Partenza… vers la beauté !/Chapitre XIV

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Ambert & Cie (p. 209-216).

XIV

Pour A. Geo. Roux.
Lundi, 2 janvier.

Hier, avec la nuit tombante, nous avons trouvé closes les portes de Saint-Pierre et nous pûmes seulement pénétrer dans le Vatican par la Porte de Bronze, où la garde suisse, aux vêtements couleur de flammes, veille au pied de l’Escalier Royal. Par la cour Saint-Damase, et par d’autres escaliers encore, nous sommes arrivés à la salle Clémentine. À cette heure, le Vatican désert était figé dans le silence. Les hallebardiers allaient et venaient dans l’ombre croissante à chaque minute, et laissaient tomber leur arme paisible, en s’arrêtant au passage de quelque prélat attardé ; le bruit sec rebondissait sur les dalles, prenait de l’ampleur et se répétait à l’infini sous les voûtes…

Dans la salle Clémentine tendue de fresques jusqu’en haut des murailles immenses, des valets vêtus de soie pourpre avec des ailes de damas rouge qui pendent inertes des épaules, prirent sur un plateau de vermeil quelques chapelets que leur remit ma mère pour les présenter à la bénédiction du Souverain-Pontife, pendant que nous restions seuls dans un coin de ténèbres, avec les fantômes qui semblaient attendre notre départ pour se détacher des fresques et remplir de leurs formes impalpables et décolorées le volume entier de cette salle dont les plafonds se dérobaient et n’étaient déjà plus visibles dans l’obscurité…


Ce matin, pris par le chemin des écoliers pour retourner à Saint-Pierre. Suivi le Corso tout entier, la place du Peuple, la via Ripetta, le palais Borghèse ; erré par toutes ces rues si délicieusement éloignées encore de nos prétendus raffinements modernes, si vieilles, dans les vieux quartiers au bord du Tibre, en face des Prati défigurés maintenant par la stupidité laide et ruineuse de constructions inhabitées d’ailleurs, et par ce bloc sans nom, sans style, sans esthétique, horrible bâtisse qui sera, quand les échafaudages vermoulus seront tombés, le Palais de Justice ! Vu le palais Madama, la place Navone, le palais de la Chancellerie. — Le palais de la Chancellerie… N’avais-je pas raison d’aimer follement cette Renaissance dont la Beauté souveraine, seule, peut faire oublier la décrépitude fauve des grandes ruines du Forum et du Palatin et nous consoler de leur impossible recommencement ! Traversé le Campo dei Fiori, pittoresque, pour gagner le palais Farnèse. — Le palais Farnèse… Allons, vite, le temps presse et meurtrit les joies qui montent de toutes ces choses… Repris le Pont-Sixte, parce que la Farnésine me requiert, où Raphaël a laissé de sa grâce, où G.-A. Bazzi, — dont je veux connaître, quelque jour, la Sainte Catherine, à Sienne, — a créé la force élégante d’Alexatidre et donné le souffle aux lèvres amoureuses de Roxane. Les Noces d’Alexandre et de Roxane contiennent mieux que l’expression dernière du talent. Bazzi a inculqué son âme aux molécules dont est faite cette œuvre prestigieuse que n’a point dépassée, en langueur souriante et en séduction voluptueuse, Raphaël même dans son Triomphe de Galathée tout proche.

Puis, parmi les gamins au teint brun d’Orient, aux yeux ardents, aux gestes souples, aux lèvres luxurieuses, et parmi la laideur altière des femmes du Trastevere, je vais. Je m’enfonce dans la vieillerie ravissante de ce qui subsiste encore, je m’imprègne de cette vétusté si pleine de la poésie de ce qui n’est plus, et que dégagent encore mille choses : fontanelles assiégées par de jolies filles aux corsages demi-nus malgré le froid ; humbles églises au chef branlant ; palais aux faces parcheminées ; ruelles dont toutes les masures aux baies armées de grilles massives tremblent et radotent ensemble et se racontent des souvenirs que j’écoute au passage… que j’entends. Chaque pierre, chaque pavé est une anecdote intéressante partout, même dans les coins les plus misérables. Tout ce qui m’environne là me touche, me pénètre, me parle, et je comprends. Je compatis à tout ce que je retrouve, à tout ce que l’on retrouve là où beaucoup de nos frères pendant longtemps ont pensé, ont souffert et sont morts, laissant la trace palpable presque de leur présence comme si c’était un peu de leur âme qui demeure…

On a dit que Rome sent le mort ! De la mort Rome contient seulement, — dans l’atmosphère tout entière où subsiste la vraie Rome, et non pas dans la misère neuve des récentes constructions, — l’émanation des cierges éteints dont la pointe, rouge encore, s’étire en traînantes fumées mêlées à l’odeur très douce des fleurs épuisées qui restent sur les draps blancs.


