Partenza… vers la beauté !/Chapitre XIII

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Ambert & Cie (p. 193-208).

XIII

Vendredi, 1er janvier.

Tombé le décor de la nuit bleue et transparente, il reste seulement dans l’infini juvénile du ciel de petites traînées d’or, comme si, de ces fleurs lointaines et mystérieuses, les étoiles, la vaporeuse fécondité d’un pollen s’était répandue dans l’azur et sur la terre où tout se dore et s’éveille.

De la place du Peuple, large et paisible, gravi par des rampes très douces les pentes du Pincio enveloppé de bosquets délicieux, des menus feuillages des palmiers, des eucalyptus et des pâles bambous que soulève le moindre vent.


Ma petite fontaine de cette nuit est un cirque de marbre tout résonnant du concert des oiseaux penchés sur ses bords où ils prennent leurs-ébats ; les ailes trempées d’eau limpide, ils lancent autour d’eux une mince pluie de gouttelettes en lesquelles s’arrondissent les irisements de menus arcs-en-ciel. On dort dans les ateliers de peintres. Des sonneries courent sur la ville, et ce sont les seuls bruits dont l’exaspération passagère tantôt se déchaîne et tantôt arrive jusqu’à nous dans une caresse lente à s’évanouir. Il m’est impossible de fixer en moi cette idée que nous sommes au premier janvier ; ici tout est reposé, calme, tranquille, bercé d’une inexprimable sérénité ; je ne connaissais que le premier janvier assommant, maussade et menteur de Paris ; ce jour de l’an à Rome est infiniment doux et n’oblige à aucune étreinte fausse, à aucun répulsif serrement de main…

La via Sistina, la rue des marchands de photographies dont la consommation est grande, ici, comme le besoin d’emporter avec soi le souvenir matérialisé de tout ce qui enchante les yeux. À côté des reproductions de monuments quelconques et d’œuvres d’art qui déjà, celles-ci, sont pleines d’intérêt, il y a des photographies charmantes ; ce sont des études de modèles prises sur nature, un peu partout, particulièrement à Rome, à Naples et à Taormine. Les gars de Taormine sont superbes, mais leur nudité a l’aspect un peu rude ; leurs yeux très beaux éclairent des visages réguliers, mais fermés, ne laissant deviner aucun frisson de leur être intérieur ; à part quelques jeunes garçons délicats et d’une joliesse plutôt efféminée, les autres ont des allures solides d’étalons et feront, certes, de beaux enfants comme eux ; j’allais dire de fort jolies bêtes, car il m’a paru que c’est l’animalité jolie qui domine surtout en eux malgré la forme pure des visages où ne s’égare aucune pensée. Mais ceux de Naples et de Rome ! Quelle exquise finesse dans les yeux, dans la bouche dont la lèvre inférieure fuyante vers le menton termine un profil impeccable ; quelle intense harmonie de formes et de lignes ! c’est l’énergique et presque musicale beauté des chairs lumineuses et veloutées.

Éphèbes entièrement nus ou drapés, avec quel art ! dans la blancheur de vêtements antiques soulevés par de jeunes bras aux gestes d’une grâce absolue, chaussés de sandales de cuir ou de cnémides qui soulignent la perfection des jambes, couronnés de feuillages, ou bien les boucles noires des cheveux simplement contenues dans un bandeau de laine blanche, ce sont les types merveilleux d’une race extrêmement élégante, et j’écrirais volontiers divine, tellement, dans tous les purs reliefs de leur corps, s’épanouit l’inépuisable splendeur des marbres grecs. Les jolies épaules des adolescents, dont la superbe nudité tout entière sourit au grand soleil napolitain ! Des sèves glorieuses de jeunesse, chez les uns charrient — des pieds délicats aux poitrines tendues, des hanches assouplies aux nuques annelées de soieries brunes — des tiédeurs visibles de vie palpable sous les ondoiements des membres fatigués. Une lassitude câline étire paresseusement chez les autres des langueurs énervées de jeunes chats ; elle gonfle les membres de pleine et robuste santé, elle joue à fleur de peau, cambre la chair, élève jusqu’aux magnificences immortelles des divinités païennes la virilité plaisante des jeunes hommes.

