Partenza… vers la beauté !/Chapitre XV

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Ambert & Cie (p. 217-266).

XV

À ma mère.
Dimanche, 3 janvier.

Voici la dernière étape de notre voyage, j’allais écrire la dernière station de notre pèlerinage. Que va-t-elle être, cette Florence traversée hier soir dans un dédale de rues dont, par endroits, les réverbères heurtaient violemment l’énigmatique obscurité ? Ce matin le jour pâle s’imprègne d’un ton vieux rose en caressant les tuiles des toitures que j’aperçois face à notre hôtel, à travers la fenêtre aux grands rideaux blancs ?

De toute Florence monte vers moi un murmure de clochers, un bruit de carillons qui, lentement, gravement, promènent dans le ciel très pur leurs clameurs dominicales. Et je suis ravi que le hasard — et l’hôtelier — m’aient donné cette chambre haute d’où je domine les faîtes des maisons. Je n’ai pas eu le loisir de compter les étages et je n’en veux ni à l’hôtelier, ni au hasard, de m’avoir fait grimper ici, je leur dois une des joies que j’aime et recherche, bien que l’aveu en puisse être assez puéril : l’amour des toits.

Je ne sais pourquoi cette Italie éveille en moi, comme autrefois l’Espagne, l’affection des toitures de tuiles roses ou couleur de bure, — les simples tuiles demi-cylindriques qui recouvraient déjà les temples de la Grèce et de Rome, — dont aucune laideur de cheminée ne vient contrarier le gracieux enchevêtrement et salir les teintes de vieilles couleurs mortes. Le soleil joue dans leurs graminées légères issues au caprice des semences déposées par les vents qui passent. Ils me rappellent, ici, les toits de Séville aperçus du haut de la Giralda, avec leurs verdoyantes chevelures d’herbes fragiles, jetant par les rues, étroites comme ici et comme ici pleines d’ombre dans le matin, une pluie de petits flocons blancs échappés de leurs minces calices frais éclos dans l’exquis avril d’Andalousie, pendant que, un peu plus bas, sur les terrasses, s’épanouissaient dans de grosses poteries, fleurs de sang, les œillets larges comme des pivoines.

Pourquoi cette association de souvenirs avec Florence si différente de Séville ? Je ne sais. Est-ce leur communauté de splendeur, leur même renommée de beauté, ou, plus simplement, le besoin d’unifier le plaisir que je vais avoir ici, avec le plaisir que j’eus là-bas, au bord du Guadalquivir sinuant en lignes caressantes au long des plaines hérissées de palmiers nains, d’aloès vert pâle comme les oliviers, aussi agressifs avec leurs poignards dressés vers le ciel que sont doux aux regards et sans défense les tendres rameaux de paix des vieux arbres caducs ?

Je descends très matin, impatient de connaître cette ville recouverte de la pourpre vieillotte de ses tuiles sur lesquelles tombe dru le soleil et s’épandent en remous métalliques les tintements joyeux des clochers ; cette Florence dont le passé fantastique chante à mes oreilles, dont les magnificences m’éblouissent et reprennent corps dans la soudaine réalité de la rue où se déroule un décor incomparable surpassant encore ce que j’avais osé rêver de plus séduisant et de plus beau.

Et je vois là cette Florence tout ensemble vigoureuse et pâle comme les fresques immortelles qu’ont semées à pleines mains, à plein génie les ouvriers de la Renaissance. Ses églises et ses palais dessinent leurs dômes et leurs terrasses dans l’air bleu en contours d’une netteté inouïe, dans l’ineffable clarté de ce grand jour qui la caresse, la baigne d’indéfinissables nuances de lumières et sur elle dépose la parure d’or du soleil. Elle est aussi belle que Rome, sévère et rigide, plus enlaçante que Naples aux molles étreintes. On sent que ce n’est pas la chair seulement qui va tressaillir de nobles jouissances, mais que l’esprit vient aussi se féconder aux sources mêmes du Beau et réclame sa part dans la fête des sens.

Sur l’Arno, voilà le Ponte-Vecchio, vieux et croulant, avec ses trois grandes baies au milieu que transperce la lumière ; triptyque improvisé où s’encadrent les montagnes bleutées qui font à Florence une ceinture toujours brillante au midi comme au septentrion.

C’est tout le XVe siècle, ses palais et ses campaniles carrés, trapus et massifs et si élégants ! si belle, cette grande tour du Palazzo-Vecchio : la formidable Seigneurie ! charmantes ses vieilles rues étroites, dont les maisons transformées, sans doute, sont filles des maisons de la Florence du Dante, de Michel-Ange et du Vinci, la Florence dont les murailles chantaient vingt sonnets le même jour quand, des mains géniales de Cellini, magnifique, naquit le bronze immortel du Persée ; la Florence qui fermait ses boutiques, arrêtait ses métiers, accourait haletante et jouisseuse, éprise de beauté, interrompant sa vie pour entendre des vers sur la place publique…

Sur le pont de la Trinité gazouillent les voix claires et s’emplissent des clartés de leurs yeux les beaux visages des petites Florentines et des jolis gamins de Florence, marchands de fleurs ; je ne comprends pas leur parler, mais je sens aux mouvements délicats de leurs lèvres qu’il doit être très pur et que c’est ici, dans cette Florence dont le nom me plaît à répéter, la terre du beau langage. J’achète pour quelques sous des bouquets où se pâment des violettes de Parme, blêmes et embaumées comme jamais je n’en ai vu ailleurs, des roses sensuelles, des œillets, des narcisses et des giroflées, et de frêles lilas, des lilas d’hiver avec de rares feuillages d’un vert tendre et diaphane. La rue est toute fleurie d’éventaires ambulants de la place et du pont de la Trinité jusqu’au palais Strozzi, paré à la base, comme un reposoir d’enfants, d’une suite de petites choses épanouies et colorées.

Ces fleurs font un contraste curieux avec les grosses pierres grises et massives, avec les contorsions énormes des porte-étendards et des porte-flambeaux de fer forgé scellés dans les murailles. Méfiantes et haineuses, belles quand même, elles laissent filtrer par leurs pores invisibles des siècles de splendeur mal dissimulée sous la façade austère.

C’est encore dimanche, aujourd’hui, et puisque je n’ai pas le courage de quitter de suite ce coin délicieux où Florence vient de se révéler si belle, je ferai mes trop peu ferventes dévotions dans l’église dont le portail modeste resplendit au soleil sur la place étroite où s’élève, en l’honneur de Cosme Ier de Médicis, une colonne de granit enlevée à Rome aux thermes d’Antonin. J’ai honte de me joindre gauchement, dans ma tenue de voyage, aux fidèles pressés contre les grilles de fer noir relevé d’or de la chapelle où le prêtre célèbre la messe. Pas de chaises suivant l’heureuse coutume italienne ; les hommes sont debout, les femmes à genoux sur les dalles. Ils valent bien le sacrifice d’une menue commodité, les groupes charmants disséminés sous la voûte grise, d’où tombent, le long des pilastres et sur les murs, les nobles fresques de Domenico Ghirlandajo, le vieux maître de Michel-Ange, sombres et atténuées, vision lointaine des âges écoulés. Des écus d’une rare sobriété de formes, avec des fonds d’or éveillés sous les lumières, en relèvent la couleur ; ce sont les seules dorures ; tout le reste est demi-teintes, rien ne heurte les regards, tout s’assemble et se confond harmonieusement sous une patine sévère.

Cette chapelle où le hasard m’a conduit est la chapelle Sassetti, et sans peine je lis dans les personnages de Ghirlandajo la Vie de François d’Assise, dont j’aime l’immortelle et naïve figure. Dans l’une des compositions, le saint apparaît au milieu d’un nuage : d’un geste de sa main meurtrie il ressuscite une petite fille assise sur la pierre de son tombeau, les mains jointes, candidement étonnée du réveil merveilleux de sa jeune âme rappelée près de son corps, retour d’un long et surprenant voyage dont sa figure enfantine indique encore les exquises et inattendues visions. Cette scène touchante se passe sur la place même de la Trinité, très reconnaissable et tout imprégnée, comme aujourd’hui, d’une atmosphère délicieusement florentine.

Mes regards sont attirés vers une jeune femme accroupie à deux genoux sur les dalles, un peu devant moi ; je devine sans le voir exactement un profil qui doit être très beau. Auprès d’elle, et s’appuyant de la main droite sur son épaule, si confiant et si tendre que je devine bien qu’elle est sa maman, un joli garçonnet de huit à neuf ans se tient debout, et demeure immobile. La jeune mère a vingt-cinq ans peut-être ; vêtue d’un costume sombre d’une rare élégance, un collet d’astrakan tombe des épaules jusque sur le corsage rouge brique soutaché de passementeries noires répétées en bas sur la jupe de même couleur dont les plis se drapent sur le mouvement de son corps. De temps à autre, sans que l’enfant aille au-devant ou se détourne de son côté, elle prend dans sa main la main du bambin, pour l’assurer qu’elle est bien là, de ce geste plein de sollicitude et d’amour que nos mûres nous ont appris, mais plus long encore chez elle et plus tendre. Lui, impassible, laisse se dérouler de sa tête mignonne semblable aux têtes d’enfants de Lucca della Robia, ingénues et charmantes, les lourdes boucles d’une chevelure dont la couleur de cuivre enténébré allume de minces lueurs métalliques et soyeuses sur son large col de guipure ; un petit vêtement de velours noir contenu à la taille dans une ceinture de cuir s’arrête au-dessus des genoux, en même temps que la culotte d’étoffe pareille serrée sur des bas de soie noire où s’enferment de petites jambes nerveuses et bien faites, comme celles de ces pages d’autrefois qui, dans les vieilles peintures, maintiennent avec peine de fins lévriers aussi grands qu’eux-mêmes ; sa main droite ne quitte pas un instant l’épaule maternelle ; sa petite figure est inexpressive, fixée sur un même point vers l’autel. On dirait, lui et sa mère, les enfants de Sassetti et de sa femme, donna Néra, agenouillés devant le Miracle de François d’Assise dans les fresques de Ghirlandajo, qui lentement s’effacent sur les murs des chapelles…