Dans la tranquillité du matin, parmi le seul va-etvient des prêtres précédés de leurs servants, figures rieuses et distraites de polissons éveillés et joueurs, dont on sent les mouvements impatients des petites jambes à travers la soutanelle rouge et le rochet de dentelles, des petites jambes alertes que suit péniblement la lenteur exténuée des vieux prêtres, pour dire leur messe aux autels de Saint-Pierre, — je suis revenu dans le but unique de voir encore le Tombeau des Stuarts, me souvenant d’avoir lu dans Stendhal l’admiration du paradoxal écrivain pour ce mausolée très simple, fait d’une pyramide dont la pointe tronquée se termine par un fronton chargé des Armes d’Angleterre et orné de trois bustes parmi des guirlandes funéraires. Ce monument, d’une simplicité de lignes en faveur au commencement de ce siècle avec le Premier Empire, est démodé, mais «… au-dessous de ces bustes, écrit Stendhal, — sans paradoxe cette fois, — un grand bas-relief représente la porte d’un tombeau, et aux deux côtés deux anges dont, en vérité, il m’est impossible de décrire la beauté. Vis-à-vis est un banc de bois sur lequel en 1817, et en 1828, j’ai passé les heures les plus douces de mon séjour à Rome. — C’est surtout à l’approche de la nuit que la beauté de ces anges paraît céleste. — En arrivant à Rome, c’est auprès du tombeau des Stuarts qu’il faut venir essayer si l’on tient du hasard un cœur fait pour sentir la sculpture. La beauté tendre et naïve de ces jeunes habitants du ciel apparaît au voyageur longtemps avant qu’il puisse comprendre celle de l’Apollon du Belvédère et la sublimité des marbres d’Elgin. »

Je ne sais si l’auteur de Rouge et Noir a fait école, mais pour ma part j’ai tenu, assis sur le même banc de bois où s’écoulèrent ses heures de rêverie, à venir dans le silence doré du matin pour jouir aussi de la fragile délicatesse des jeunes hommes de marbre blanc. J’ignore l’effet que produisent sur eux les clartés agonisantes et mélancoliques du crépuscule, quand le soleil sanglant inonde la gloire de bronze de la Chaire Apostolique ; mais j’ai vu que les fraîches lueurs matutinales osent à peine s’approcher de leur nudité et que, triomphantes partout ailleurs dans la basilique, elles passent auprès d’eux roses et craintives comme des amoureuses ; leurs impalpables poussières se dissolvent et font, à distance, à leurs amants si jolis, une enveloppante auréole de lumières sous les irradiations des vitraux…

Hélas ! Tartufe a passé là ; je ne veux pas dire le clergé à l’esprit éclairé et libéral qui permit à Canova d’ajouter aux richesses artistiques de Saint-Pierre la jeune splendeur de ces formes humaines, mais quelque faux dévot dont l’œil oblique dans la face huileuse dérobe sa prunelle devant le « sein qu’il ne saurait voir ». Tartufe, dis-je, n’a pu contempler ces corps entièrement nus ; et des voiles de bronze, merveilleusement ajustés il est vrai, et confondus avec l’éclatante blancheur du marbre, habillent cette nudité très belle, très naïve et très pure, que ne redoutaient ni le ciseau d’un Phidias, ni l’insondable génie d’un Praxitèle ni, plus près de nous, la puissance d’un Rude ou d’un Canova, continuateurs glorieux des grâces infinies de l’antique Hellade…

Henri Beyle sans doute ne connut pas l’enfantillage de cette transformation, dont il y aurait d’ailleurs mauvaise grâce à se plaindre quand on se rappelle l’obscénité des feuillages en fer-blanc du Musée de Naples !

Les rigoristes qui firent ceci eussent condamné Phryné, en cachant leur face d’iconoclaste devant l’adorable frisson de son corps de femme. Sophocle à quinze ans, — au milieu des adolescents de son âge, rejetant avec eux ses vêtements pour chanter dans la gloire de sa blonde nudité, le Pæan, après la victoire de Salamine, parce que les Grecs ne trouvaient à offrir aux dieux dans les ivresses d’un triomphe et dans l’ardeur d’un enthousiasme sacré que cet hommage immédiat de la beauté toute nue, — eût été puni de je ne sais quelle peine, au nom de la morale de ces gens dont les divinités s’appellent hypocrisie et laideur !

Moi je les regarde bien en face, des épaules jusqu’aux pieds finement rattachés aux chevilles, et je les trouve beaux tous ces marbres, sous la palpitation de l’immobile vie qui fait noblement onduler les torses, se ployer les reins et se tendre les muscles dans le geste superbe des bras, dans la hardiesse vigoureuse des cuisses, dans’l’élégant élancement des jambes, dans l’idéale régularité des lignes, la noblesse des poses et du maintien ; je les trouve beaux et je les goûte jusque dans les moindres fossettes qu’a voulu sur leur corps l’exact et impeccable ciseau du sculpteur… J’ai rêvé souvent de me faire un musée minuscule de leurs réductions pour vivre toujours environné de leur aristocratique beauté, pour réjouir mes yeux et les dédommager du spectacle laid de l’habituelle existence…

J’ose penser et écrire ces choses devant le spectacle charmant du Tombeau des Stuarts, et il m’est agréable dans l’indépendance de mon modeste jugement, de constater son accord avec la pensée de l’auteur délicat de la Chartreuse de Parme. Je ne crains pas de faire place, dans l’immensité de la prodigieuse basilique chrétienne, auprès de l’immortelle et pure Religion de Charité, à cette autre religion qui est la parure de notre vie et de nos croyances sacrées ou profanes : la Religion de la Beauté…


Je quitte Saint-Pierre et les portiques resplendissants de la colonnade du Bernin, en passant entre les fontaines dont le vent secoue les panaches et les promène en poudre d’argent à travers la place ensoleillée… J’ai le cœur aussi plein de soleil, et la fraîcheur limpide des fontaines s’abat doucement sur mon front quand je me découvre devant le fragment de la Vraie Croix suspendu dans le bleu pur du ciel, sur l’obélisque des Pharaons…


Ce soir nous serons à Florence !…