Ils sont tous ainsi, d’ailleurs, en Sicile, à Naples, ici même. Les rues sont pleines de ces jolis gamins dont la piquante beauté s’affine davantage encore aux approches de l’adolescence et acquiert son complet et parfait épanouissement au moment où l’âge viril va parachever les corps fragiles et muer leur sveltesse en la charpente svelte et solide que je voyais il y a un instant sur la place d’Espagne, dans les loques des ciociari dont la misère, joliment, brave la laideur.

Et je ne me lasse jamais d’admirer, à chaque pas, la grâce espiègle des petits mendiants qui se roulent dans la poussière des rues, les jeunes hommes à la démarche simple et sans pose ; et quand passe l’un de ceux-ci, le visage enveloppé de la belle sévérité des grands yeux calmes et limpides, avec des lèvres aux lignes pures, un cou flexible où tombent, de la nuque souple et solide, de jolies boucles brunes répandues en caresses sur la chair, brune aussi, aux reflets d’ambre pâle, c’est en moi, renouvelé du Musée de Naples, l’envahissement d’un charme intangible et imprécis dont je ne veux pas me défendre…

Et s’il était nécessaire d’ajouter un trait suprême, un argument irréfutable en faveur d’une beauté dont restent émerveillés tous ceux qui ont fait quelques pas sur cette terre d’Italie, il suffirait de rappeler que la légende, confirmée depuis par les travaux de très érudits historiens, veut que Raphaël, — enfant de dix-huit ans, timide ou impuissant à vaincre les scrupules des femmes Ombriennes qui refusaient, même vêtues, de se prêter au jeune peintre comme modèles, — ait simplement reproduit le visage de ceux de ses jeunes camarades, de ses petits amis de jeux et d’étude en qui rayonnait la grâce idéale et candide des vierges immortelles que nous admirons aujourd’hui…


Et je continue, dans la rapide traversée de Rome, la reconnaissance des choses aimées autrefois. Presque toutes me paraissent embellies ; d’autres ramènent à des formes plus simples l’image qui m’était restée d’elles ; et je n’ai pas les désillusions du revoir par l’amoindrissement de mes souvenirs. Mais, ici et là, les larges éclaircies faites à travers les vieux quartiers jettent en moi la mélancolie de ce qui va disparaître pour toujours.

Sainte-Marie-Majeure, une façade de palais, plutôt de théâtre. Dedans, un plafonnement d’or qui baigne ses étincellements dans le liquide, miroitant comme une eau dormante, des dallages en marbres précieux ; au bord de cette eau paisible, les colonnes antiques aux merveilleux chapiteaux se mirent également et se répètent presque entières jusqu’au fond des marbres limpides. La Confession enferme parmi ses cristaux de roche, ses agates et ses onyx, les bois millénaires d’un petit lit de mauvaises planches vermoulues que je vis il y a déjà des années. Je le sais là, derrière les volets de fer, que seuls les cardinaux-chanoines, crosse en main, mitre en tête, ont le droit de soulever dans la clameur frémissante des orgues, dans le déploiement des bannières et des croix, et le vol des encensoirs d’or qui lancent les étoiles de leurs orfèvreries parmi les nuages bleus… Un Nouveau-Né s’est endormi dans ces planches, ses petits poings fermés en boules roses et blanches ; au réveil, ses yeux ont vu le bois du triste petit lit, et peut-être, en pensant à I’Autre, déjà, ont-ils mouillé celui-là de grosses larmes bien chagrines et bien douloureuses… comme les nôtres… J’aurais voulu baiser leur trace ineffable et divine en écrasant devant Elles la misère de mon adoration…