La messe est dite. Un mendiant soulève le lourd matelas de cuir appliqué à la porte ; un rayon de soleil se précipite, tranche net l’ombre tranquille de l’église et s’aplatit sur les dalles en rayonnements qui éclairent les visages en dessous, comme au théâtre devant la rampe. La Florentine passe d’abord, vraiment belle, telle que je me l’étais imaginée ; elle mouille d’eau bénite le front de son fils et commence le signe de la Croix qu’il achève lui-même sur sa poitrine et sur ses épaules où pèsent les soieries de sa chevelure. Les yeux bruns de sa maman ont cette langueur adorable des yeux de créoles, exquisement soulignés et élargis d’un cercle bistré. L’enfant paraît hésiter un instant ; il avance avec un air singulier, appuyé contre sa mère, d’un pas saccadé que n’expliquent pas ses petites jambes très solides ; j’ai peur de deviner quelque chose de terrible. Sa mère glisse dans sa main d’enfant une pièce de monnaie, en la guidant vers la main tendue d’un aveugle. Le soleil tombe droit sur son front pâle, faisant un brasier des cheveux échappés de sa toque noire, sans qu’il détourne la tête comme tout le monde. Je me penche, à peine, sans être remarqué… Oh ! la tristesse de ce que je viens de voir, la tristesse de cette aumône sacrée offerte au vieil aveugle misérable et flétri par les mains élégantes de l’enfant, aveugle aussi !… Et tous deux sont là face à face, sans que l’un et l’autre puissent rien savoir de la navrante communauté de leur malheur… Les yeux bleus du joli garçonnet sont tout troubles ; on dirait deux violettes de Parme très pâles fondues dans le globe des yeux, sous les paupières blanches ourlées de cils très longs et si beaux, couleur de cuivre bruni comme les cheveux…

Je les vois passer, tristes dans le radieux soleil, la mère douloureuse dont je comprends maintenant l’implorante oraison face au miracle du Pauvre d’Assise, et le petit garçon pour qui ne sont point faits l’éblouissement de sa Florence pâmée sous une longue coulée d’azur, ni les flots glauques de l’Arno qui chantonne entre ses vieux quais séculaires, ni Fiésole blanche dans l’émeraude des collines prochaines… Et j’ai la vision de ses pauvres dix-huit ans, plus tard, quand sa jolie figure, mâle déjà, sera plus belle encore sous les boucles coupées de ses cheveux, et fera rêver les filles qu’il ne verra pas lui sourire avec des yeux amoureux et compatissants… Quand leurs lèvres verseront leurs parfums dans ses lèvres à lui, il ne saura pas de quelles fleurs vivantes et désirables émanent ces douceurs… Ils ne peuvent que pleurer, ses pauvres yeux, fleurs mal écloses dans ses paupières blanches. Qu’ils pleurent donc, plus que la lumière à jamais inconnue, plus que Florence, plus que les regards tendres des amantes : sa mère toujours à ses côtés, sa maman dont il ignore la tendre, la douce figure veuve de toutes joies !…

Par le lung’ Arno Acciajoli ils s’éloignent, presque sans parler ; j’ai entendu qu’on l’appelait Pio, le petit aveugle… Puis, je suis resté un moment appuyé sur les balustrades du pont, au-dessus du fleuve, entre des corbeilles d’osier pleines de violettes et de roses ; j’ai fait semblant de regarder l’eau en songeant à de petits yeux qui me sont chers, des yeux rieurs sous des boucles blondes, qui auraient pu, eux aussi, ne pas exister et ne pas voir comme on les aime, si Dieu avait permis que, dans les cils fauves, des fleurs troubles fussent écloses, au lieu des étoiles qu’il y laissa tomber…

Ils devaient me séduire, ces quais appelés ici lung’ Arno, moi dont la joie est la rêverie solitaire entre le pont des Arts et le Pont-Royal sur l’une ou l’autre rive de la Seine, devant mon Paris que j’aime, royalement paré des tours de Notre-Dame, massives, derrière l’aiguille piquée d’or de la Sainte-Chapelle ; mon Paris, vêtu des architectures somptueuses du Louvre espaçant dans la verdure des grands arbres dont les racines baignent dans l’eau, ses statues, ses frises, ses balcons dorés et ses colonnades. Ils sont beaux aussi les quais de Florence, beaux et graves ; et je les foule avec respect, songeant aux ombres inquiètes qui reviennent peut-être, à travers la limpidité des nuits tranquilles, traîner, sur les dalles vibrantes encore du bruit de leurs pas, le suaire impuissant à contenir leur génie, leur grandeur ou leur beauté, quand les heures se répandent dans l’air apaisé et meurtrissent le silence de leur voix implacable…

Aussi m’apparaît-il comme dans un rêve, le Ponte-Vecchio, d’une si surprenante vieillesse, avec ses boutiques étroites suspendues de chaque côté, désagrégées et branlantes, au-dessus du fleuve qui les guette et sent sa proie prochaine. Tant pis ! quand ces rustiques débris d’un autre âge iront se dissoudre dans les flots radoteurs du vieil Arno sur lequel ils se penchent, il n’y aura plus là les spirituels artisans de jadis pour faire des choses les plus prosaïques de petits mondes de poésie imprévue et charmante, et l’on jettera sur l’Arno, comme sur le Tibre, à Rome, la toile d’araignée d’une hideuse ferraille.

Les auvents assombrissent la rue qui se prolonge sur le vieux pont et le traverse ; ils laissent passer de jour juste ce qu’il faut pour allumer des feux dans les perles que vendent les marchands d’orfèvrerie. Il y en a plein des sébiles, des vraies et des fausses ; gemmes précieuses et verroteries de Venise. Elles composent de petites mosaïques de vives couleurs, jetées au hasard, toutes jolies : coraux taillés à facettes ou arrondis et polis, rouges baies d’aubépines et d’églantiers ; opales, cornalines, lapis, agates, porphyres, nacres, turquoises aux blêmes nuances bleues et laiteuses ou tirant sur le vert ; mais plus joli que tout cela, si menu, est le décor de ces constructions rousses, aux larges pans de bois garnis de plâtras entre leurs interstices ; elles regardent, depuis tant de siècles, passer les Florentins élégants dont la finesse de race ne se dément pas. C’est ici que nous avons vu, plus agréables et plus pimpantes qu’à Rome et à Naples, des femmes aux visages très purs, des jeunes filles qui semblent emprunter à la démarche d’une virilité toute neuve et inhabile encore des adolescents, tandis que ceux-ci ont pris d’elles l’ovale parfait du visage, la grâce féminine du sourire et des regards, dépourvus cependant de l’éclat incomparable des yeux napolitains qui sont joie et beauté.

Il a vu passer, le Vieux-Pont, dont chaque pierre effritée et chaque poutre vermoulue concourent à l’harmonieuse vétusté, les orfèvres entre les mains de qui le burin, le ciseau, l’ébauchoir, souvent aussi le pinceau, se disputaient la paternité des œuvres géniales qu’il ne me sera pas permis d’apercevoir toutes dans notre course si rapide. Mais, comme je me les répète, ces noms immortels, accoudé au triptyque du pont, dans cette triple percée de lumière par où s’enfuit, devant et derrière moi, l’indescriptible perspective de l’Arno profondément encaissé dans ses quais rudement et merveilleusement encadrés de maisons semblables à des palais, aux couvertures de tuiles plates, aux étages troués de loggias, avec, çà et là, de grosses tours d’église à l’architecture sévère dont la structure massive se rit de la lourdeur et de l’austérité ! Et quelle veillée, si je puis ainsi parler des quelques moments passés en pleine lumière, quelle préparation avant d’entrer aux Uffizi, ce milieu et ces ressouvenirs de Maîtres que je connais trop peu ou trop mal ! Ils me semblent des dieux créateurs de cette force suave et de cette grâce dont nous sommes encore tout imprégnés, tout haletants, comme si leurs chefs-d’œuvre venaient seulement de voir le jour et nous donnaient la toute première et ineffable impression de souveraine beauté qui dut enchanter les yeux et ravir l’esprit de leurs contemporains. Étoiles de cette voie lactée du génie qui traversa du XIIIe au XVIe siècle le ciel de Florence et de l’Italie, ils avaient à vingt ans les larges envolées vers la splendeur, l’exubérance de la création qui fait l’homme s’élancer de son infinie misère pour atteindre presque jusqu’au divin : ce Ghiberti remportant sur son maître — et quel maître, Brunelleschi ! — la victoire avec sa Porte du Baptistère et travaillant quinze années à la réalisation de cette œuvre devant laquelle s’inclinent les plus grands d’entre nous ; ces habiles fondeurs, ces ciseleurs délicats, manieurs de bronze, de métaux précieux ou d’argile, d’ivoire ou de marbre qu’ils façonnaient et jetaient, matières inertes, toutes vibrantes de leur génie dans ce foyer d’où s’échappent à flots les purs rayonnements de tous les arts : Florence, à qui chaque siècle en passant apporte l’hommage de son admiration et de son étonnement…


Le soleil glisse des faisceaux de lumières par les arcades qui mènent du Vieux-Pont aux Uffizi ; et malgré cette clarté, l’ombre très dense est plus épaisse encore et froide dans le long couloir à l’extrémité duquel apparaît, formidable, le Palazzo-Vecchio. Sa grosse tour se dresse, puissamment armée d’un double rang de créneaux, aussi surprenante par la hardiesse de sa masse élevée en porte-à-faux sur la terrasse du Palais, que par l’élégante pesanteur en laquelle se résume et s’épanouit de saisissante façon le plus beau style florentin, comme si Florence pouvait être, d’un seul bloc, personnifiée dans ce colosse rugueux qui est à la fois sa tête et son cœur.

