Pascal (Boutroux)/8

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 155-189).
CHAPITRE VIII


LES « PENSÉES »


Parmi les papiers que laissa Pascal, se trouvaient de nombreux projets relatifs à l’ouvrage qu’il méditait sur la religion. Ayant examiné ces fragments, dont la plupart exprimaient des pensées complètes et dont plusieurs paraissaient achevées, les parents et les amis de Pascal songèrent à les mettre en état d’être publiées. Il ne s’agissait pas principalement pour eux de faire ressortir le génie propre et d’accroître la gloire de celui qui avait pour maxime : « Le moi est haïssable », mais de remplir l’intention de l’humble serviteur de Dieu et de l’Église. C’est pourquoi ils prirent soin, tout en conservant les saisissantes beautés du texte, d’en éclaircir ça et là les obscurités, de marquer la suite et la liaison des parties, et aussi d’adoucir certaines expressions, qui, mal comprises, auraient pu égarer sur la doctrine de l’auteur.

Comme préface à cette publication, Mme Périer composa, peu de temps après la mort de son frère, une Vie de Blaise Pascal. Mais ce ne fut qu’en août 1668, lorsque le pape Clément IX eut, croyait-on, terminé les querelles du jansénisme et fait la paix de l’Église, que l’on travailla à mettre les fragments en ordre. Le duc de Roannez eut le plus de part à ce travail. Il fut secondé par Arnauld, Nicole, et plusieurs de ces Messieurs. M. et Mme Périer se résignaient difficilement aux changements que l’on croyait devoir faire. Mais Arnauld expliqua à M. Périer que l’on ne saurait être trop exact, quand on avait affaire à des ennemis d’aussi méchante humeur que ceux de M. Pascal ; et qu’il fallait prendre garde, pour sauver quelques expressions sans importance, de rendre la publication impossible. Dans un esprit de discrétion et de respect, en songeant constamment à tout ce que leur avait dit Pascal lui-même de son plan et de ses idées, ces confidents de sa pensée travaillèrent à donner un dessin fidèle de l’œuvre projetée.

L’impression fut achevée en 1669 ; la publication n’eut lieu qu’en 1670. L’ouvrage, intitulé Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers, fut précédé, non de la Vie de Pascal, qui eut risqué de faire une trop large place à la personne de l’auteur, mais d’une préface composée par son neveu Étienne Périer, exposant le dessein de M. Pascal. Il parut revêtu de l’approbation de plusieurs évêques et docteurs.

Cette première édition était volontairement, incomplète et arrangée. Les éditions que donnèrent Condorcet en 1776, et Bossut en 1779, plus complètes, demeurèrent fort différentes du texte original. Victor Cousin, en 1842, signala ces différences ; et, à partir de cette époque, on s’efforça de reproduire exactement le manuscrit. Les publications de Faugère, 1844, Molinier, 1877, Michaut, 1896, 1899, et Brunschvicg, 1897, ont peu à peu résolu ce difficile problème. Dans l’édition de M. Michaut, nous sommes véritablement en présence des notes et fragments épars, souvent incomplets, remplis de ratures, de surcharges et de variantes, parfois réduits à un commencement de phrase on à quelques mots tracés pour soulager la mémoire, que nous offrent ces émouvants papiers, expression immédiate de la pensée vivante et de l’imagination en travail. Nous surprenons Pascal conversant avec lui-même au plus profond de sa conscience ; nous contemplons, étalée devant le public, mainte pensée naissante, à peine formée, non encore éprouvée qu’il eût rejetée peut-être, ou modifiée par l’effet de la réflexion. Et cette prise de possession des manuscrits, certes très précieuse, est une source de fines jouissances pour les habiles, qui, désabusés de la foi aux idées, mettent tout leur plaisir à étudier la personne, et, dédaignant les doctrines d’un Pascal, trouvent très curieux et amusant de démonter son intelligence et son âme. Il semble pourtant que ceux qu’on appelle les grands hommes doivent simplement être rangés parmi les cas anormaux, si les produits de leur génie sont sans valeur réelle. L’admiration que nous nous flattons de leur vouer ne nous fait-elle pas un devoir de chercher d’abord, dans leurs écrits l’expression de la vérité éternelle qu’ils se sont proposé d’y fixer et de nous transmettre ?

Il ne peut être question de tracer un plan des Pensées, ni même de l’ouvrage en vue duquel elles ont été jetées sur le papier. Mais nous sommes en droit d’interroger ces fragmenta sur le dessein qu’avait formé Pascal, et sur le travail intérieur qu’il voulait provoquer dans l’âme de son lecteur. Nous sommes guidés, à cet égard, dans une certaine mesure, par les souvenirs que nous ont transmis Étienne Périer, Filleau de la Chaise et Mme Périer touchant la conférence où lui-même développa ses idées, vers 1658.