Dans un désert, à l’extrémité de Rome, Saint-Jean-de-Latran. Les hauts parvis dépassés sous les colossales statues des terrasses, les portes de bronze franchies, c’est encore une vertigineuse splendeur : des voûtes sortent les saints, et les saintes, et le Christ, en hauts reliefs d’or ; les caissons contiennent de monstrueux enroulements d’or parmi les rinceaux et les feuillages d’or ; les boules rouges des Médicis sont posées sur le ventre d’or des écussons avec un point de tangence tellement petit qu’elles semblent vouloir rouler du plafond sur nos têtes ; les tiares, les clefs, les mitres sont figées en de fantastiques ciselures dans des creux séparés par des digues de marbres et de porphyres. Et le plafond est une misère parmi toutes les beautés de l’insigne basilique !… D’ailleurs aussi, cela est immobile, inerte, mort… Ce qui vit d’une extravagante vie, c’est, là-bas, au fond, dans le sanctuaire où tout l’or des voûtes, des corniches et des écussons, tout l’or des mosaïques, des rinceaux, des frises, des tiares et des mitres vient se fondre et couler comme un fleuve à travers les grillages forgés, ciselés et recouverts de feuilles et de rosaces d’or, — ce qui vit, ce qui revit, ce qui renaît, c’est la commotion lointaine et ineffaçable, le lointain souvenir des chants dont je tressaille encore… Était-ce de la Sixtine ou de la Julienne, était-ce de l’une de ces chapelles, dont les voix ont conservé des traditions qui ne se retrouvent plus nulle autre part, capables d’exprimer, jusqu’à en meurtrir non seulement l’âme mais la chair, toutes les transes joyeuses dont peut vibrer un être, les transes adoratrices, les splendeurs des triomphes, les transports d’une ivresse mystique, les arrachements supra-terrestres des extases, les lentes et savantes et toutes proches et retardées et venues enfin pâmoisons d’amour) Je ne sais… Je me souviens seulement d’un après-midi de novembre, tiède ici, dans la basilique ; la lumière allait mourir tôt et griffait, avant la fin suprême, griffait avec ses griffes d’or l’or des orfèvreries, l’or des chapes lourdes sur les épaules de vingt cardinaux, de quarante évêques, l’or de soixante triangles de gemmes sur soixante visages immobiles. Le jour dorait les fils d argent des barbes soyeuses des Patriarches orientaux et des évêques missionnaires, il chauffait encore un peu la braise des yeux somnolents sous les fronts des prélats écrasés de joailleries. L’autel était un brasier ; l’incendie des cierges se mêlait en une flamme unique aux incendies des murailles et des rétables d’or. Et partout s’élevaient les intenses fumées d’aromates en fusion sur les charbons des cassolettes balancées par les thuriféraires en robes rouges et violettes, les thuriféraires jolis et graves comme un chœur de Chérubins. Les chaînettes d’or bruissaient contre eux, sur la blancheur des aubes de dentelles. Leurs grands yeux brillaient sous les boucles brunes des cheveux répandus sur leurs fronts et leurs tempes ; ils brillaient autant que l’or des cassolettes d’or, autant que les charbons des cassolettes mouillés sans cesse d’une bouillante coulée d’encens aussitôt réduit en vapeurs bleues dans lesquelles s’enveloppaient les ors des chapes, l’or de l’autel, la flamme remuante des cierges et la jeune flamme remuante des jeunes yeux… La magnificence des rites atteignait les splendeurs irréelles d’un rêve…

Soudain, de la chair, — car rien ne fut plus extraordinairement charnel que cette voix, — de la chair s’éleva un murmure doux, une plainte, un gémissement musical, une phrase d’amour faite de cette pauvre chair qui, précisément, ne savait pas les transes de l’amour et les ivresses de ses triomphes ; de cette pauvre chair défaite, morte avant la mort, ensevelie sans cercueil et sans suaire, montait, s’échappait un mystérieux frisson de vie d’une infinie douceur, d’une infinie douleur… Et ce fut dans l’ample basilique de stucs, de marbres et d’or, parmi la multitude des pontifes réfugiés sous la carapace gemmée des chapes et des dalmatiques, ce fut, dans les grands yeux inquiets et ignorants des thuriféraires adolescents, ce fut en moi, en nous tous, je suppose, le tressaillement, la déchirure lente et poignante du cœur crispé, tordu par le charme incommensurable d’une voix, d’une Voix en qui, semblait-il, s’étaient ramassées, cristallisées toutes les sensations d’une chair insensible, toutes les joies d’une chair sans jouissances, toutes les voluptés amoureuses d’une chair pour qui ne sont ni les voluptés, ni l’amour ; une voix étrange faite de caresses, faite d’enlacements, fraîche, sonore, veloutée, savoureuse et dangereuse comme un fruit vénéneux ; étendue et lointaine, avec des mouvements lascifs comme tout un Orient de plaisirs ; avec une harmonie majestueuse et sereine aux rythmes paradisiaques et berceurs ; une voix paresseuse comme la fumée nonchalante des encens ; limpide comme les yeux des enfants de chœur ; chatoyante comme des ailes de bengali ; lumineuse comme les grands vitrails où s’éteignaient les saintes et les saints de rubis et d’émeraudes ; souple, et de lignes pures comme les reins nus du danseur Bathylle ; païenne, oh ! si païenne, que le désespoir me vint avec la foule des pensées mauvaises dans ce temple où je devais adorer le Pur entre les purs, le désespoir d’obsessions odieuses que je ne pouvais chasser… Le chant était adorablement beau ; chaque note, chaque frémissement était une image, un cri sensuels, obscènes presque ; ce chant qui montrait sa nudité souffrante, monstrueusement souffrante et mutilée pour qui, aveugle, ne sont plus les clartés du jour ; glacée, ne sont pas toutes les suavités, les tièdes effluves d’avril, l’immense floraison de toutes choses et la poussée vers la vie, vers le renouvellement, vers la création !…