Un dieu me préserve des importuns, car je suis encore à peu près seul à monter le grand escalier de marbre conduisant au Musée. Tout de suite après la salle où l’on admire le fameux Sanglier, le jour clair que j’avais oublié sous les colonnades sombres d’en bas vient frapper les vitrages, éclairant bien en face les bustes, les tapisseries et les peintures réunis dans la triple galerie développée sur les trois faces du palais.

J’admire l’ordonnance parfaite du Musée. De jolis sièges en X satisfont la fantaisie possible de faire une station devant quelque œuvre préférée. Je passe rapidement, mais je suis si bien seul que c’est un incomparable dédommagement à la trop grande brièveté de ma visite ; je vois mieux ainsi, en silence, comme à Naples, les œuvres choisies auxquelles j’ai décidé d’avance de me consacrer. J’entre à la Tribune, petite pièce octogonale, soignée, coquette et recueillie, véritable sanctuaire privilégié ménagé dans un coin du temple spacieux des Uffizi. Cinq marbres font cercle autour de la salle et laissent voir entre leurs incorruptibles nudités le coloris exquis des toiles dans le rutilement de leurs cadres d’or. À terre, d’épais tapis rouges amortissent le bruit des pas, et il me semble que si je parlais ici ce serait à voix très basse, comme en face d’illustres personnages ; mais je suis absolument seul, enfoncé dans un siège de velours et d’or… Ces détails sur des choses sans aucun rapport avec les peintures ou les sculptures mêmes paraissent superflus ; c’est qu’il n’est pas banal le milieu dans lequel on a su grouper des œuvres ravissantes, épanouies dans l’or et la pourpre de ce tranquille salonnet.

Du geste candide de ses mains, la Vénus de Médicis est impuissante à dissimuler les charmes de son corps frémissant de jeune fille, la robustesse de sa jeune poitrine et la grâce de ses cuisses adorablement effarouchées, ployantes et inquiètes sous le regard de quelque heureux indiscret.

Le Faune joyeux danse comme celui de Naples, et sous ses pieds sortent les gaies chansons d’une outre gonflée d’air.

Une riche floraison de chairs entrelacées, de muscles empoignés et fondus dans la rude étreinte des Lutteurs ; la tiédeur de la peau se communique d’un corps à l’autre ; on songe aux jeux barbares du cirque, aux amis tendrement unis parfois, contraints de lutter jusqu’à la tuerie, et l’on se demande ce que pouvait être l’embrassement de ces deux corps, de ces deux âmes broyées dans le suprême enlacement de la mort.

Aussi charmant que l’Apollon de Tibulle, l’Apollon de la Tribune a les seize ans de son frère de Naples ; et si l’ouvrier sublime dont le ciseau tailla dans le marbre cette fraîche adolescence pouvait entendre un reproche, ce serait assurément pour avoir donné trop de grâce troublante à cet éphèbe joli comme une jolie fille. Il en a presque les formes onduleuses et souples et parfaitement unies, les jambes et les hanches rondes et masculines pourtant, le corps si pudique simplement offert aux regards dans l’éclat de sa triomphante nudité, avec, sur les lèvres, le demi-sourire conscient de cette beauté frêle qui l’a fait surnommer l’Apollino.

Le Saint Jean de Raphaël, c’est Ménalcas, le Ménalcas païen de Virgile, avec ses tendres yeux noirs, fougueux dans son fier visage aux traits virils, où le sang à fleur de chair attiédit le pigment bronzé de la peau ; ses cheveux bruns et bouclés donnent à sa physionomie ce je ne sais quoi de mâle vaillance qui manque si voluptueusement à la douce beauté grecque de l’Apollino. Saint Jean, c’est le beau pâtre joueur de syrinx, nu dans la splendeur des champs napolitains ; et l’on ne voit pas dans ce corps de jeune garçon, où vont éclater brutalement tous les désirs de sa chair ardente et magnifique, le futur ascète du désert ; dans la vigueur prometteuse du gamin de quinze ans, le visage émacié et illuminé du Précurseur.

Quelles courtisanes eurent jamais la carnation radieuse des Vénus du Titien, l’une languissamment couchée sur un lit, l’autre étendue, fine et séduisante, sur une draperie de velours rouge ? De la seule palette du maître coloriste pouvaient naître ces créatures d’une sensuelle et voluptueuse perfection, et son pinceau était digne d’honorer la main d’un empereur à l’égal du sceptre le plus glorieux.

Si charmante, la Vierge au chardonneret, d’un si calme visage de jeune fille pleine de grâce et de pureté, auprès des regards souillés de péchés des femmes du Titien ; c’est à ce joli tableau que je m’arrête avant de quitter la Tribune, tandis que flamboient dans les richesses des cadres ces noms qu’il me faut rapidement saluer d’un regard : le Dominiquin, le Guide, le Pérugin, Mantegna, Andrea del Sarto, Véronèse, Rubens, Albert Dürer, tous, dont les œuvres ont réjoui et contenté tant de regards déjà depuis tant de siècles ; les grands, les illustres dont les pensées sont demeurées là, vivantes, écrites comme dans un livre où viennent lire indistinctement tous les peuples, la langue universelle de l’immortelle et reposante Beauté.

Quelle folie de se hâter, quand à chaque pas se dressent dans la splendeur du marbre ou s’épanouissent dans les couleurs doucement éteintes des vieilles toiles ces figures de rêve qui font, des quelques instants passés à leur contact, des minutes exquises arrachées à la réalité ! Et pourtant je me hâte, laissant un peu de mes regards sur chaque chose, j’allais écrire sur chaque être, car ils me parurent vivre, ces marbres, ces bronzes et ces tableaux, de la vie qu’il ferait bon reprendre belle et désirable et si conforme aux aspirations de tous vers l’Idéal.

En courant, j’aime encore les Anges, les Madones aériennes de cette École toscane que j’ai désiré voir ici, représentée par un si grand nombre d’œuvres précieuses, au milieu de Florence qui surtout en a connu la genèse !…

Notre Salle des Primitifs au Louvre s’anime des inspirations de ces Maîtres dont le génie a guidé l’art vers les splendeurs du XVe siècle : Cimabue, Giotto, Bcnozzo Gozzoli, Ghirlandajo, — Ghirlandajo et sa Visitation du Louvre, — peintres de chairs délicates, de fines et angéliques figures de chérubins serties en des auréoles d’or dans les bois des panneaux ciselés et dorés, au milieu des étoffes impalpables et des dalmatiques ocellées de pierreries, sur des fonds de paysages bleuis comme des visions exquises de célestes campagnes candidement gauches et invraisemblables. On ne les regarde guère ces tendres visages de vierges et d’adolescents conçus dans le goût simple et sévère de la belle École florentine amoureuse de la tendresse, de la grâce et de l’ingénuité, on ne les regarde guère, — ils sont trop près des diamants de la Couronne…

J’ai la vision de cette galerie déserte en voyant le Saint Sébastien du Lombard Giovanni-Antonio Bazzi, semblable à notre Saint Sébastien du Pérugin. Ils sont l’un et l’autre d’une exquise harmonie de formes, celui du Pérugin moins frêle et moins féminin, le visage plus calme sur un corps moins tourmenté ; mais tous deux ont la même attitude, le même raccourci de la tête rejetée en arrière sur les épaules tombantes qui ne sont pas des épaules de colosses, mais de jolies épaules d’enfants presque, aux lignes fragiles et élégantes, et si peu faites pour souffrir !

Bazzi, que j’aimai tant à la Farnésine, a mis dans la figure de son martyr une expression de souffrance profonde et résignée concentrée toute en les larmes douloureuses qui baignent les yeux adorablement beaux du jeune saint ; et cette souffrance si doucement supportée n’enlève rien à l’harmonieuse régularité des traits. Des flèches cruelles déchirent et font saigner sa chair délicate ; son corps s’abandonne, parce qu’il n’est déjà plus de ce monde d’où se détournent ses clairs regards confiants en les promesses d’un ange aux ailes d’or déployées sur sa tête, et dont les mains vont poser sur son front glorieux la couronne d’immatérielles orfèvreries.

La chair du jeune martyr ploie dans le frisson d’une indéfinissable langueur douloureuse et paisible, et peut-être est-il pénétré de délicieuses sensations répandues en son être ravi, extasié et recevant déjà le juste dédommagement de sa peine et du sacrifice accepté de sa jeunesse radieuse.

Je ne connaissais pas ce chef-d’œuvre de Bazzi ; il a fallu que sa lointaine ressemblance avec le panneau du Louvre, que je connais très bien, me frappât et me fît arrêter devant lui. Sur le cadre, j’ai bien lu ce nom : le Sodoma… Au surplus, il est plein de gloire, et j’allais m’étonner de son infamie. Il est plein de la gloire que nous saluons tous quand nous passons émerveillés par ces toiles où l’élégant conteur de la dévotion frivole et des raffinements mondains a laissé le meilleur de lui-même. La légende a menti sans doute en ajoutant à ce nom de Bazzi ce qu’elle crut être une flétrissure. Et l’eût-il méritée, elle n’enlèverait pas un fil de lumière à l’immarcescible pureté de son nom et de son œuvre. Il ne la mérita pas. Il faut laisser aux imbéciles le soin de défigurer des pensées ou des préférences que leur pauvre cerveau, incapable de les apprécier, ramène toujours à la vulgarité pitoyable de leurs sens, quand les sens — avec tout ce que le mot renferme de basse matérialité — ne sont pour rien souvent dans l’impression subie devant la Beauté, d’où qu’elle émane. Ce modèle d’ineffable splendeur dont s’est inspiré le Sodoma, je l’aime, parce que mon âme s’émeut au spectacle enchanteur d’une chose ou d’un être parfaits, quand même cet être parfait devrait se présenter à mes yeux sous les traits, sous les lignes impeccables d’un corps dont ma guenille n’a que faire, mais que mon âme réclame éperdument et que mes yeux contemplent dans l’enchantement, comme ils s’arrêtaient avec complaisance sur les beaux yeux des gamins de Naples et sur la démarche fière des petits ciociari de la place d’Espagne.

