Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Lettres/09

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Hachette (tome 2p. 110-112).


IX. Fragment d’une lettre à M. Périer[1].


1661.

Vous me faites plaisir de me mander tout le détail de vos frondes, et principalement puisque vous y êtes intéressés. Car je m’imagine que vous n’imitez pas nos frondeurs de ce pays-ci qui usent si mal, au moins en ce qui me paroît, de l’avantage que Dieu leur offre de souffrir,

quelque chose pour l’établissement de ses vérités. Car, quand ce seroit pour l’établissement de leurs vérités, ils n’agiroient pas autrement ; et il me semble qu’ils ignorent que la même Providence, qui a inspiré les lumières aux uns, les refuse aux autres : et il me semble qu’en travaillant à les persuader, ils servent un autre Dieu que celui qui permet que des obstacles s’opposent à leur progrès. Ils croient rendre service à Dieu en murmurant contre les empêchemens, comme si c’étoit une autre puissance qui suscitât leur piété, et une autre qui donnât vigueur à ceux qui s’y opposent.

C’est ce que fait l’esprit propre. Quand nous voulons par notre propre mouvement que quelque chose réussisse, nous nous irritons contre les obstacles, parce que nous sentons dans ces empêchemens ce que le motif qui nous fait agir n’y a pas mis, et nous y trouvons des choses que l’esprit propre qui nous fait agir n’y a pas formées.

Mais, quand Dieu fait agir véritablement, nous ne sentons jamais rien 1 dehors qui ne vienne du même principe qui nous fait agir ; il n’y a point d’opposition au motif qui nous presse ; le même moteur qui nous porte à agir en porte d’autres à nous résister, au moins il le permet : de sorte que, comme nous n’y trouvons point de différence et que ce n’est pas notre esprit qui combat les événemens étrangers, mais un même esprit qui produit le bien et qui permet le mal, cette uniformité ne trouble point la paix d’une âme et est une des meilleures marques qu’on agit par l’esprit de Dieu, puisqu’il est bien plus certain que Dieu permet ce mal, quelque grand qu’il soit, que non pas que Dieu fait le bien en nous (et non pas quelque autre motif secret), quelque grand qu’il nous paroisse ; En sorte que pour bien reconnoître si c’est Dieu qui nous fait agir, il vaut bien mieux s’examiner par nos comportemens au dehors que par nos motifs au dedans, puisque si nous n’examinons que le dedans, quoique nous n’y trouvions que du bien, nous ne pouvons pas nous assurer que ce bien vienne véritablement de Dieu. Mais, quand nous nous examinons au dehors, c’est-à —dire quand nous considérons si nous souffrons les empêchemens extérieurs avec patience, cela signifie qu’il y a une uniformité d’esprit entre le moteur qui inspire nos passions et celui qui permet les résistances à nos passions ; et comme il est sans doute que c’est Dieu qui permet les unes, on a droit d’espérer humblement que c’est Dieu qui produit les autres.

Mais quoi ! on agit comme si on avoit mission pour faire triompher la vérité, au lieu que nous n’avons mission que pour combattre pour elle. Le désir de vaincre est si naturel que, quand il se couvre du désir de faire triompher la vérité, on prend souvent l’un pour l’autre et on croit chercher la gloire de Dieu, en cherchant, en effet, la sienne. Il me semble que la manière dont nous supportons les empêchemens en est la plus sûre marque : car enfin si nous ne voulons que l’ordre de Dieu, il est sans doute que nous souhaiterons autant le triomphe de sa justice que celui de sa miséricorde, et que, quand il n’y aura point de notre négligence, nous serons dans une égalité d’esprit, soit que la vérité soit connue, soit qu’elle soit combattue, puisqu’en l’un la miséricorde de Dieu triomphe et en l’autre sa justice.

Pater juste, mundus te non cognovit. « Père juste, le monde ne t’a pas connu ». Sur quoi saint Augustin dit que c’est un effet de sa justice qu’il ne soit point connu du monde. Prions et travaillons et réjouissoris-nous de tout, comme dit saint Paul.

Si vous m’aviez repris dans mes premières fautes, je n’aurois pas fait celle-ci, et je me serois modéré. Mais je n’effacerai pas non plus celle-ci que l’autre : vous l’effacerez bien vous-même si vous voulez. Je n’ai pu m’en empêcher, tant je suis en colère contre ceux qui veulent absolument que l’on croie la vérité lorsqu’ils la démontrent, ce que Jésus-Christ n’a pas fait en son humanité créée. C’est une moquerie et c’est, ce me semble, traiter…

Je suis bien fàché de la maladie de M. de Laporte. Je vous assure que je l’honore de tout mon cœur. Je, etc.



FIN DES LETTRES.
  1. Je transcris cette lettre sur l’original écrit de la main de M. Pascal. Le dernier feuillet est perdu. Il y a trois mots que je n’ai pu déchiffrer, et j’ai eu bien de la peine à lire les autres. (Id.)