Tout cela tombait de la bouche du chanteur debout dans la tribune aux balustres alternés de marbre et d’or, sur la tête des vieillards enveloppés d’hiver, sur la tête des jeunes hommes splendides de printemps… Et je me souviens encore que la voix insexuée vint battre de ses ailes blanches contre les rayonnements d’un ostensoir large comme le soleil à son zénith, et vacillant entre les mains affaiblies d’un cardinal de pourpre et d’or devant qui tous les fronts silencieux dans le silence troué de clochettes tintinnabulantes s’inclinèrent doucement…

Quand je me relevai, le vide immense s’était fait autour de moi ; les cierges étaient éteints ; les triangles d’or et de gemmes avaient disparu avec les chapes et les dalmatiques ; il ne restait des fumées bleues qu’un intense parfum toujours endormi dans le sanctuaire ; les enfants de chœur avaient fui, et, dans la nuit fraîche, derrière les vitraux, le ciel étoilé avait recueilli leurs grands yeux… Je n’avais pas vingt ans, — jamais les années ne recouvriront la splendeur de ce souvenir !…


Dans la basilique, une porte de bronze lourdement se replie et découvre le cloître. Ah ! l’enchantement ! — Encore ce ne sont pas les floraisons d’avril où déjà, à Rome, naissent les roses, se cisèlent les aubépines, se modèlent les camélias, où les pivoines orgueilleuses s’éploient ; non ; des feuillages roux seuls aujourd’hui parent d’automne le jardin qu’enserrent les frôles colonnettes. L’hiver — s’il est un hiver ici, dans la tiédeur des architectures incrustées de pierreries — semble reculer ses frigides nudités. Les colonnettes accouplées se frôlent, et le soleil qui mire en les joailleries de leurs torsades ses rayons argentés, réchauffe leurs caresses élégantes.

Pres de la sacristie, parmi les boiseries somptueuses d’une salle d’apparat où des trônes aux marquetteries précieuses, sur chaque face, appuient leurs bras refouillés au ciseau, — un clerc esseulé avive de ses lèvres roses de gamin déjà petit homme les braises mourantes d’un encensoir ; ses mains jolies se nouent aux lacs pesants des chaînettes d’or et la douceur de ses yeux s’ouate de pâles fumées bleues. Il sait donc qu’il est très beau, que voilà prête à sourire sa bouche malicieuse, parce qu’il sent mes regards rivés à ses gestes espiègles ? Alors il y a des choses que je voudrais bien connaître, des noms de peintres, d’architectes, des heures d’offices, que sais-je ? Il’répond, svelte et rieur dans la mutinerie câline de son visage charmant.

Quelle importante monnaie prise au hasard mis-je dans sa menotte adolescente embarrassée de chaînettes d’or ?… Si Virgile n’avait envoyé, pour nous conduire à Naples, l’Alexis séduisant de ses Bucoliques, je n’aurais jamais aimé des yeux plus beaux que les yeux noirs du petit cardinal de quinze ans, enfant de chœur à Saint-Jean-de-Latran.

…Depuis, j’ai revu les colonnettes orfévrées du cloître basilical, transcrites par Viollet-le-Duc dans ses dessins du Trocadéro. Leurs joailleries m’ont fait souvenir de ce garçon très mignon, parce que le Maître incomparable évoque, là aussi, d’un crayon magistral, les luminosités païennes du Temple de Girgenti qui me fait regretter le catholicisme sévère de Latran.

Dans une autre basilique, jadis, j’eusse baisé ses lèvres ardentes et ses poignets d’opale, à cet adolescent joli tout vêtu d’écarlate, pour rendre hommage à sa beauté et remercier les dieux de leur munificence.


Hélas ! je ne monterai plus comme autrefois, à genoux, l’Escalier saint où demeurent, sous de petites plaques de cristal, des taches de sang qui sont le sang du Christ ; l’Escalier de Pilate ? J’aurais peur de renouveler la Passion !… Mais nous avons voulu quand même aller jusqu’à la Scala Santa, et je laisse ma mère, pieusement, pour nous deux, s’agenouiller sur les degrés où se posèrent les pieds ensanglantés… Et je pleure les ronces qui chaque jour davantage envahissent le jardin de ma foi et recouvrent le sol où, péniblement, par elles, je vois étouffer les roses de l’amour divin !…

Tout en haut de l’Escalier l’image de Jésus enfant peinte par saint Luc et achevée, dit-on, par les anges, sourit parmi les lampes pieuses, comme si la douce figure ne voyait pas Judas, en bas, au pied des marches. Je regarde l’immobile statue de l’apôtre infâme, je regarde en moi la statue grandissante de mes péchés, et je me demande quel est, pour Lui, le Judas le plus douloureux, celui qui Le vendit il y a deux mille ans ou celui qui Le torture encore maintenant ?…

Nous quittons le désert de Latran, les vieux murs de l’enceinte d’Aurélien aux briques croulantes, et nous allons vers cet autre désert, le Forum. Désert prodigieux, Sahara de silence où se dressent les gigantesques ossements des colonnades, les frises chancelantes sur les fiers chapiteaux silhouettés en lumière dans les grisailles du Capitole. Le Passé demeure tout entier dans ce grand trou de lumière, dans cette solitude rayonnante entre le Palatin et le Viminal, entre le Capitole, le roc tarpéien qui n’est plus que souvenir, le beau campanile roux de Sainte-Françoise-Romaine et, tout au fond, le Colisée… Ici encore, ce n’est pas une formule vaine, il n’y a rien à raconter, il faut voir. Et lorsqu’on a vu, l’évocation de ces lieux d’irrésistible enchantement veut la seule admiration muette. Les mots et les paroles s’effondrent sous le poids colossal de tout ceci. L’âme s’abîme dans la majesté, dans la grandeur de ces Ruines qui se débattent contre le Temps vaincu, et mesure, frémissante, tout ce qui tient là de beauté sur cette parcelle étroite de notre Terre…


Après midi, repris notre tournée pieuse en commençant par l’église d’Ara Cœli. Si je ne craignais de commettre une hérésie d’esthétique, j’avouerais très humblement que de tous les fastueux portails de Rome, c’est le dessin fruste, un peu sauvage, mais d’une simplicité poignante, d’Ara Cœli que j’aime par-dessus tous. Point de mosaïques d’or, point de lapis, ni d’opales, ni de rubis enfoncés et cloisonnés dans les marbres ; à peine quelques pierres vermeilles ; des briques, tout simplement, qui sont d’un rose grave dans le soleil. Les lignes inclinées de la muraille austère dont est faite la façade de l’église sont coiffées de tuiles, roses aussi. Cela est d’une rusticité sévère et d’un contraste tout à l’avantage du simple portail, auprès des architectures solennelles du Capitole et de la cavalcade poncive des chevaux de Castor et de Pollux. Et puis toute cette clarté rosée s’offre si joliment en haut du grand escalier de marbre qui monte sans effort entre les feuillages verts des palmiers et des bambous, avec, sur ses marches usées, fatiguées, les guenilles remuantes et chaudement colorées des mendiants, des mendiantes geignardes, — et des petites marchandes de fleurs ! Dans le ciel limpide, une grande traînée de lumière paraît s’élever, venant des profondeurs du Forum, pour envelopper le désordre lumineux, l’irrégularité délicieuse de ces degrés, de ces murailles, de ces verdures pâles ou sombres et de ces personnages misérables, noblement drapés à l’antique dans leurs vieux manteaux rongés d’intempéries. Ils découvrent, pour nous demander l’aumône, des têtes merveilleuses, et tendent des mains que le dolce farniente a faites semblables à des mains de patriciens. Les filles, jolies et fraîches comme l’amour tout nu, nous offrent des fleurs, des chapelets, des images du Santissimo Bambino, et, dans le sourire de leurs lèvres humides, le chapelet de nacre de leurs dents…

Sur le Pont Sixte, passé le Tibre enfoui tout au fond des berges rétrécies par les quais neufs. Le fleuve roule lentement, épais, dédaigneux et froissé de subir, dans la traversée de Rome, les ferrailles odieuses des ponts.

Nous sommes au Janicule.

Que ce soit des terrasses du Pincio, dans l’ombre bleue et diffuse de la nuit, ou d’ici, dans le jour dore, — des différentes parties de la Ville Éternelle s’élève la même rumeur vertigineuse des siècles écoulés. Chaque monument, chaque pierre crie la souffrance et la gloire des êtres qui passèrent là, leur effort vers la Beauté, l’effort de leur génie, de leur pensée, aussi bien que l’effort de leur corps, de leurs mains. Sur les coupoles vieillies, sur les tours carrées et trapues, plane l’âme immortelle d’un Monde. Là-bas, le Colisée, derrière la façade rose d’Ara Cœli, tressaille encore de l’agonie des martyrs, et sous ses voûtes épaisses l’écho n’a pas fini de redire l’enthousiasme effroyable des cent mille hommes, à chaque spectacle, engouffrés dans ses murs… Par la splendeur lumineuse des places et des rues, en l’ombre fraîche des temples, mon esprit fait se dérouler encore les triomphes des Césars, la pompe des cortèges dont le merveilleux souvenir désespère nos désirs de les égaler jamais. J’évoque l’ineffable poésie de tout ce passé, et je voudrais que mon respectueux amour, affranchi de la banalité des mots, que le respect de mes yeux, de mon front, de mon cœur, de ma pauvre intelligence, du moi total qui pense et s’émeut, aillent clamer mon enthousiasme à tous les coins d’horizon, à tous les pavés des rues, et jusqu’aux verdures éparses, issues des verdures d’autrefois, dans les ruines pantelantes, sur les murailles écroulées. J’ai besoin, j’ai soif de dire à tout cela la largeur de mon infime admiration, l’amour de cette grâce antique qui demeure parmi la grâce fastueuse et sévère de la Renaissance dont est faite la Rome d’inégalable beauté que j’ai là sous les yeux…

Séparé de lui par l’abîme de sa grandeur et l’abîme de ma petitesse, volontiers je pleurerais là, devant le spectacle déconcertant des inéluctables disparitions, comme Léon X, dans les magnificences funèbres du Capitole, pleura, sur les mains glacées du divin Raphaël, la perte du génie à jamais rentré dans le néant…

En quittant les hauteurs du Janicule, la voix mourante des eaux limpides de la Fontaine Pauline nous suit, et déjà lui répondent les psalmodies monotones des grandes vasques de la place Saint-Pierre.

Rome, partout, même la nuit, — la nuit surtout dans le silence, — Rome se laisse bercer par le murmure de fraîcheur de ses fontaines jamais taries. Leurs voix n’ont pas changé depuis des siècles, et les tristesses d’autrefois ont dû connaître leurs sanglots et le bruit déchirant des grosses larmes qui viennent l’une contre l’autre se briser encore maintenant. Les joies passées pareilles aux joies présentes ont ri du rire clair des perles jetées dans l’écume blanche que fait blonde la dorure soudaine d’un rayon de soleil. Tour à tour, comme cette nuit sur le Pincio et la place d’Espagne, on entend l’eau rire ou pleurer ; et le cœur, joyeux ou triste, reconnaît en sa voix une voix grave d’aïeule qui se plaint en attendant la mort, ou le gazouillis joyeux d’un nouveau-né qui sourit à la vie…