Et quand cessera cette confusion de Pharisiens intéressés à détourner d’eux l’anathème ? — Le Sodoma ! — L’histoire d’Athènes n’est qu’une longue exaltation de la Beauté dans la Jeunesse. Athènes fut-elle Sodome !

Certes, Bazzi, sensible comme les Grecs de jadis à cette floraison qu’est l’Adolescence virile, connut la joie de chérir des êtres assez heureux pour inspirer ce Saint Sébastien par exemple. Mais de quelle adroite métaphore user pour faire entendre que dans cette affection, chez certains esprits demeurée aussi vive et nécessaire qu’autrefois, le don de s’émouvoir peut ne s’accoupler pas au forfait de salir ?

Je l’entends ainsi.

Et j’admire en G.-A. Bazzi, sous l’opprobre indifférent du, sobriquet, l’artiste qui sut entre Raphaël et Vinci exalter dans un rayonnement immortel le charme sans égal des jeunes hommes, — jusqu’à être victime de son éclat original, de son enthousiasme et de son génie !


Je ne puis m’arracher maintenant aux délices de cette salle de l’École toscane où je retrouve avec joie mes amies aux figures délicates. Voici dans un médaillon une Vierge à l’Enfant Jésus, de Botticelli, absolument semblable à son même tableau du Louvre. Il en aurait donc fait une copie, car les couleurs sont aussi tendres, et il a réalisé dans ce tondo des Uffizi, autant que dans celui de notre grand Musée, le type de l’être humain en qui la chair splendide n’est plus qu’un accessoire. Les cinq anges entourant la Vierge (il y en a quatre seulement au Louvre) touchent à cette légèreté inouïe, à cette immatérialité en laquelle réside encore la splendeur — je ne connais pas d’autre mot et je suis contraint de le répéter — la splendeur charnelle dégagée de toute concupiscence, tellement leurs gestes sont exquis ; mais le doux visage de la Mère de Dieu les surpasse tous en pureté ; il atteint jusqu’au sublime l’expression d’amour infini pour son Fils et d’immense adoration pour l’Enfant divin couché dans son giron ; les mains sont au-dessus de toute expression et sont surpassées encore en délicatesse par la main de l’ange contenant en même temps l’écritoire qu’il maintient et le livre grand ouvert où les doigts fuselés de la Vierge chantent, plutôt qu’ils ne l’écrivent, le Magnificat. Les Vénus de la Tribune sont de pauvres choses comparées à la beauté surnaturelle qui s’exhale de ce tableau. Dans les uns, c’est un étalage indécent de matrones effrontées ; dans l’autre, c’est l’apothéose de la femme avec tout l’éclat, toute la grâce qu’un front pétri de notre chair mortelle est capable de supporter.


Et parmi ces bronzes où la Renaissance païenne entreprit de ressusciter — et fut un moment sur le point d’y parvenir — les chefs-d’œuvre de l’antiquité, je veux m’arrêter un instant devant le David de Verrocchio.

Ah ! la délicieuse fantaisie et le caprice charmant dans la sérénité de l’adolescent, le poignet replié sur le flanc à gauche, et la main droite ferme au pommeau du glaive justicier ! Non, ce n’est pas la noblesse d’un être poussé jusqu’à l’effacement de soi et magnifié dans une quasi-divinité. C’est l’être lui-même. C’est le gamin des rues fringant et batailleur, mais dont les épaules infléchies refuseraient encore la cuirasse de Saül ; dont les reins joueurs ne ceindraient point la pesante épée d’Israël, ni la tête élégante le lourd casque d’airain. Je ne me souviens plus où nous fûmes servis un soir, à dîner, par un jeune drôle de dix-sept ans, aux formes amenuisées, qui cheminait alertement de la table au dressoir. Sa marche accentuait la longueur flexible de ses jambes en train de conquérir la robuste maîtrise des muscles ; un pantalon étroit moulait ses hanches et révélait les ondulations fermes où le dos se retire pour prendre l’élan cambré qui tend les épaules masculines et les bras blancs très souples. Pas homme encore, plus enfant déjà, l’ambiguïté de son doux visage ajoutait à l’indécision de sa beauté. Et la virilité de son corps, pourtant, frémissait d’impatience — d’aimer ou d’être désirée ?… Je pus connaître seulement qu’il était le fils de la maison ; ses yeux noirs étaient d’un père Italien tandis que de sa mère Allemande il tenait la fraîcheur du teint, la rougeur appétissante des lèvres et l’or des cheveux ; le tout patiné de cette morbidesse italienne sans égale, je pense.

Or, des mercenaires allemands jadis passèrent ici ; leurs joies charnelles ont dû laisser à Verrocchio, peut-être, la même grâce attendrie de ce garçon très svelte, très réel et très séduisant…

Le bronze élancé du maître Florentin me fait songer à l’inutile beauté de ce jeune homme, et celui-là me plaît dans la neuve image de celui-ci.

Ce soir dont je parle, j’avais été seul à le considérer.

«… Alors le Philistin regarda, et vit David, et le méprisa ; car c’était un jeune homme, blond et beau de visage. » (I Samuel, xvii, 42, 43).


En sortant du Musée, tout de suite, cette merveille : la Loggia de’Lanzi, aérienne, sévère et légère. Une terrasse repose sur des arceaux à plein cintre dont la hardiesse et la nouveauté étonnèrent Florence, — à peine appuyés sur de frêles colonnes. De l’air tout autour, de l’air qui frisonne dans les fraîcheurs apportées des longues galeries sombres des Uffizi ; qui frisonne et voltige, plein de rayons de soleil, caresse les bronzes et les marbres, continue, achève son travail régulier, l’œuvre entreprise de vêtir d’une chaude caducité les groupes superbement nus, dans la lumière de cette place délia Signoria, mêlant leurs corps et leurs haleines presque, aux buées que font les lèvres des gens qui passent dans la claire et fraîche journée de janvier.

En face, le Palais-Vieux, élégant aussi sur ses rudes assises, élégant dans ses murailles fauves à peine interrompues par de rares ouvertures, mais parées, dans la bure qui leur va comme un manteau royal, de larges écussons dorés et enluminés de belles couleurs héraldiques, si simples et si justement serties là dans les échancrures des mâchicoulis, non pas pour en atténuer la sévérité, il n’y a rien à atténuer ici, tout est la perfection même, mais pour ajouter plutôt une coquetterie, un semblant de joyaux et d’orfèvreries sur les grosses pierres irrégulières qui bosselent la façade. La tour jaillit d’entre les créneaux et jette dans l’azur trois cents pieds de fière et mâle et majestueuse architecture.

Je l’ai déjà dit, c’est toute Florence, ses arts, sa beauté, sa force, la force méchante et formidable de ses luttes municipales, les déchirements de ces deux factions, dont les noms jettent à travers les siècles un bruit de trompettes, un choc d’armures, un cliquetis de dagues : les Gibelins et les Guelfes ; c’est aussi la grâce rayonnante et survivante de ses élégances finies, résumées dans la silhouette de cette chose colossale sur laquelle se joue la lumière éclatante et s’incrustent profondément les ombres sévères : la Tour du Palais-Vieux.

Sur la cour, une lame d’or tombe lugubre comme au fond d’un puits et souligne de cernes noirs les sculptures délicates en les colonnes massives ; elle se répand sur les dalles, glisse avec peine sous les galeries où flottent des voiles grisâtres et les morceaux d’étoffe des fresques dans lesquels devaient très bien s’envelopper autrefois les durs visages et les costumes aux pittoresques arrangements des reîtres et des lansquenets allemands. Et la jolie fontaine avec l’Enfant au Poisson, de Verrocchio, n’arrive pas à dissiper l’austérité froide, et empoignante cependant, de tout cela.

Maintenant, pour gagner les terrasses, ce sont des couloirs bas qu’il faut traverser, des escaliers étroits tout à coup arrêtés net sur des paliers où s’ouvrent trois ou quatre portes grillagées et bardées de fer ; le plus souvent tout est noir derrière les barreaux, c’est quelque horrible in pace ; d’autres fois, au contraire, les murs renvoient les miroitements du soleil qui vient, comme un fou, se jeter sur elles par des ouvertures profondément taraudées dans les murs. On monte et l’on redescend pour remonter encore et traverser des trous de taupes qui tournent, forés dans l’épaisseur de la muraille. Mon guide me remet entre les mains d’un vieil homme occupé, dans un singulier atelier encombré de plâtres et de moulages, à modeler dans la glaise d’énormes feuillages gras et gris qu’il abandonne aussitôt pour m’accompagner. Il va être obligé de gravir avec moi quinze étages ; et ses pauvres jambes tremblent déjà sur les marches raides du campanile. Son bon sourire de vieil artiste à la figure intelligente semble vouloir faire excuser cet accouplement bizarre du sculpteur au gardien de monument.