Pascal ne se proposait pas de démontrer les vérités de la religion comme on démontre celles de la géométrie, d’une manière purement abstraite. Son intention était de ne rien dire où l’homme ne se trouvât intéressé soit en sentant en lui-même tout ce qu’on lui faisait remarquer, soit en voyant clairement qu’il ne pouvait prendre un meilleur parti que celui qu’on lui proposait.

Il eut tout d’abord en vue des personnes déterminées : ceux qu’on appelait les libertins, ces hommes du monde qui, au nom d’une science mal comprise et d’une demi-philosophie, faisaient parade d’incrédulité. Il voyait le modèle du libertinage dans deux hommes qu’il avait bien connus, dont il avait jadis apprécié l’esprit Méré, qui prétendait, à l’égard de la religion, s’en tenir à l’honnêteté ; Miton, qui, tout en apercevant que la nature est corrompue, croyait pouvoir demeurer dans l’indifférence et l’incuriosité.

Pour atteindre le mal dans sa source, c’est aux idées de Montaigne qu’il fallait s’attaquer. Pascal le connaissait à fond. Il avait lu et relu cette étrange Apologie de Raymon de Sebonde, où, sous prétexte de justifier l’emploi des raisons humaines dans la lutte contre les athées, Montaigne démontrait avec surabondance que notre raison déraisonne, dès que, quittant le domaine des choses sensibles, elle aborde les questions religieuses et philosophiques, et que la pure nature nous est, pour diriger notre conduite, un meilleur guide que ce soi-disant privilège de notre espèce. Comment pouvait-on amener à la religion des hommes qui étaient dans de tels principes ?

Leur faire voir directement la vérité de la religion, aussi certaine que celle des mathématiques ? On n’y pouvait songer. De deux puissances qui sont en nous, et qu’il eût fallu convaincre, la raison et la nature, la première, selon eux, en ces question, se niait elle-même, la seconde se suffisait. Sans doute, il restait concevable que la foi se superposât à la nature, comme, à une ligne donnée, une parallèle. Mais, destituée de toute attache à la nature, elle n’était plus qu’une opinion particulière.

Il fallait donc suivre la voie inverse ; et, partant de l’étude de la nature humaine, où prétendent s’enfermer les libertins, leur montrer que cette nature n’est pas telle qu’ils la supposent ; qu’un état de pure nature, sans aucun élément surnaturel, est, chez l’homme, une chose impossible ; que l’homme ne trouve la satisfaction de ses tendances et ne se réalise qu’en Jésus-Christ. Pareillement, il fallait redresser l’idée que les sceptiques se faisaient de la raison, de telle sorte que la foi, au lieu de se surarouter à notre intelligence comme quelque chose d’hétérogène, en devînt le complément indispensable et la perfection. Mais comment amener des hommes entêtés de leur suffisance à reconnaître qu’ils ne se suffisent pas ? Comment prouver à des indifférents, à des orgueilleux, qu’ils doivent sortir de leur quiétude, désirer leur humiliation ? Le premier point était d’étudier les moyens de persuader les hommes, de rechercher la méthode qu’il convenait d’adopter, l’ordre suivant lequel les raisons devaient être disposées.

Il y a une grande différence entre connaître Dieu en païen, qui ne voit en Dieu qu’une vérité géométrique en juif, qui ne voit en lui qu’une providence s’exerçant sur la vie et les biens des hommes ou en chrétien, à qui Dieu fait sentir qu’il est son unique bien. C’est ce troisième genre de connaissance qu’il s’agit de susciter.

Or dès l’abord se dresse une contradiction qui semble frapper d’avance tous nos efforts de stérilité. La fin cherchée est la transformation de la volonté et du cœur. Or une telle opération n’est possible qu’à la grâce divine, et la grâce est toute gratuite et surnaturelle. Créatures corrompues, nous ne pouvons rien pour provoquer, soit en nous, soit chez les autres, l’action de la grâce. Nous ne disposons que de modifications extérieures, sans effet sur le cœur, si Dieu ne s’en mêle. Quelle place pour notre action peut-il y avoir à côté de l’action divine ?

La contradiction serait insoluble, s’il fallait se représenter l’homme et Dieu comme existant l’un à côté de l’autre dans un milieu tel que l’espace. Alors l’action humaine, limitant l’action divine, en serait la négation ; et l’action divine, en détendant à l’infini, ne laisserait nulle place à l’action humaine. Mais Dieu est une personne, et l’homme est une personne. Entre personnes il y a d’autres relations que celles des corps. Par l’amour, elles s’unissent sans cesser d’être distinctes ; elles se pénètrent sans s’absorber. Telles les trois personnes de la Trinité divine. Et ainsi la Providence peut conférer à celles de ses créatures qui sont des personnes la dignité de la causalité. Il est possible qu’elle nous emploie nous-mêmes à l’œuvre de la conversion de nos semblables ; que nos prières, nos raisonnements, nos libres efforts, soient la manifestation, prévue et voulue par Dieu, de l’action intérieure de la grâce. Certes, Dieu seul peut nous convertir ; mais son action admet et commande la nôtre.

Nous voyons par là comment nous devons agir. Par nous-mêmes nous ne pouvons rien. Si donc l’écrivain se propose sa propre gloire et se flatte de triompher par son éloquence, son discours ne vient pas de Dieu et est sans force pour le bien. Pour être efficace, la parole doit être l’expression humaine de la voix divine. Celui qui veut annoncer la vérité doit s’humilier et s’anéantir devant elle.

Une fois pénétré de cet esprit, on peut et on doit user, selon ses forces, de tous les moyens que la nature et l’art mettent à notre disposition.

Nous savons que l’art de persuader a deux parties, qui correspondent aux deux entrées de l’âme humaine : l’art de convaincre, qui s’adresse à l’entendement, et l’art d’agréer, qui s’adresse à la volonté. De l’art de convaincre les géomètres nous offrent le modèle. L’art d’agréer a, lui aussi, ses règles, qui sont conformes à la nature instable de nos sentiments. Or la conversion de l’homme est empêchée par sa paresse, ses passions, son orgueil, en un mot, par l’amour de soi. Il ne faut pas prétendre vaincre ce sentiment par une idée. Une passion ne cède qu’à une passion. Il s’agit d’éveiller dans l’âme le mépris de soi et l’amour de Dieu. C’est le progrès même de la charité qui diminuera la force de l’amour de soi. À l’art d’agréer il appartient principalement d’ôter les obstacles et de disposer le cœur à l’amour de Dieu.

Pour toucher le cœur d’autrui, il faut, dans ses discours, suivre un certain ordre. Le cœur a son ordre. Jésus-Christ, saint Paul, saint Augustin suivent cet ordre. Il consiste principalement en la digression sur chaque point qui se rapporte à la fin, de manière que cette fin soit constamment devant l’esprit. C’est un ordre, non unilinéaire, mais convergent. Les parties ne sont pas rapportées à ce qui précède, mais à ce qui doit les suivre et les ramener à l’unité.

L’art de convaincre et l’art d’agréer sont d’ailleurs, en une affaire telle que la religion, qui concerne l’homme tout entier, indispensables l’un et l’autre, et doivent être étroitement unis. Tâche difficile, parce que les qualités qu’ils supposent, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, sont en quelque sorte contradictoires. L’un part de principes abstraits et gros, pour descendre aux conséquences l’autre part des choses communes, pour en chercher les principes innombrables, déliés et insaisissables. Ajuster ensemble l’abstrait et le concret, les axiomes et les réalités, telle est la méthode nécessaire.

De ces principes découlent les règles de composition et de style que Pascal se traçait, et dont les fragments qui nous restent portent la marque. Sans doute Pascal a écrit : « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, c’est-à-dire l’éloquence du sentiment et de la nature se moque de la rhétorique. » Mais, selon lui, l’éloquence du sentiment a elle-même ses règles, puisque le cœur a ses raisons. Il y a, en matière d’éloquence comme en toute action humaine, trois formes : la nature, l’art, le naturel. La nature, dans son état actuel, est un mélange confus de bon et de mauvais. L’art, pris séparément, est l’ensemble des règles imaginées par l’homme en vue de son plaisir, et tendant à déguiser la nature. Le naturel est, non la conformité à la nature donnée, mais le retour à la vraie et primitive nature, exempte d’altération. Ce n’est que par un travail méthodique et difficile que l’homme peut, dépassant la nature et l’art, atteindre au naturel. Ce travail est celui que considère Pascal. L’écrivain a pour objet d’agir sur les âmes, et ce succès ne peut venir que de Dieu. C’est pourquoi, avant d’écrire, il se met à genoux et, soumettant tout son être au Créateur, le prie de se soumettre aussi celui de son frère. Inclina cor meum, telle est sa prière, telle est celle qu’il invite son lecteur à faire avec lui. Car les meilleures raisons seront vaines, si le cœur n’est pas disposé à les recevoir.

Pour chacune des parties de l’éloquence, Pascal a des règles.

S’agit-il de l’invention ? Il considère que l’homme se persuade mieux par les raisons qu’il a trouvées lui-même, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres. L’écrivain doit donc se mettre à la place de ses lecteurs, et faire essai sur son propre cœur du tour qu’il doit donner à son discours. Le secret de l’éloquence est d’amener l’homme à faire réflexion sur ce qui se passe en lui, et à constater, par lui-même, la vérité de ce qu’on lui dit. Il faut, d’ailleurs, s’adresser à toutes les puissances de l’âme du lecteur, de manière à le prendre tout entier, à l’envelopper, à ne lui laisser aucune issue par où il puisse s’échapper. Donc, intérêt, plaisir, raison, cœur, esprit et corps, automate et intelligence, Pascal mettra tout en jeu pour exciter l’homme à vouloir sa conversion.

La disposition, exige des tâtonnements et des essais sans nombre. Car il s’agit d’unir l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur, qui semblent incompatibles. Les principes, dans les choses réelles et vivantes, loin d’être connus les premiers, ne se dégagent que peu à peu. La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est celle qu’il convient de mettre la première.

L’élocution a, dans les choses morales, une importance singulière, car un même sens y change selon les paroles qui l’expriment. La règle première, c’est que le fond doit présider à la forme. Il ne s’agit pas de faire des tableaux agréables, mais des portraits ressemblants. Gardons-nous d’imiter les méchants artistes, qui peignent de fausses fenêtres pour la symétrie. Mais, d’autre part, les mots ont leur force propre. Le style doit être naturel, c’est-à-dire simple, clair, naïf et vrai. Il faut trouver le mot à la fois commun, juste et fort. Il faut préférer les mots concrets aux mots abstraits ; il faut exprimer les choses dans leur rapport à l’imagination, à la volonté, au cœur. Enfin l’ordre des mots est une condition de leur pouvoir. Au jeu de paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux.

Cette forme de perfection, il semble que Pascal la réalise. Pascal, certes, est un écrivain. Les innombrables ratures, corrections et remaniements dont sont chargés ses manuscrits montrent assez combien il travaille son style. Ce style se distingue par sa plénitude. Il possède, non tour à tour, mais ensemble, toutes les qualités qui s’emparent de l’âme. Rigueur géométrique, passion, imagination, art et naturel, s’y fondent en une indissoluble unité.

Son mode d’exposition est un raisonnement très serré, présenté sous une forme très concrète : « Le moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. »

Pascal ramasse, à la manière des géomètres, une multitude d’idées dans une formule très brève : « Toute la loi consiste en Jésus-Christ et en Adam. »

Partout l’antithèse, mais toujours comme argument, jamais comme figure de rhétorique. Toute la sagesse, en effet, est de voir la contradiction qui est partout dans la nature, et d’en chercher l’explication humaine ; les deux raisons contraires, il faut commencer par là.

La langue de Pascal, l’un des modèles de celle du xviie siècle, a encore la verdeur du xvie. Elle admet tous les mots, les communs, les familiers, les bas, comme les nobles et les savants. Elle préfère les expressions communes. Elle hait les mots d’enflure. Elle appelle les choses par leur nom, elle les rend sensibles elle change les idées en visions, dont l’esprit ne pourra se défaire.

Sa syntaxe est très personnelle et très souple : « Les prophéties citées dans l’Évangile, vous croyez qu’elles sont rapportées pour vous faire croire. Non ; c’est pour vous éloigner de croire. »

Il emploie l’hyperbole, l’expression qui dépasse la pensée. Ce n’est pas là un vain procédé de style, c’est la méthode d’un homme qui veut forcer la volonté : l’action suppose une vue exclusive. C’est ainsi qu’il écrit : « La seule religion contre la nature, contre le sens commun, contre nos plaisirs, est la seule qui ait toujours été. »

Comme toutes les autres parties, le nombre tend à l’effet sérieux. Charmer l’oreille serait peu de chose : on ne le prend pour juge que quand on manque de cœur. Mais n’est-ce pas le cœur même et la volonté qui ressentent la puissance du nombre, dans une phrase telle que celle-ci : « Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent, qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève » ?

La maxime de se mettre à la place du lecteur, qui guidait Pascal dans sa manière d’écrire, détermine à plus forte raison le choix de ses pensées.

Il veut agir sur l’incrédule. Il se place, pour commencer, au point de vue de l’homme naturel, tel qu’il nous est donné de l’observer. L’homme, ainsi entendu, ne connaît qu’une chose, ne croit qu’à une chose, et cette chose est lui-même : il pense que l’homme est un tout, qu’il se suffit. Mettons-lui donc sous les yeux la peinture de son être, afin qu’il juge si vraiment il lui est possible de se contenter de soi.

Pour être sûr que le lecteur se reconnaîtra dans ce tableau, Pascal en empruntera les traits au maître des libertins, à Montaigne. Il transportera, des Essais du philosophe bel-esprit, dans son introduction au christianisme, mainte observation, mainte réflexion. Non telles exactement qu’il les trouve dans cet auteur. Il choisit, il ramasse, il change quelques mots ; et les mêmes pensées prennent un autre visage. Aimables ou agréablement railleuses chez Montaigne, elles deviennent, sous la plume de Pascal, amères, troublantes, déconcertantes. Ce n’est plus dans Montaigne, c’est en lui-même que Pascal voit ce qu’il y voit.

Comme dans ses travaux physiques, il part des faits. Ensuite il cherchera les causes. Le point capital, c’est d’observer l’homme dans sa forme concrète et véritable, dans la complication effective de sa nature. Qu’est-ce que l’homme, pour qui veut ainsi le voir, non sous une forme idéale, mais tel qu’il est ? L’homme est un être essentiellement changeant et complexe changeant, car sa manière d’être naturelle est la passion, dont le propre est l’instabilité ; complexe, car il est fait de parties à la fois hétérogènes et inséparables, irréductibles aux principes grossiers de la géométrie.

Quelles sont les raisons de ces effets ? Le mouvement peut, à la vérité, se concevoir comme la marche d’un être vers sa fin. Telle la gravitation naturelle des êtres vers Dieu, selon les philosophes païens. Mais le mouvement peut aussi être l’effet d’une contradiction intérieure, l’impossibilité de demeurer dans un état insupportable. De même, la complexité peut être, soit l’union harmonieuse d’éléments complémentaires, soit la réunion violente de principes disparates. De ces deux explications possibles, c’est, chez l’homme, la seconde qui est la vraie. L’homme est un être plein de contrariétés.

Considérez sa volonté : il veut le bonheur, et il est hors d’état de l’acquérir. Ses inclinations, condition de ses plaisirs, sont contradictoires. Il aime le repos, et il cherche l’agitation. Et tandis qu’il travaille à satisfaire une tendance, celle-ci, secrètement, se tourne en son contraire. Au fond, ce que nous voulons, ce n’est pas quelque chose de meilleur, de plus beau, de plus rare, c’est simplement autre chose. Il y a en nous une puissance décevante, dont l’occupation est de ravaler les objets qui sont une fois en notre pouvoir, pour parer de couleurs flatteuses ceux que nous ne possédons pas : c’est l’imagination. Séduits par son prestige, nous ne vivons jamais, nous attendons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, jamais nous ne pouvons l’être.

Nos facultés intellectuelles se contredisent pareillement. Au regard des sens, les choses sont finies la raison les voit infinies. Contradiction encore entre la raison, qui juge par principes, et le cœur, qui juge par sentiment. Et notre raison elle-même se contredit. Elle prétend juger, et en soi elle n’a pas de principes. Elle reçoit, indifférente, les principes nécessaires à ses raisonnements, et de ce qu’il y a de plus relevé dans notre cœur, et de ce qu’il y a de plus bas dans nos sens. C’est un jeu pour elle de soutenir le pour et le contre.

Cherchera-t-on, sons ces contrariétés, un fonds un et permanent, que l’on appellerait proprement notre nature ? La coutume, chez nous, a cette force, de contraindre, transformer et créer la nature. Qui prouvera que ce que nous appelons notre nature soit autre chose qu’une plus ancienne coutume ? Notre nature nous fuit éternellement. Nous sommes et nous ne sommes pas.

Cependant nous pouvons pénétrer plus avant encore dans les profondeurs de notre être. Par delà nos actions, nos facultés et notre nature, il y a notre moi, qui se pense et se connaît, et qui a peut-être en lui-même la puissance nécessaire pour mettre l’ordre et l’unité dans sa nature et dans ses actions. Mais ce moi est en proie à un mal étrange, dont lui-même ne se rend pas compte le besoin de divertissement. Quelle est la fin dernière de tous nos actes ? Qu’est-ce que l’homme attend de la richesse, des honneurs, des amusements, de la science, de la puissance ? La diversion, l’oubli de soi. C’est que notre cœur, ainsi que le révèle l’étude des passions de l’amour, est un abîme à la fois infini et vide, qui aspire à se combler. Or le monde ne nous fournit que des objets finis, des atomes, qui flottent dans sa capacité. Nous passons constamment des uns aux autres ; et notre souffrance demeure, parce que nous sommes toujours aussi loin du terme que nous poursuivons. Voilà pourquoi nous nous fuyons. Nous sentons confusément qu’en nous-mêmes est la cause de tous nos maux, et qu’en même temps nous n’avons nul moyen de nous changer. Du moins, pouvons-nous réellement nous fuir ? Pas davantage, parce que moi, qui prétends m’évader de moi-même, je suis encore et toujours moi, avec mon désir et mon impuissance également infinis.

Cependant les hommes, par les créations de leur intelligence, ont essayé de remédier aux vices de leur nature. Ils ont institué le droit ; et la morale, comme des moyens d’atteindre à leur fin.

Certes, à juger d’après l’apparence, il semble que notre justice soit essentiellement juste, que nous ayons un sûr moyen de connaître ce qui est juste en soi. Mais comment s’en tenir à ce sentiment, quand on compare et réfléchit, quand on a lu Montaigne ? Que de diversité dans ce qui devrait être un et universel ! Plaisante justice, celle qu’une rivière ou une montagne borne ! Quel est le fondement réel de notre justice ? C’est le temps, l’imagination, la force, et rien autre chose. Qu’est-ce que la propriété ? Une usurpation dont le souvenir est effacé. Qu’est-ce qui fait l’autorité des médecins et des juges ? C’est leurs soutanes et leurs mules, c’est leurs robes rouges et les hermines, dont ils s’emmaillottent en chats fourrés. Qu’est-ce que le droit de nos rois, sinon leur cortège de gardes, de hallebardes, de trognes armées, qui n’ont de mains et de forces que pour eux ?

Telle est notre justice. Les demi-savants en concluent qu’il n’y a pas de justice. Le peuple, lui, persiste à y croire. Et c’est le peuple qui a raison, mais non de la manière qu’il croit. Il croit que nos lois sont justes, et elles sont injustes : il juge indigne d’un homme de céder à la force, si cette force n’est en même temps la justice, et il fait bien. La justice, en ce monde, est invinciblement obscure et impuissante. Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. On a sauvé le principe de la justice en lui donnant pour matière la force. Par là on obtient la paix, qui est le premier des biens. Mais quelle singulière condition que celle d’un être qui a besoin qu’on le trompe pour désirer ce qu’il veut, qui exige que le faux porte le masque du vrai, alors qu’il foule aux pieds le vrai lui-même !

Notre morale ressembla à notre droit. Rien de plus clair, à première vue, que les principes de la science des mœurs, tels que la notion du bien, du bonheur, de la fin de la vie humaine ; et quel n’est pas le ravissement de celui qui, s’étant attardé aux sciences abstraites, en vient à étudier les choses morales et l’art de bien vivre ! Cependant interrogez les hommes sur ce, qu’ils considèrent comme bon. Ils vous nommeront les astres, le ciel, la terre, les éléments, les choux, les poireaux, les veaux, les serpents, l’adultère, l’inceste, tout jusques au suicide. Quant aux moralistes de profession, ils se divisent en deux grandes sectes : les stoïques et les épicuriens. Les premiers nous ordonnent de nous égaler à Dieu, les seconds ne nous jugent bons qu’à vivre comme les bêtes.

Ici encore, confusion et contrariété. Les demi-savants concluent qu’il n’y a pas de morale. Mais ils se trompent et le peuple, qui persiste à admettre la distinction du bien et du mal, leur est supérieur. Il y a un principe de la morale, qui est de bien penser, de penser selon la droite raison, c’est-à-dire, notre raison ayant besoin de guide, de penser selon l’inspiration du cœur. Mais s’ensuit-il qu’il dépende de nous de connaître et de faire le bien ? Nullement, parce que notre cœur, naturellement mauvais et aveugle, ne peut nous guider convenablement en matière pratique, que si nous le transformons, si nous le régénérons. Et il n’est pas en notre pouvoir d’agir sur notre cœur, d’aimer selon le commandement de notre intelligence. Seuls nos actes extérieurs dépendent de nous. En sorte que la morale nous ordonne ce qui ne dépend pas de nous.

Quel monstre est-ce donc que l’homme, quel chaos, quelle énigme, si tous ses efforts pour mettre de l’harmonie dans son être n’aboutissent qu’à en augmenter l’incohérence ?

Il est une race d’hommes qui se donnent pour plus savants et plus profonds que les autres, et qui prétendent trouver, par la seule force de leur raisonnement, l’explication de la nature humaine, et les moyens de la conduire à sa perfection. Ce sont les philosophes. Voyons ce que valent leurs doctrines. Ils affectent de ne relever que de la raison. Certes la raison a droit à nos respects. Elle nous commande plus impérieusement qu’un maître ; car en désobéissant à l’un on est malheureux, en désobéissant à l’autre on est un sot. Mais, d’autre part, notre raison est le jouet de nos sens et de notre imagination, puissances déréglées et trompeuses ; et elle est ployable à tout sens. Souveraine et esclave, telle est notre raison.

Sur cette contrariété les beaux esprits la condamnent. Ils se trompent. Car la force et l’autorité de la raison ne sont pas moins certaines que sa faiblesse. La raison est sûre dans ses principes les plus généraux, tels que les principes d’identité et de contradiction. Mais ces principes ne suffisent pas pour penser. Il faut aussi des vérités premières, des propositions fondamentales, et ces propositions lui font défaut. Elle raisonne bien, mais sur des principes qu’elle ne peut éprouver.

On serait tenté de répondre que nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur et le sentiment, et que c’est par ce dernier organe que nous connaissons les premiers principes. Il y a des faits physiques : nous les connaissons par les sens. Pareillement, il y a des faits métaphysiques : nous les percevons par le cœur, comme par un sens suprasensible. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis. — Il est vrai ; mais des mathématiques on ne peut conclure à la philosophie. Il nous est indifférent que l’espace ait trois ou quatre dimensions. Au contraire, notre intérêt est engagé dans le problème de notre destinée. Aussi ne cherchons-nous pas la vérité philosophique avec cette pureté de cœur qui serait nécessaire pour la discerner. De nous-mêmes nous la fuyons, et par nous-mêmes nous ne pouvons purifier notre cœur.

Pourtant les philosophes se flattent de résoudre certains problèmes, et tout d’abord celui de la certitude. Ils se partagent sur ce point en deux écoles : les dogmatistes et les pyrrhoniens. Et ces deux écoles se contredisent. On aurait tort pourtant de les renverser les uns par les autres, et de conclure à un doute absolu. Leurs doctrines ne sont pas fausses l’une et l’autre : elles sont vraies. Nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. Et notre impuissance de prouver est insurmontable à tout le dogmatisme. Du point de vue de la nature, le dogmatisme est indestructible ; du point de vue de la raison, le pyrrhonisme est le vrai. Nous croyons à la vérité, et nous ne pouvons la découvrir. Nous nous sentons faits pour la certitude, et nous en sommes incapables.

Les philosophes croient établir certaines vérités morales, telles que l’existence de Dieu, la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Certes les démonstrations des partisans de ces vérités valent mieux que celles de leurs adversaires. Mais que leur en revient-il, si ce qu’ils démontrent n’est qu’abstraction vaine, sans vie et sans efficace ? Ils nous donnent des hypothèses suffisantes, des vérités géométriques, des propositions. Mais une proposition peut-elle remplir notre cœur ? Ces preuves ne sont pas seulement inutiles, elles sont dangereuses ; car elles nous font croire que, par nous-mêmes, nous pouvons nous hausser jusqu’à Dieu.

Quant aux vérités qu’enseignent les sciences, elles sont, certes, incontestables ; mais elles ne se rapportent qu’aux choses matérielles, et sont de nul usage pour notre vie intérieure. La seule utilité effective des sciences est de former l’esprit à l’observation et au raisonnement.

Telle est la vanité du suprême effort de l’homme pour se réconcilier avec lui-même. Loin de résoudre les contradictions de notre nature, la philosophie nous les montre essentielles et irrémédiables. Nous voyons en nous un mélange incompréhensible de grandeur et de misère, de dignité et de bassesse. L’homme est grand, puisqu’il prétend s’unir à Dieu ; il est misérable, puisqu’il ne peut ni le connaître, ni aller vers lui. Son âme est noble, puisqu’elle voudrait se dépasser ; elle est basse, puisqu’en fait, en toutes choses, elle ne cherche que soi. C’est l’infini et le fini à la fois inséparables et inconciliables.

La sagesse, dès lors, ne consisterait-elle pas à s’oublier, à se plier à sa condition, à s’endormir sur le mol chevet de l’ignorance et de l’incuriosité ? Cette résolution serait, de toutes, la plus criminelle et la plus funeste. L’homme ne saurait s’y abandonner sans renier sa qualité d’homme. Un tel désespoir, ou une telle lâcheté, se concevrait, si l’homme n’était qu’impuissance. Mais sa grandeur est aussi réelle et indestructible que sa misère. Qu’il ne songe donc point à apaiser cette inquiétude sans cesse renaissante, qui se mêle à toutes ses joies et qui les corrompt. Elle lui rappelle ses destinées supérieures. Que plutôt il se contemple d’un regard sincère ; et que, voyant clairement l’impossibilité d’écarter comme de résoudre le problème de sa nature, après avoir vainement cherché la solution en lui-même et dans ce qu’il peut, il se décide à la chercher au-dessus de lui.

Il existe, par tout l’univers, des doctrines traditionnelles qui se donnent justement pour des solutions du grand problème ce sont les religions. À vrai dire, elles sont en général si dénuées de preuves, et elles enseignent une morale si basse, que je ne puis m’arrêter à la plupart d’entre elles. Mais tandis que je considère cette bizarre variété de mœurs et de créances, je trouve en un coin du monde un certain peuple, séparé des autres, et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous possédions. Le livre de ce peuple enseigne des choses étranges. Il raconte que l’homme est l’ouvrage d’un Dieu parfait, qui l’avait créé à son image, dans l’état d’innocence et avec toutes sortes de perfections, mais qu’il se révolta contre son créateur ; qu’en conséquence il fut déchu de son état et communiqua sa nature corrompue à tous ses descendants ; mais que Dieu, dans sa miséricorde, promit d’envoyer aux hommes un libérateur, qui satisferait pour eux, et réparerait leur impuissance. Et un autre livre nous apprend que ce libérateur est en effet venu, et nous a sauvés, en réunissant en lui la misère humaine et la sainteté divine, de telle sorte que de la première jaillit une source de mérite et de grâce.

Vrai ou faux, cet enseignement s’ajuste avec une précision singulière au problème de la condition humaine. Par l’opposition de la grâce et de la nature, il rend compte, et de la grandeur, et de la misère de l’homme ; et, à ceux qui cherchent le remède contre cet état de contrariété intérieure, il offre la grâce toute-puissante du créateur lui-même.

Toutefois, la vérité de la religion chrétienne n’est pas encore établie par là. Cette religion nous apparaît comme une hypothèse qui satisfait notre esprit. Mais une hypothèse commode n’est pas pour cela une réalité. La matière subtile de Descartes peut rendre compte de quelques phénomènes. Ce n’en est pas moins une fiction. Une recherche spéciale a été nécessaire pour convertir en vérité l’hypothèse de Torricelli. Et nous ne pouvons hasarder notre vie sur une hypothèse. Nous avons besoin de savoir si cette religion, explication plausible de notre condition, est, en outre, vraie absolument. Et ainsi il nous la faut considérer, non plus seulement par rapports à nous, mais en elle-même, dans les preuves qu’elle apporte de sa vérité.

Elle nous enseigne une union de la nature humaine et de la nature divine dans un seul et même être, qui passe notre intelligence et ne peut être qu’un objet de foi. Nous ne saurions donc y croire sans l’intervention d’une grâce surnaturelle. Mais il se pourrait que nos efforts fussent la manifestation, prévue par Dieu, de l’action même de la grâce sur nous. Nous ferons donc comme si, par nous-mêmes, nous pouvions aller à Dieu ; nous le chercherons de toutes nos forces, en épiant, au plus profond de notre cœur, le sentiment qui accompagnera nos efforts.

La foi est l’adhésion de l’âme aux vérités contenues dans la sainte Écriture. Elle a ses motifs, et en nous, et dans les vérités révélées. Et ces motifs se mêlent et se pénètrent de telle sorte, que notre disposition intérieure nous aide à comprendre l’Écriture, et que la méditation de l’Écriture développe notre disposition intérieure.

Que si, distinguant ce qui, en réalité, est inséparable, nous considérons premièrement le progrès de la disposition intérieure, nous remarquons que, pour nous élever de la connaissance à la foi, nous avons trois moyens : la raison, la coutume et l’inspiration.

La raison ne démontre pas les choses de la foi, mais elle ôte les obstacles, elle prépare les voies. D’abord elle prouve que, selon ses principes, les raisons pour valent les raisons contre, si bien qu’on peut se décider dans le sens de la foi sans la contredire. Ce n’est pas tout. Pressée et contrainte d’aller au bout de ses raisonnements, elle apporte une raison irréfutable de se décider en faveur de la religion. Il existe une branche des mathématiques que l’on appelle la règle des partis. Si l’on applique à la question de l’existence de Dieu les principes de ce calcul, on démontre rigoureusement que l’homme doit la résoudre par l’affirmative.

Soit la raison humaine dans l’état d’incertitude sur le sujet de l’existence de Dieu. Elle peut prendre croix ou pile ; je dis qu’elle doit prendre croix que Dieu est.

Et d’abord il nous faut nécessairement parier. Nous ne sommes pas libres. Nous vivons, et chacun de nos actes enferme une décision touchant notre destinée. Il est clair que nous ne saurions agir de la même manière si Dieu est et s’il n’est pas. Que gagerons-nous ? Nous devons gager que Dieu est.

En tout pari, il y a deux choses à considérer le nombre des chances, et l’importance du gain ou de la perte. La raison que nous avons de choisir tel ou tel parti est exprimée par le produit de ces deux facteurs. Or, poser Dieu, c’est poser un bien infini. Faisons aussi petit que l’on voudra, égal à 1 par exemple, le nombre des chances que Dieu soit. Le parti que Dieu est sera représenté par . En regard de la béatitude que Dieu peut donner, mettons maintenant les biens de ce monde, et supposons-les aussi grands que l’on voudra. Ils ne peuvent former qu’une quantité finie, que nous appellerons a. Faisons, d’autre part, aussi nombreuses que l’on voudra les chances que Dieu ne soit pas et que le monde existe seul. Ce nombre est fini, puisqu’il y a une chance que Dieu soit. Le parti que Dieu n’est pas sera, des lors, représenté par l’expression . Or ce produit est nécessairement plus petit que le premier, où l’infini entre comme facteur. Donc je dois gager que Dieu est.

Ce raisonnement est démonstratif. Ce n’est, toutefois, qu’un raisonnement. Il réduit l’entendement, mais n’atteint pas le cœur. Et c’est l’adhésion du cœur que réclame la religion chrétienne. Comment l’affirmation que Dieu est pourra-t-elle descendre de l’intelligence dans le cœur ?

Le grand obstacle, ce sont les passions, c’est l’amour des plaisirs. Il faut les quitter. J’aurais bientôt quitté les plaisirs, répondez-vous, si j’avais la foi. Mais moi je vous dis vous auriez bientôt la foi, si vous quittiez les plaisirs. C’est à vous à commencer. Vous pouvez bien faire un effort, et éprouver si ce que je dis est vrai.

Pour plier notre cœur au commandement de notre raison, nous disposons d’un moyen puissant : la coutume. