de monde, dans les premiers âges nébuleux des formations et des chaos, ou dans les bouleversements d’un cataclysme apaisé seulement depuis hier, dont on est surpris de voir le soleil éclairer encore les ruines titanesques, les suprêmes achèvements, les irrémédiables désolations.

Les facchini que nous n’attendions guère ici, — mais où ne les rencontrerons-nous pas ? — nous rappellent à la réalité. Ceux-ci sont tout à fait bandits. Par bonheur il fait grand jour, et il y a là, tout près, les casquettes galonnées des employés d’une agence de voyages qui sont pour eux un vague porte-respect, autrement nous serions dépouillés par ces gueux dont nous avons le plus grand besoin cependant, à cause des petits chevaux ou des chaises à porteurs indispensables pour gagner le funiculaire. Par exemple les « chaises à porteurs » ont volé leur nom et ne représentent rien de semblable aux élégantes commodités du grand siècle ; elles sont tellement rudimentaires que la plus déplorable amazone est contrainte de leur préférer les affres d’une équitation forcée, dès qu’elle se sent enlevée sur les épaules de quatre gaillards vigoureux, avec les planches vermoulues, mal assemblées sur deux marnais rotins, qui constituent ce que ces brigands appellent la chaise à porteurs qu’ils se disputent et s’arrachent au milieu de cris et de vociférations épouvantables, tandis que le patient, ou le plus souvent la patiente, se demande avec angoisse ce qu’il adviendrait si, dans une des phases très mouvementée de la discussion, les facchini lâchaient la chaise hissée au-dessus de leurs têtes, pour en venir aux mains…

Sur un très bon petit cheval je continue l’ascension. Elle commence à devenir vertigineuse malgré la hardiesse et l’extraordinaire sûreté de ma bête docile qui pose ses sabots aux bons endroits et avance sans hésitation dans des hérissements de laves où j’aurais peine à me tenir. Mon petit guide s’appelle Agostino ; il est de Résina, en bas du Vésuve. Il n’est pas joli comme le galopin de San Vito, mais ses grands yeux étonnés sont très doux et tout à fait noirs ; ses regards ont un je ne sais quoi de tiède, de mélancolique et d’interrogateur ; des cils très longs les voilent par inintervalles espacés, quand ils tombent lentement sur le cercle bistre violet qui cerne et plonge dons l’ombre le tour de ses yeux de petit faune d’une sauvage élégance, habitués à l’âpre contact de ces laves brûlantes et des genêts d’or dont ils ont les reflets. Il excite son petit cheval avec des cris gutturaux qui m’étaient inconnus : hrrâh… hrrââh, et glissent étranges et impressionnants entre ses lèvres rouges, entre ses dents très blanches d’adolescent toujours libre, hâlé magnifiquement sous le clair soleil, assoupli dans l’étreinte incessante du grand air : hrââh… gémit-il encore, hrââh !… comme s’il avait cueilli dans le vent rapide ou dans le grondement sourd du brasier qui râle sous nos pieds le rythme de sa plainte : hrââh…

Nous marchons sur des crêtes de vagues monstrueuses refroidies tout doucement dans leur marche lente. Par endroits, de petits cratères s’enfoncent, cylindriques, dans la terre ; leur ouverture est jaune, pailletée de cristaux de soufre qu’y déposent en s’échappant des vapeurs suffocantes. Des laves récentes sur lesquelles nous passons échauffent l’air qui frémit au-dessus, et le vent piquant commence à souffler emportant des tiédeurs dans sa course. Auprès d’une de ces cheminées sans cesse en activité, le sol est brûlant, et l’on nous dit que ce serait dangereux de nous attarder sur cette croûte ; elle pourrait craquer et nous entraîner dans les incendies du sous-sol.

Et le panorama s’étend immense, en bas, autour de nous : les bateaux minuscules font briller leurs larges voiles étendues comme des ailes de grands oiseaux sur le clapotis incessant des flots. Naples ressemble à une grève rose semée de coquillages tout blancs : Sorrente, très discrète, se cache dans les verdures luisantes des orangers, sur le promontoire effilé qui, à notre gauche, s’avance vers Capri haute et translucide comme un gros cabochon bleuté ; à droite se détache Ischia, plus effacée sur l’horizon embrumé d’or. Les nuages légers promènent sur la mer et sur la campagne de longs faisceaux de lumière qui embrasent au ras de terre des villages entiers, plaquent sur la mer des resplendissements fantastiques, tandis que dans l’air ce sont des rayures diaphanes allongées entre le ciel et la terre, comme il en tombe à travers les vitraux des cathédrales, violettes, bleuâtres, rosées et dorées, ajoutant à cette apparence de chaos où nous sommes perdus le vacillement de l’atmosphère, la danse de toutes ses molécules qui se désagrègent, perdent leur équilibre et s’effondrent dans la décomposition de toutes les couleurs…

Après un déjeuner inouï de parfaite tranquillité, au milieu de ces visions d’enfer, le funiculaire nous emmène à la station extrême après laquelle on doit gagner à pied le Cratère. Une fumée intense nous enveloppe, fouettée par le vent qui la rabat sur nous, chargée de vapeurs sulfureuses ; et de petites fleurs de neige tombent, si menues et si frêles qu’il faut s’étonner de les voir survivre à la violence du vent.

Mon guide me suit de loin. La fumée épaisse nous sépare presque constamment l’un de l’autre, et je devine le monde tellement petit et tellement loin au-dessous de moi, que l’isolement me plaît ainsi. Quand, par moments, les rafales suspendent leurs sifflements, il règne un grand silence, — le Silence, — large, large, infini, tel que je ne l’ai compris nulle part ailleurs. Maintenant la tempête chasse, avec des cendres menues et lourdes qui chatouillent la figure, une fumée compacte et tiède sous les picotements froids de la neige qu’elle entraîne. Je monte, bousculé par un vent alterné de glace et de feu, enfonçant jusqu’aux chevilles dans la cendre noire qui se soulève et vous envahit. Encore quelques pas très difficiles, aveuglé et étouffé par le soufre en vapeurs très denses et les poussières. J’arrive au trou béant sur le monde inférieur, où tourbillonnent les bourrasques. Mon guide est redescendu sans m’avertir et pendant quelques secondes je ne vois plus ni le ciel ni même le sol sur lequel je suis à demi enfoncé, rien que l’ouverture large comme un lac desséché, et profonde d’une profondeur stupéfiante que la fumée ne me laisse même pas soupçonner tout entière, où quelque chose a l’air de se débattre dans les râles…

Ce cône qui d’en bas paraît si tranquille, si apaisé dans son panache de fumée, est un monde colossal agité de mouvements dont la grandeur dépasse presque notre compréhension… Je me baisse pour recueillir un peu de cendre au bord extrême du cratère taraudé devant moi, entonnoir formidable à l’issue étranglée vers le brasier dont les flammes, en le temps d’un éclair, ne laisseraient rien du misérable qui, poussé par les rafales, roulerait avec elles dans ce gouffre noir où elles s’effondrent et remontent aussitôt en tournoyant, en hurlant d’épouvante.

Je descends, fuyant la solitude de ce lieu de vertige et d’exaspération où je viens d’avoir la notion exacte du néant que je ne puis imaginer absolu, mais décomposé en ce délire inexprimable, en cette inexprimable dissolution dans un choc effroyable de l’air, de la terre et du feu…

Même un peu plus bas le vent est encore terrible et la fumée toujours envahissante. J’enfonce dans les cendres vierges, unies comme une plage que vient de balayer la mer ; seulement je n’ai plus devant les yeux l’horreur de ce trou sans limites apparentes, et il me semble, comme au réveil après un cauchemar, que je suis délivré d’un grand poids…

Nos petits chevaux nous attendaient en bas, où l’air est reposé ; et les grands yeux noirs d’Agostino regardent, interrogent ; son visage se fait régulier, presque joli dans le sourire de tous ses traits ; il veut être content avec moi, il veut avoir sa part de satisfaction, être bien certain que je n’ai pas été déçu et que le cyclope accroupi sur son village m’a bien donné toutes les joies que j’étais en droit d’attendre. Il me les a données, amplement ; et le petit Agostino emporte, content, de quoi manger macaroni, lui et sa fine petite bête, puisque sur sa demande j’ai dû ne pas oublier le macaroni du cheval !

Il est tard ; Agostino redescend à Résina. Je voudrais le suivre dans l’humilité de sa maison de lave bâtie parmi les genêts d’or, pour voir la femme qui, royalement, met aux yeux de ses petits la flamme superbe de ses yeux, les velours caressants de ses regards, l’empreinte souveraine de la beauté qu’un instant trop court j’aimai dans l’adolescent sauvage du Vésuve…

Le même voile qui ce matin enveloppait le golfe, la mer et les îles, retombe lourdement, chargé d’ors fauves ; et, le soleil à peine englouti dans le couchant, l’air devient rougeâtre, puis s’assombrit et unit ses vapeurs aux fumées opaques du Vésuve ; et tout d’un coup la nuit arrive, parée des scintillantes joailleries des étoiles…


Roulé très longtemps au milieu des pauvres faubourgs de tout à l’heure, quelconques maintenant sous les réverbères allumés dans l’obscurité très épaisse. Il semble que nous n’arriverons jamais et que les faubourgs s’ajoutent aux faubourgs. La misère s’efface, mais on la devine, on la sent poignante derrière ces fenêtres sans carreaux, avec des rideaux en loques inhabiles à dissimuler les taudis affreux, les nichées d’enfants aux larges yeux noirs et les dolentes petites vieilles et les tremblants vieillards qui n’ont jamais, là, derrière, dans ces bouges empuantés de cuisines atroces et de quinquets fumeux, que misère et souffrance, hier, aujourd’hui, demain…

Sur le seuil des maisons, dans de beaux bassins de cuivre, halètent des braises ardentes illuminant soudain les visages penchés sur elles pour les aviver ; les pauvres corps transis par lèvent froid vont essayer de se réchauffer à ces foyers qui seraient d’une grâce antique si charmante, s’ils n’étaient aussi tristes et insuffisants.

Les mômes lumières rouges, blanches et vertes que nous apercevions hier, s’allument de nouveau ; et c’est bien sur la mer que dansent, très nettes au fond de la nuit noire, leurs clartés perçantes d’escarboucles.

Devant les madones aussi, la flamme des lampes s’incline, penchée sous le vent ; et ses lueurs vacillantes se mirent dans les glaces qui protègent les fleurettes de papier doré, les feuillages coloriés et la jolie robe aux teintes fanées, aux passementeries d’or éteint dont s’entourent et se revêtent les naïves saintes vierges.

Après les vicoli abominables dont les maisons se relient par des guirlandes de linges et de défroques secouées au vent qui en décroche quelques-unes et les chasse devant lui, ce sont les illuminations soudaines et violentes de l’électricité sur les grandes places, le heurt des ombres rudement tranchées contre les blancheurs qui partout se répandent. Je préfère à la piazza immense l’étrangeté mystérieuse du vicolo avec, sur des seuils crasseux, les longs regards de filles en cheveux noirs et luisants, porteurs d’invitations à quelque fête, pleins des promesses galantes déplaisirs bizarres offerts par ces corps de gouges au sabbat, ces corps de goules inassouvies… Mais les belles ont des amants, et les amants ont des rasoirs dont ils jouent à merveille, paraît-il ; et les lèvres des téméraires ruissellent de la tiédeur du sang avant d’avoir goûté aux baisers de la femelle…

Le même chemin qu’hier soir, pour regagner notre hôtel. Nous connaissons maintenant les ensoleillements exquis de la Chiaja, et les verdures de la Villa Reale, et la joliesse des statues nues promises aux regards ; la nuit ne réussit pas à effacer complètement les splendeurs de ce matin, les longues pâmoisons de toutes choses sous les caresses savantes de ce soleil qui fait, depuis les lauriers sans cesse renaissants du tombeau de Virgile, là-bas au Pausilippe, jusqu’au Vésuve sur les flancs duquel l’illusion sertit des incandescences de rubis, s’étirer de langueur la rive aux lignes harmonieuses de cette Naples heureuse et souriante…

J’ai eu tort peut-être de croire aux souffrances, à la misère ; n’est-ce pas voulu, n’est-ce pas la monnaie qui paie l’insouciance et les joies du far niente ? Ce peuple déjeune et dîne de la légendaire pastèque à la pulpe fraîcheet savoureuse ; il ne demande rien que des jeux, des éclats de rire, des chansons et du soleil ; et pour seule ambition désire ne pas déchoir de sa légère royauté d’amour et de gaieté. Tout crie, sous ce beau ciel, l’antique : Panem et circenses !


Après dîner, rôdé le long des quais déserts battus sans cesse par les flots envoyant contre les pierres humides leur plainte amortie sur les varechs. Je vois arriver de loin les sillons qui grimpent en écume blanche sur les crêtes, puis redescendent sillons, remontent, retombent du même mouvement éternel, soit qu’ils promènent les lames dorées du soleil, qu’ils s’allument sous les incendie du Vésuve, s’engouffrent avec des bruits horribles dans le sol entrouvert d’Ischia, ou comme ce soir, très unis, qu’ils apportent d’âcres senteurs marines, le bruit monotone et berceur des vagues frémissantes encore de caresses reçues là-bas, sur les côtes d’Andalousie. Et voilà, dirait-on, qu’elles meurent tout près de moi, dans un frôlement mouillé de lèvres, dans un gazouillis de baisers…

Jamais la nuit ne m’a paru aussi épaisse que sur ces quais de Santa Lucia, et j’ai presque peur, — une peur irraisonnée et très enfantine dans laquelle il me plaît de m’obstiner, — de voir surgir derrière chacun des petits comptoirs où se vendent, le jour, des poissons et des coquillages, des frutti di mare, quelque monstre marin au corps huileux et flasque, au visage squameux de pieuvre, avec des yeux énormes et phosphorescents, avec des clapotis de nageoires trempées, retombant lourdes sur le corps mou en faisant un flac ! qui me donne le frisson ; je n’aurais pas dû m’aventarer par ici où la solitude est lugubre, entre la silhouette menaçante du château de l’Œuf, blafarde sur l’eau, et les hautes murailles de Pizzo Falcone, contreforts immenses grimpant vers je ne sais quelles terrasses qui dominent, écrasent tout par ici. Je m’étonne que cette Naples déjà tant aimée me donne ces sensations également intenses de joies et de lumières, de misères et de ténèbres.


Comme la façade du Carlo Felice à Gênes, auquel ressemble notre Odéon, la façade du San Carlo, ici, est assez morose dans les lignes raides de son architecture classique ; mais je l’aime mieux encore que le portique éclatant des Nouvelles Galeries Umberto, sculpté, clinquant et tout frais sorti du moule vulgaire des décorations modernes. Je fuis les marbres trop blancs et trop neufs, les onyx plaqués, riches et somptueux comme des rastaquouères, les magasins très éclairés où l’on vend toutes sortes de fanfreluches à l’usage des étrangers, souvenirs stupides de cuivre estampé ou de zinc fondu, terres cuites mignardes et minables, tableaux peints avec des confitures, photographies pleines de promesses de celles que l’on ne montre pas, marrons glacés, bonbons fondants et nougats. Seule est drôle cette boutique, à gauche en allant vers la via Roma, où des gamins, le corps vêtu d’une grande robe blanche et le visage enveloppé de grands yeux noirs, rasent des mentons qui sortent tout bleus de leurs doigts agiles de petits Figaros.

Un music-hall : le salone Margherita, perce de ses lumières les dalles de verre qui, au milieu de la rotonde de marbres neufs et d’onyx tapageurs, remplacent les pavés de granit de la Galerie Umberto. Par un escalier de crypte aux murs glacés sous le givre qu’y dépose l’électricité, j’arrive à la porte banale, velours grenat et clous dorés, entre-bâillée sur la salle de ce bizarre concert souterrain ; à travers un brouillard de fumées épaisses, une chanteuse en oripeaux rouges ; les bruits de bocks s’entre-choquent ; les hurlements des cuivres couvrent des paroles qui semblent expirer entre les lèvres maquillées de la dame ; quelque ignoble refrain de beuglant, rauque et voyou, tombant sur les charmes extravasés du corsage écarlate ; une pantomime de chairs trop rouges et trop blanches, lourdes et sans tenue, qui se débattent en des gestes obscènes… La fumée tout d’un coup agite ses remous empâtés sur le tumulte des applaudissements : la dame a fini… non, on la rappelle !…

Dehors, au grand air pur de la nuit, la rue de Rome, già Toledo, est très animée. Une des nefs de la Galerie Umberto s’ouvre sur elle, inondant de ses flots d’électricité des groupes compacts pressés de lire à ses clartés les derniers journaux du soir annoncés par les petits crieurs importuns qui vendent aussi des allumettes et tout ce que l’on veut, au hasard de l’occasion.

Un individu me frôle, profil louche d’homme d’affaires véreuses, visage glabre patiné d’un poli froid et gluant ; il m’envoie dans un murmure inintelligible une haleine qui sent la marée ; ses yeux noirs et perçants clignotent, caressants et tentateurs. J’ai deviné sans hésiter le hullulement de ses lèvres exsangues : des cartes transparentes… signor… signor… una bella ragazza ?… quindici anni !… Et son inflexion de voix veut dire : j’ai mieux dans le cas où vous trouveriez tout cela un peu banal. Je poursuis mon chemin. Un peu plus haut, pour que je comprenne, — et puis il y a beaucoup moins de monde où nous sommes, — signor… signor… bel ragazzo ?… signor, sedici anni… bimbo molto bello, molto birichino ! signor

Le coquin ! Je m’y attendais. Il paraît qu’un… courtier de ce genre ne reste jamais coi ; — Naples se souvient de Caprée, — il lui reste toujours en dernier ressort un appât merveilleux auquel ne résiste pas la vertu la plus solide, et la mienne ne l’est guère !…


Je regagne l’hôtel, tranquillement, par les quais traversés déjà ; je n’ai plus de frissons dans la solitude des ruelles étroites et des obscurités mystérieuses ; je me suis exagéré le danger. Sans doute les filles aux lèvres rouges sont très paisibles ; sur leurs seuils hospitaliers, elles attendent des amants, ne désirent que des baisers qu’elles voudraient recevoir et rendre avec lenteur ; le sang ne coulera pas par le rasoir, mais le bruit étouffé des soupirs sous les lèvres unies s’en ira tendrement…

J’ai peur maintenant des lumières aveuglantes et des grandes maisons blanches dans les rues trop larges où des faces glabres vendent d’énervantes caresses, postérité infâme de ce Cesonius Priscus, chevalier romain. Intendant des Voluptés de Tibère

Sur les vieux quais de Santa Lucia, au pied des murs pesants, je m’attarde en flâneries exquises. L’ombre noire et lourde du château de l’Œuf se dresse tout près, paisible comme un souvenir. Tout est silencieux. Rien ne bouge que l’eau et le vent frais et pur. Je me repose comme en la paix et la sérénité d’un cloître, et je pense à ces gens enfermés dans les tabagies du salone Margherita avec, au fond, dans le plâtrage des décors, dans les ors faux qui verdegrisent, la grosse en rouges atours, pauvre chair où coulent les onguents, les fards et les cold-cream, en larmes de misère !


Le drôle !… Molto bello, signor… molto birichino, signor !… sedici anni, signor

Naples ! Naples !…

Dans l’obscurité de tes ruelles, quelles adolescences se prostituent dont les yeux éclairent les ténèbres de tes bouges et les illuminent de leur beauté, comme les étoiles de là-haut, très pâles, qui font des lueurs dans l’ombre et, roses, bleutées, vert tendre ou dorées, ouvrent doucement leurs grands yeux de lumière dans le ciel qui se penche sur ton golfe voluptueux ?…