— Mais la sculpture ne rapporte guère, les arts sont dans le marasme, il faut bien manger, n’est-ce pas, monsieur ?…

Et le vieux bonhomme a, malgré tout, quelque joie, je le sens, à guider les étrangers dans cette ascension. Il escompte, et il a raison, le cri d’étonnement qui se traduira en un menu billet de banque, le cri d’étonnement qui va s’échapper comme un hymne quintessencié à la gloire de Florence superbe et figée dans une auréole de lumière, sous les tuiles rousses, dans l’envolée de ses dômes, de ses tours et de ses campaniles, fièrement assise, la cité glorieuse, au fond des collines bleutées dont les crêtes pâlissent sous de neigeux éblouissements, tandis qu’à leurs pieds se reposent dans la verdure des oliviers, des vignes et des ormeaux, les villes et les villages tributaires de sa gloire, splendides de sa splendeur, rayonnants du tranquille et souverain rayonnement de sa beauté…

Au sommet extrême, la girouette, faite d’un énorme lion de bronze grince sous la poussée du vent. Il a fallu grimper les degrés de fer enroulés autour de l’un des quatre gros piliers du faîte, suspendus dans le vide ; et l’on frissonne, moins encore du vertige vaincu que de l’ineffable grandeur de cette vision, de cette longue théorie de palais pressés sur les rives de l’Arno, dont scintille entre les ponts la suite des plaquettes de cristal déchiquetées çà et là par l’ombre des maisons.

Très près de nous, le Campanile de Giotto revêtu de fine marquetterie de marbres rares, et le dôme immense de Sainte-Marie-des-Fleurs colossalement rebondi sous les pans de tuiles retombant chacun sur un œil-de-bœuf profondément fraisé dans les murs ; autour se groupent d’autres dômes agrafés sur le bariolage des marbres ; et le grand vaisseau de l’église s’avance, le Campanile à son côté, vers le Baptistère Saint-Jean que Dante aimait :

Il mio bel San Giovanni.
Inf., XIX.

Ce qui est infiniment gracieux, c’est le semis de villas enfouies dans la verdure des collines ; leurs façades blanches et brillantes de soleil, découpées dans le bleu du ciel, sont tachées des ombres des portiques et des loggias. Les longs cyprès noirs sont piqués dans de clairs feuillages qui résistent à l’hiver ; et là, sur la rive gauche de l’Arno, de l’autre côté, dominant les masses puissantes du palais Pitti, une silhouette prodigieuse, une seule, d’un pin parasol géant et roux. Tout cela est d’une tournure, d’un arrangement vraiment italien, vraiment exquis, plus : florentin, c’est-à-dire d’une perfection telle que l’on’n’imagine aucune chose plus belle et plus fastueuse, et que les yeux se laissent émerveiller, bercés sans secousse, comme en bas dans le Musée devant les toiles merveilleuses. Le corps est anéanti, supprimé ; l’âme subsiste seule, rêveuse, flottante de l’une à l’autre de cette campagne à cette ville, rassassiée d’idéal et de beauté.

En redescendant, le vieux sculpteur me fait voir un étroit caveau où deux personnes au plus pourraient s’asseoir sur deux banquettes de pierre ; il est vrai qu’il est magnifiquement éclairé, presque au sommet de la tour, à côté d’un petit escalier sur lequel il s’ouvre sans palier, à même les marches :

— Jérôme Savonarole est resté là quelques heures.

Et cela me fait frissonner d’entendre, au-dessus de Florence que je domine tout entière, ce nom auquel je ne songeais pas, jeté presque mystérieusement par le vieil artiste au moment précis où le palais s’ébranle sous les douze coups de midi. Les cloches de la ville semblent leur répondre comme à un appel de tocsin. Les vibrations des bronzes se heurtent aux parois de pierre. La tour monstrueuse en est tremblante de surprise. Pendant un temps encore, des clameurs métalliques descendent et lentement se répercutent dans les rues bleues…

Jérôme Savonarole, le couvent de Saint-Marc, les prédications à Sainte-Marie-des-Fleurs, la révolte, les visages glabres des moines ses frères, Benedetto le Peintre, dominicain batailleur ; Baldo Inghirami, docteur ès lois ; Francesco Davanzati ; la proscription, les tortures ; et celui-là — Borgia — et le supplice final en bas, sur la place où je redescends, le supplice dans une belle journée de mai, sous le beau soleil le même qui brille en ce moment ; les flammes du bûcher tourbillonnant monstrueuses et goulues autour de la frêle enveloppe du grand cerveau qu’elles allaient consumer : Jérôme Savonarole !… des fumées léchant ces murailles où je m’appuie, collant sur elles un peu de son être, des apeurs de son sang, apportant les derniers râles de ses lèvres éloquentes, criant, angoissées, à travers les braises ardentes : Ah ! Florence, que fais-tu aujourd’hui !… tandis que tombaient, funèbres, les mêmes marteaux sur les mêmes bronzes qui viennent de carillonner tout à l’heure. Carillons de joie, carillons d’effroi, carillons de crime, ils tombent toujours semblables, depuis des siècles, sur Florence qui doucement s’achemine aussi vers la fin commune… Le vieil Arno roule dans son lit presque sec, entre les sables d’or rouge qui rouillent ses eaux vertes, les cendres de Savonarole, comme la Seine, là-bas à Rouen, caresse de son flot royal les virginales poussières de la Pucelle. Et, autant que la survivance d’une poudre inerte puisse être de quelque intérêt quand l’esprit s’en est allé, — quelle revanche du Destin, la dispersion totale de ce qui fut, chez le Borgia bourreau de Savonarole, un corps esclave souillé d’une âme dont l’inconscience n’excuse ni l’abjection ni la cruauté !

En vain on a fouillé les sarcophages ! Nulle trace au monde ne demeure de ce Pontife simoniaque. Alexandre VI Borgia n’est plus. Nulle trace ne subsiste aussi de Lucrèce, fille du tortionnaire obscène, et sœur du fratricide élégant César Borgia, qui lui-même n’a rien laissé d’une dépouille autrefois jetée outrageusement à l’indifférence des vents.

Dans quelles tempêtes se rencontrent à nouveau ces atomes dissociés, — dans quelle existence paisible, en quelle exquise créature, dans quels yeux charmeurs, sur quelles lèvres délicieuses ? — puisque rien ne s’anéantit à jamais et que les Forces de la nature se récupèrent dans les plus abominables corruptions ?…

Avant de descendre, je regarde le couvent de Saint-Marc, de l’autre côté du Dôme, et je vois aussi, dans ce même couvent de moines batailleurs, la simplicité candide de Fra Angelico, peintre de vierges suaves, harmonieux créateur de Mages adorateurs, et d’archanges immatériels annonçant à la ierge tremblante qu’elle sera la Mère du Sauveur.


Après midi, une paire de bons petits chevaux nous font traverser l’Arno, et par des ruelles et des places charmantes, doucement, au petit trot, nous emmènent vers le palais Pitti. À droite et à gauche, sur notre route, ce sont des restes d’architectures anciennes enchâssés dans des constructions récentes. Très habilement, l’adroite simplicité des façades neuves se marie à l’exacte simplicité de jadis ; rien en tout cela ne jure ; il n’est presque à aucun endroit du chemin aucun accroc fait au bon goût ; on sent que des architectes, des artisans peut-être, que dis-je, des maçons intelligents se sont appliqués à suivre pieusement les traditions des ancêtres glorieux ; ce sont dans les moindres pans de murs, dans les encoignures les plus ignorées, des petits chefs-d’œuvre de sculpture : chapelle minuscule ou tabernacle de pierre où l’on déposait autrefois, en temps de peste, les images saintes et l’Hostie elle-même. Et, quand au soleil se tendent sur les murs, comme des lambeaux de tapisseries, les couleurs attendries d’un fragment de peinture, fresque naïve à demi effacée, dans un éclair passent devant mes yeux les siècles de splendeur…

Le coup est imprévu, que reçoivent les regards à la vue des roches cyclopéennes dans lesquelles on a taillé le palais Pitti. La tête pleine encore des efforts issus des créneaux guelfes et gibelins du Palazzo Vecchio pour se rendre formidables, on est surpris pourtant devant l’ampleur monstrueuse de ce palais-ci. Les assises des deux terrasses qui s’avancent sur la route et la surplombent sont faites de blocs tels qu’ils rivalisent, je pense, avec les matériaux des temples de la Haute-Égypte et ceux de Baal-Beck dans les plaines bibliques de la Palestine, fameux par les dimensions que nous ne concevons plus guère et que nos puissants leviers ne pourraient mouvoir.

Un banquier traficant d’or, de soieries, d’épices et de teintures précieuses, un marchand, Luca Pitti fit commencer ce palais, rêve d’un petit-fils des Pharaons. Et l’on comprend, en face d’un pareil document, ce que pouvait être la puissance de ces marchands dont furent les Médicis qui donnèrent au palais Pitti sa définitive et grandiose allure. Ces Médicis forts, pendant trois siècles, comme une lignée, comme une dynastie royale, tinrent dans leurs mains ce joyau dont l’éclat ne se mésalliait pas aux magnificences de tels maîtres : Florence haletante, assoiffée de grandeurs, bonne, méchante, ingrate, paisible, sanguinaire, se déchirant les lianes, accueillant les proscrits, proscrivant tous les siens, mais belle toujours, du Médicis surnommé le Père de la Patrie, Cosme, jusqu’au Médicis Magnifique ; depuis le Médicis, cardinal adolescent aux frêles épaules ployant sous la pourpre romaine, enfant délicat et raffiné dont le souvenir allait jaillir à travers les siècles et jeter sur l’humanité entière et sur la Papauté le rayonnement superbe de ce nom : Léon X, jusqu’à l’efféminé Lorenzo, Lorenzino, Lorenzaccio !… pâle et rude, languissant et brave, éphèbe vicieux dont l’esprit étrange se berçait déjà en des rêves immenses d’affranchissement et de liberté…

Des hautes fenêtres du palais Pitti, Florence apparaît ; bien plus la Florence d’autrefois, vers laquelle l’esprit rétrograde, — ou plutôt la seule qu’il aperçoit comme s’il n’avait jamais connu que celle-là, — que la Florence moderne, si jolie cependant. Mais c’est un des charmes exquis de cette ville défaire revivre naturellement, sans effort, l’existence radieuse de jadis.

Les regards détachés avec peine des lignes harmonieuses de Florence apaisent les regrets qu’ils éprouvent sur cette autre harmonie et sur ces autres lignes où resplendissent aussi la beauté des siècles qui ne sont plus, les rêves fugitifs des Maîtres et la grâce survivante des modèles fixée à jamais sur les toiles de la galerie Pitti.

Auprès de moi, la lumière se répand et se fige dans les fines ciselures et les ors dont s’auréolent les personnages fluides de Fra Angelico et de Filippo Lippi. Les panneaux de bois ont été approchés sur des chevalets, seuls, près des larges baies d’où tombe le grand jour. Devant toutes les fenêtres, d’ailleurs, dans l’encadrement des murs épais, c’est une sélection des œuvres les plus achevées que l’on a la joie de manier sur leurs montures mobiles et d’offrir, suivant son caprice, au jour cru, au demi-jour, à l’obscurité presque, pour la seule fantaisie de voir rayonner ou s’éteindre les tons délicats des tuniques orfévrées et gemmées, et resplendir dans la lumière ou se pâmer dans le clair-obscur les séduisantes et poétiques figures de Sandro Botticelli.

La Vierge à la Chaise, à gauche de cette grande porte ouverte, comme sur une apothéose calme et sans fin, sur ce qu’il a de plus exquis et de plus beau parmi les créatures, parmi leurs visages affinés, peints, recréés par des mains divinement semblables aux mains de Dieu !

Je pense aux mains de Raphaël, à ses mains de jeune homme, pleines de juvénile enthousiasme ; je pense à ses yeux, à ses beaux yeux d’enfant rêveur, à ses yeux de seize ans, de vingt ans, débordants de la fraîche et neuve éclosion de son génie, tout ensoleillés, mouillés, éblouissants du charme frais éclos de son talent, — et je regarde sourire tendrement la Vierge, sa Vierge, câlinant de ses bras et de ses mains augustes le corps sacré de l’Enfantelet qui, Dieu, ne pouvait demander à l’argile misérable dont il pétrit nos corps, plus de sourire et de beauté, plus de divine humanité… Et contre la bordure du tableau je pose mes doigts, je le fais mouvoir sur les charnières qui le retiennent à la muraille et, lentement, à la pleine lumière, j’offre l’étreinte exquise et simplement maternelle de la Mère et de son Fils…

À peine ai-je un regard pour les autres toiles quand il faudrait une extase pour chacune. Mais le temps s’enfuit, qui vous arrache quand même aux joies immenses d’ici. Et tandis que les rares visiteurs s’écoulent par les belles portes de marbre et de boiseries dorées, j’arrête devant le Saint Jean d’Andrea del Sarto, André le fils du tailleur, les regards que vainement, hélas ! j’aurai promenés si vite dans ces salons merveilleux où il n’est pas, sur la bordure d’or des tableaux, un nom qui ne resplendisse d’immortelle gloire.

Le Saint Jean, adolescent dont le jeune corps posé de si naturelle et charmante façon est le rameau nécessaire, la tige vigoureuse d’où s’élève, épanouie, la tendre floraison du visage d’une si tranquille harmonie ; oh ! les grands yeux noirs et profonds cueillis peut-être dans quelque immonde vicolo napolitain ; les boucles vagabondes de la splendide chevelure ; et la bouche à la fois impérieuse et aimante, et toute cette chair dont le coloris patiné par les siècles est bruni comme les membres d’un rude gars parfaitement beau, robuste et plein de santé. Andrea del Sarto en a noyé les contours dans l’imprécision molle d’une obscurité voulue dont s’empare et se modèle davantage encore jusqu’au plus petit détail de cette figure vraiment jeune, radieuse et belle, de ce corps pareil au torse nu d’un pâtre latin, vigoureux et sensuel.

C’est d’un coin du jardin Boboli que nous venons d’avoir sur Florence la plus exquise vision ; vision classique d’ailleurs, dont l’exactitude me ravit et que je retrouve avec joie comme tant d’autres choses jamais vues autrement qu’en les multiples images qui en ont été faites, ou comme certaines autres devinées à l’avance et contemplées sans étonnement, sinon sans admiration, parce qu’il me semble, en effet, qu’elles ne pouvaient être que conformes au rêve en lequel, dans ma pensée, se dessinaient leurs silhouettes aimées. Du jardin Boboli, c’est une apparition de Florence demi-voilée par les hautes guipures des grands arbres, charmante, avec cette grâce coquette et voluptueuse d’une beauté qui dérobe aux regards une partie de ses attraits et ne laisse voir qu’à travers la diaphanéité d’une étoffe légère, les lignes sveltes, les fins contours qui savent, ensorceleurs, goutte à goutte verser dans l’âme ce philtre d’amour : le malaise du désir.

La merveilleuse promenade du Viale dei Colli, où nous arrivons par la via et la Porta Romana, achève l’impression de splendeur immense qui, partout et de quelque point qu’elle s’offre à la vue, enveloppe Florence. Seulement ce n’est plus ici, apparu au sommet de la tour du Palais-Vieux, un écrasement des coupoles posées sur les toits rouges des maisons, un plan en demi-relief, pourtant si joli avec les sillons des ruelles bleues d’où s’élevait ce matin la rumeur confuse et monotone d’une chanson lointaine, c’est Florence toute en profils, Florence toute en lignes pures, j’allais écrire chastes ; elle me parut ainsi, belle et pudique à ce moment comme une moniale. La volupté de tout à l’heure, au palais Pitti, s’en est allée parmi l’odeur flottante des buis âcres et les arômes balsamiques des cyprès qui balancent leurs quenouilles noires avec la tranquillité mystique et silencieuse des arbres dans les jardins d’un cloître…

Nous approchons de San Miniato par des routes unies bordées de villas somptueuses dont les façades claires luisent entre les verdures des parcs. Autrefois la vue devait être toute semblable sur Florence immobile, telle que nous la voyons en ce moment, non pas sous la houle tumultueuse des villes ordinaires, mais comme une assemblée très sage de vieilles maisons de haut style, de palais anciens, de chapelles et de basiliques réunis avec déférence à l’ombre de ces deux grandes aînées, l’antique Seigneurie et l’église de Sainte-Marie-des-Fleurs : le bouclier et la branche d’olivier.

Il faut passer sans arrêt au pied de San Miniato où j’aurais aimé suivre Dante Alighieri qui venait d’y entrer, me semblait-il, à l’instant, sous mes yeux. Je me plaisais à me donner l’illusion de le rencontrer là, il y a quelques minutes, sur le chemin ; voûté légèrement, il allait avec son visage austère percé d’yeux rêveurs égarés sur Florence ; le vent frais agitait sur sa tête au profil d’aigle les feuillages de sa couronne de lauriers ; et quand il marchait, j’entendais le froufrou de l’étoffe lourde de sa robe aux rudes plis ; il suivait le bord de la route, sans bruit, penché sur le gouffre d’air limpide d’où jaillit Florence dorée, grise et bleue, ainsi qu’une oasis de fraîcheur et de beauté qui s’offrait toute à celui qui revient de l’Enfer

Et Florence s’étend là, tellement éblouissante ! infiniment belle et harmonieuse, telle que nous ne devons plus la revoir, rigide en ses somptueux vêtements de pierre brodés de souvenirs augustes, avec, élevées en panaches incomparables, les aigrettes massives de ses campaniles. Le soleil rougeoie sur les plaines toscanes, et dore le côté du levant de teintes qui ruissellent sur les coteaux d’émeraudes et d’opales d’où s’écoule l’Arno qui, à nos pieds, roule des eaux mêlées de paillettes incandescentes frétillantes comme une danse d’étoiles. Et, baignée dans cette lumière d’une extraordinaire intensité, Florence reste grise, d’un joli gris roux de bure qui heureusement habille les silhouettes graves ourlées d’or de ses beautés architecturales, ourlées d’or et d’une expression religieuse incomparable, me sembla-t-il, puisqu’il me vint la pensée que ces ourlets lumineux que fait le soleil sont autant d’auréoles, des nimbes d’ostensoirs, des halos de gloire autour de chacune des beautés paisibles et accueillantes de la cité florentine.

Oh ! ce vagabondage par les lung’ Arno Serristori et Torrigiani jusqu’au Ponte Vecchio, dans l’après-midi, sous un ciel de trois heures qui vient de laisser passer la plénitude de son resplendissement et, mélancolique, va se voiler, tout à l’heure, — quand nous arriverons par de vieilles rues charmantes de pittoresque et de remue-ménage, devant Sainte-Marie-des-Fleurs, — de buées fauves et veloutées, comme l’haleine de ces vieux et chers monuments, comme les palpables émanations des blocs aux énormes bossuages, des marbres précieusement travaillés, sur quoi va passer encore, inexorable, la quotidienne étreinte du soir après la fièvre du jour.

Sainte-Marie-des-Fleurs ; la Tour de Giotto ; le Baptistère ; la Loggia del Bigallo, timide, petite et si fière quand même, devant ces trois merveilles.

Cet appareillage est rude et massif, mais en même temps délicieux aussi ; il reste dans la frivolité de ces marbres finement assemblés sur la Campanile toute la jeunesse et la beauté de Giotto le pâtre… Un gamin vient de passer, il avait une jolie tête ronde perdue dans les boucles noires, légères et folles de sa chevelure ; ses grands yeux expressifs étaient remplis d’une grave et tendre sérénité et d’une sorte de recueillement que rendaient plus calme encore, plus étrange sur un si frêle visage, des paupières bordées de longs cils qui, tombant avec lenteur sur les yeux, répandaient sur les lignes pures de ses joues de grandes ombres violettes, fraîches comme les buées de l’aube à peine éveillée ; ses lèvres étaient extrêmement fines, rouges et mouillées ; le menton s’enfuyait sous elles dans un sourire, spirituel comme un trait d’esprit permanent, et pourtant on eût dit qu’il achevait le profil prématurément grave d’un César adolescent… Je l’ai remarqué, ce jeune homme, là, devant le Baptistère ; et le rapprochement s’est fait tout seul en moi, entre Giotto et lui ; et j’ai bien regardé cette jeune figure délicate et pensive, en songeant que, sans doute, sous un front pareil, puisque Giotto avait aussi la beauté surprenante d’un jeune dieu, s’agitait en celui-ci le chaos magnifique des porphyres et des marbres qu’il devait lancer en plein ciel de Florence, en plein azur, dans la vibrante et lumineuse atmosphère qui l’enivrait en montant de la ville jusqu’à lui, quand, sur les montagnes voisines, il allait, paissant ses brebis, ses chèvres et ses boucs, les lèvres pleines des chansons de sa flûte, et son joli front d’enfant couvert d’un manteau de laine, débordant des rêves de splendeur qu’essayaient de fixer déjà ses mains habiles de petit berger…

Sainte-Marie-des-Fleurs est étrange : on franchit le seuil, fermant les yeux d’avance aux éblouissements que fait espérer la splendeur du dehors ; puis, les yeux ouverts, c’est une chute douloureuse dans le noir. L’immense basilique s’étend, plane et vaste, avec des lointains d’obscurité saisissante après le grand jour aveuglant de la rue. Les rares colonnes s’écartent violemment sous la poussée des ogives monstrueuses, dont les sommets se perdent en s’effaçant sous les voûtes teintes d’argile. C’est un délabrement de champ de bataille, toutes luttes terminées, un champ de bataille aux prises avec les premiers envahissements des ténèbres, dont le silence serait aggravé d’un lent essor de râles. C’est vide tellement que les yeux contemplent dilatés, hagards, l’immense solitude, le grand désert de pierres où danse le vertige…

Un pauvre vieux qui, après mille ruses et malgré nos refus, est parvenu à s’emparer de nous, m’offre de me guider et me demande si j’aime les arts. Et j’ai presque envie de rire de l’ironie puissante de cette question, ici, dans ce temple aux murailles de plomb élevé à la gloire du Néant ; ce temple où glisse en tous sens un courant d’air d’outre-tombe, où ne tremble la lueur d’aucune veilleuse, où les vitraux eux-mêmes, en partie, sont faits de lames métalliques impénétrables contre lesquelles vainement se heurte la lumière ; ce temple, cour d’assises effroyable préparée pour un horrifiant Jugement Dernier… Et le vieux bonhomme découvre pour moi, en effet, une Pietà de Michel-Ange enfouie dans l’ombre, derrière le maître-autel : affaissement de chairs agonisantes, meurtries et pâles avec ces patines de vieux marbres enfermés et frôlés sans cesse, qui mettent un semblant de vie à fleur de peau, une matité de cire si bien appropriée aux traits endoloris de la Vierge, au corps exsangue du Crucifié ; et puis c’est encore l’Ascension de Lucca della Robbia, les monuments de Giotto et de Brunelleschi. Et comme je m’étonne de la parcimonieuse distribution des œuvres d’art ensevelies ici, le vieux guide m’entraîne dans une profondeur de chapelle d’où, des groupes éparpillés à la surface du sol, au ras des dalles, filtrent ces rumeurs que j’avais prises, dès l’entrée, pour des râles :

— La façade, signor, dit-il en son mauvais langage, il est splendide, il est le symbole de l’Église triomphante ; ici, le dedans, il est l’Église militante.

Militante !… Comme ce matin au Palais-Vieux, à ce seul mot du guide revit le souvenir du dominicain révolté ; et les gémissantes prières, là-bas, m’arrivent comme un écho très faible de sa voix, de la voix que les murailles frissonnantes ne peuvent s’empêcher de répéter dès qu’elles en ont été fouettées. Dans cette église, dépouillée et farouche comme une forteresse, c’était autrefois l’incessante veillée des armes, en effet ! Quelle figure devait être ce Savonarole enveloppé dans les plis amples de sa robe de laine blanche coupée par le scapulaire noir ! Quelle figure, et dé quelle grandeur tragique elle se montrait dans la grisaille nue et froide de ces murs, quand sa bouche ardente sonnait sur les multitudes, comme un tocsin, le glas de la foi agonisante ! Et quel cadre, cette cathédrale, aux anathèmes du moine flagellant la lâcheté de ses frères aveulis par les courtisanes ! Éloquence sacrée à qui Florence, ranimée à ce souffle puissant, dut l’essor revivifié de ses lettres et de ses arts définitivement guidés vers les plus suaves et les plus intenses manifestations de la Beauté unie à la Pureté. Alors Savonarole marche au milieu de cette phalange aux noms glorieux parmi les plus glorieux dont s’enorgueillit l’auguste pléiade italienne : Fra Bartolomeo, les Della Robbia, Lorenzo di Credi, Pollaiuolo, Sandro Botticelli, puis Raphaël qui plus tard devait rappeler, dans sa Dispute du Saint-Sacrement, que son cœur d’enfant s’était enflammé aux ardentes paroles du dominicain ; enfin Michel-Ange dont l’admirable vieillesse garda pieusement le souvenir lointain du grand ami disparu, de ses gestes même et des éclats de voix qui vibrent encore dans le vaisseau colossal et sous la coupole de Brunelleschi !…

J’aime maintenant leur rigidité de cloître, à ces murs tout frémissants ; j’aime leur mâle et robuste beauté, les lignes sobres et rudes des ogives et la teinte lugubre dont elles sont revêtues ainsi qu’en d’éternelles funérailles. Plutôt que les notes joyeuses des hymnes de triomphe, je voudrais entendre là, étouffées sous le poids des voûtes, les psalmodies attristées des Lamentations, avec, entre chaque sanglot, le lent soupir des lettres hébraïques ; je voudrais sentir les douleurs du Miserere se tordre autour des hautes colonnes droites et inflexibles comme des juges ; et le Dies iræ inquiet, fiévreux, magnifique et blême d’effroi, se soulever en vain et traîner ses hoquets sur les dalles glacées comme la Mort, pour rebondir jusqu’au sommet des coupoles dans l’ineffable Pie Jesu, envolée céleste d’espoir qu’arrache à nos cœurs, pour le porter jusqu’à Dieu, la voix réconfortante et pure d’un enfant…

Et voilà que je ressens toute la grandeur et toute la force de cette architecture d’une émouvante et hautaine simplicité, et que j’ai peine à concevoir la volupté sacrilège, la parade inutile des porphyres, des agates, des jaspes et des ors !… Pourtant j’aime bien l’Annunziata de Gênes et l’amoncellement de gemmes de San Martino debout sur le golfe de Naples et, dans la Basilique Vaticane, au milieu de la symphonie formidable des brèches rarissimes, le rococo solennel du Tombeau des Stuarts, grave et touchant avec ses deux génies modelés dans un marbre doux et tiède comme de la chair, et beaux par la religieuse sensualité des dieux nus sous les caresses du ciel d’Ionie.

C’est vrai que j’aime tout cela contre quoi, dans les églises, vient se meurtrir la prière anémiée, la prière pâle et troublée qui ne trouve plus le chemin de Dieu et s’arrête, prise aux filets des sens, aux frôlements sournois, aux charmes païens des statues ; je sais que c’est mal, mais j’aime quand même et ne puis me défendre de cet amour qui, dans Sainte-Marie-des-Fleurs, se glace et meurt au contact de l’austérité et du silence. Rien dans les courbes sereines des voûtes ne cache Dieu à l’âme ; l’oraison s’élève d’un seul jet, pure, svelte comme la tige d’un lis et s’épanouit En-Haut comme les calices immaculés des fleurs étincelantes sous la fine poussière d’or des pollens. Sainte-Marie-des-Fleurs est chaste comme la robe de bure d’une Carmélite ; elle contient la grandeur souveraine des renoncements éternels !…

Et sous l’écrasement des dômes aux tuiles fauves illuminées de l’éclat mourant du jour, c’est la magnificence des marbres qui surprend alors, après les ténèbres mortuaires des nefs brumeuses et infinies ; et la rue semble une résurrection, une reprise étincelante de la vie sur le néant et sur la mort.

Devant le portail où danse la sarabande effrénée des marbres polychromes, le Baptistère encadre modestement, dans une ordinaire teinte grise de pierres simplement appareillées, la Porte de Bronze de Lorenzo Ghiberti. Nous l’avions entrevue tout à l’heure avant d’entrer au Dôme ; nous la revoyons, longuement, repliée sous une grille protectrice qui met hors d’atteinte la menue fragilité de tout son petit peuple de statuettes, le fourmillement des centaines de personnages ciselés sur chacun des panneaux enfouis eux-mêmes dans les bordures de rinceaux, de feuillages et défigurés d’une élégance raffinée. La moindre composition, le groupe le plus inaperçu est traité avec une délicatesse invraisemblable d’objet d’art, d’orfèvrerie finie et fouillée, comme s’ils étaient, ces groupes ou ces petits personnages, destinés aux mêmes caresses des doigts et des yeux, aux mêmes attentions incessantes que les bronzes qui décorent et embellissent l’intimité de nos intérieurs, posés sur une console, une table de travail, une cheminée… Seulement, ici, chaque personnage est une statuette incomparable et chacune de ces statuettes concourt à l’ensemble le plus exquis, le plus complet qu’ait jamais offert, avec ses couleurs chatoyantes, le tableau le plus séduisant.

Dessinées avec une extrême recherche, dans un relief imperceptible, les architectures font à ces tableaux de bronze, aux patines d’un poli délicat, des perspectives d’une richesse et d’une précision de détails absolument inouïes. Les attitudes du peuple minuscule pressé contre les parois de bronze de cette porte sont d’une sveltesse toute pleine de radieuse jeunesse ; les vêtements drapés avec une grâce antique découvrent des nus du plus merveilleux dessin, du modelé le plus chaud et le plus serré ; petites créatures charmantes qui font la joie des yeux attentifs aux séductions de leur pure beauté. J’ai peur d’avoir mal parlé de cette œuvre devant laquelle j’étais resté en une muette et religieuse admiration, stupéfait de la puissance géniale du sculpteur qui unit avec une aisance aussi parfaite la conception formidable de ces tableaux de bronze, à l’exécution savante, large, amoureuse et harmonieuse dont se sont tellement éloignées, depuis, les œuvres italiennes modernes aux grâces énervantes et mignardes.

La Loggia del Bigallo, c’est, plus encore que la Loggia de Lanzi, un peu de l’intimité de Florence libéralement offerte au passant. Ce n’est pas le seuil qu’il faut franchir pour aller ailleurs, au fond d’un palais, d’une basilique ; c’est un tout bien entier, bien complet que les yeux embrassent immédiatement sans effort. Est-ce un parloir, une chapelle ? peut-être une chapelle, avec les fresques effacées et les trois niches légères qui abritent des saints, dans l’ombre du large toit, en auvent sur la rue, suspendu par des poutrelles peintes et sculptées d’un bien joli détail dans l’ensemble de la charpente apparue sous les tuiles. Une porte basse s’ouvre sous l’image accueillante d’une Vierge éclairée le soir par une frêle veilleuse.

Je me suis plu à trouver à cela une séduction d’alcôve, d’alcôve parée, comme un tabernacle, de fines orfèvreries ciselées dans la pierre. Il y a, pour fermer les baies au plein cintre d’une aimable et spirituelle renaissance florentine, des grillages d’un ravissant travail, hauts seulement comme un appui de communion. Et je ne dis pas que par les beaux clairs de lune d’un bleu pâle, glissant unis et tranquilles sur les seuils clos des maisons de la ville, je ne viendrais pas me reposer là devant l’un ou l’autre portail de la loggia, sur les degrés de marbre, pour rêver à je ne sais quelles choses impossibles ; pour attendre je ne sais quoi d’insaisissable ; pour me perdre en des pensées indécises comme les ombres accrochées par les clartés lunaires, dessinant de puériles fantasmagories sur les vitraux à facettes cachés entre les solives de la toiture qui se penche ; pour essayer de vivre un peu, avant de mourir, avant de ne plus rien voir de ces choses, pour essayer de vivre un peu d’une autre vie que celle ordinaire de chaque jour ; pour m’imprégner davantage encore, dans une Florence nocturne et silencieuse, de la Beauté des âmes qui furent ici, belles et rayonnantes ; pour aimer, tout seul, d’un amour vague et frissonnant, des êtres qui ne sauront jamais quelles pensées, parfois, vont vers eux et de qui l’on peut s’entretenir là, tout seul, presque à haute voix dans le délicieux oubli de tout le reste, sous le halo d’argent de la lune aux yeux immobiles, dans la paix infinie que doucement ramène chaque nuit…


Je n’ai jamais rien vu de plus lent et de plus paisible que cette fin de jour ; on dirait que la nuit ose à peine effleurer la nappe lumineuse étendue sur Florence. Les rues se laissent envahir par ces fines et flottantes vapeurs devinées déjà tout à l’heure du haut du Viale dei Colli ; et ce n’est pas une image vaine que de dire le silence ému et recueilli, dans ces minutes de transition entre la lumière et les ténèbres, épandu sur elles. Ce n’est rien, ce sont des splendeurs qui vont s’évanouir dans un néant passager, pendant l’éphémère disparition du soleil ; mais on sent que tout frissonne, choses et gens, dans l’appréhension d’un mystérieux événement…

La nuit, maintenant. Même plus un mince lambeau de pourpre qui, oublié par le couchant d’or, s’attarde sur la route mélancolique et d’une tristesse charmante que suit, vers Pise et la Méditerranée, le cours de l’Arno. C’est la nuit. La dernière vision de lumière qui demeure dans mes yeux, un peu obsédante, me vient du jour cru glissant en biais sur les tableaux d’une exposition assez banale que nous avons eu la malchance de rencontrer en route et où nous avons gâché un temps précieux que nous aurions si bien pu consacrer à Santa-Croce, par exemple, ou au couvent de Saint-Marc. Tant pis ; nous laisserons tant de beautés encore inconnues derrière nous que je ne veux pas m’effrayer outre mesure d’avoir passé si près de celles-ci, inutilement.


Après dîner, repris pour la dernière fois, hélas ! mes vagabondages nocturnes et solitaires dans ces villes d’Italie aux rues hautes et étroites, vides dès neuf heures, où bâillent de profondes fenêtres sous des grillages de fer forgé, ventrus et solides, où s’ouvrent des porches béants dans les façades des grands palais. J’examine attentivement le chaos dans lequel nous sommes tombés hier soir ; je dégage très bien maintenant, en me guidant avec les souvenirs de la journée, l’exacte physionomie des rues, des places, des palais, des églises. Je vais partout sans me perdre, étonné de la rapidité de cette assimilation de mes habitudes, avec le milieu où je suis, c’est-à-dire avec Florence où plus rien déjà ne m’étonne, où tout m’enchante, à chaque minute, davantage, éperdument.

En souvenir des soirs enfiévrés de Séville, de Gibraltar et de Tanger, je vais à la recherche d’un bouge honorable, si j’ose ainsi dire, riant moi-même de cette exaltation peut-être un peu puérile dont je me rends bien compte, » pour le Beau absolu, tandis que d’un autre côté, ce soir, je n’ai pas le courage de repousser les aspirations qui risquent de m’entraîner vers ce qui, évidemment, ne serait pas d’un absolutisme bien farouche en fait de Beauté. Je vais un peu au hasard par les rues et les ruelles. Tout est clos, tout dort ! Je regrette presque les vilaines figures de Naples et les joies acides qu’elles m’auraient dévoilées. Je regrette tout à fait, en y songeant, les grands châles roses, crème ou bleu pâle aux longs effilés caresseurs desquels sortent les figures provocantes des Sévillanes, — fleurant des odeurs de musc, de poivre, mêlées aux âcres senteurs de fleurs d’oranger, — en maraude dans les calle de Séville où résonnent les rires, le claquement sec des mains battues en cadence, accompagnant les danses et les chants, le dur grésillement des castagnettes, le galop endiablé des guitares aux accords fêlés et, sur ce chahut, le long et enveloppant gazouillis des fritures dont les spirales fumeuses emplissent l’air saturé d’arômes en lesquels se débat la luxure empoignante et chaude des rues… des rues de Séville par un beau soir de printemps brûlant comme un été parisien… Tandis que ce soir Florence est glacée, et que je parcours en vain les lung’ Arno déserts, où s’allonge en un mince filet lumineux sinuant jusqu’aux Cascines la ligne ininterrompue des réverbères.

Alors, machinalement, après avoir erré dans vingt ruelles, je reprends les quais tracés comme un large sillon à travers la ville ; et par une étrange bizarrerie je marche dans Florence en pensant, en voyant Séville, dont le souvenir vraiment m’est importun, tellement différent de là où je suis ; tellement ! Les quais du Guadalquivir, eux, du Paseo de Cristina au pont de Triana, sont emplis de cigarières qui vont, enténébrées comme la nuit, avec ces deux taches sanglantes : l’œillet rouge énorme, planté dans la chevelure épaisse, et la bouche mignonne, petite, et rouge aussi, effrontément rouge, taillée dans le satin bronzé de leur jolie figure ; et de cette fleur exquise, qu’est cette bouche, sort, mâchée, provocante, une tige de grenadier ou d’oranger dont s’effeuillent les pétales roses ou blancs ; de la chair ou de la neige… ô Séville ! Séville, avec ses yeux contre lesquels il ne faut pas lutter, qui s’accrochent aux vôtres et mordent comme des dents cachées sous des lèvres ; Séville avec ses cantilènes aux vieux rythmes arabes, enivrants et berceurs !…

Ici, dans Florence froide et précise, plus magnifiquement belle que doucement jolie, l’extase de la chair se mue en l’extase de l’esprit, et ce n’est pas le corps qui s’émeut et tressaille, c’est l’âme…

J’ai frôlé sans le voir le Palais-Vieux et j’arrive sans m’en rendre compte à ma Loggia del Bigallo. Je n’ai rien rencontré jusqu’à cette place monumentale où se dressent dans la nuit noire les fantômes des grandes architectures ; où tout à l’heure, dans le soleil, je me promettais de revenir me reposer. Je m’appuie seulement contre un pan de mur sous la veilleuse de la porte basse, et finis par m’asseoir comme un voyageur fatigué, comme un pauvre, sur un degré de marbre devant la grille qui ferme la Loggia… Dante Alighieri est venu souvent méditer aux environs de cette place, on dit sur cette place même, sur une pierre conservée pieusement depuis, que j’ai touchée sans doute il n’y a qu’un instant, moi atome dont rien ne sera plus dans quelques années, dans quelques jours, peut-être dans quelques heures… Et tout ce que j’ai vu, aimé, continuera d’être, à peine modifié par le temps en marche vers la Fin… Et longtemps je reste les regards attachés sur cette tour de Giotto que Pétrarque, le tendre poète de Laure, a vu petit à petit s’élever dans les airs où je discerne en ce moment les dessins des marbres obscurs, combinés avec les clartés des marbres aux nuances pâles qui sommeillent dans l’ombre, entre les colonnettes. J’évoque tous les noms, tous les êtres, si lointains dans le passé, qui vinrent là, heurter, contre les murailles fastueuses du Dôme, leurs regards, comme les miens s’y abandonnent à cette heure et vont chercher les statues immobiles dans leurs niches, compagnes élégantes et muettes, pour revoir ensemble, elles sans frissons ni vertiges, moi transi de petitesse, chétif dans ce coin de nuit, — oublieux du présent, — tout le passé qui recommence, dans un rêve enfin venu…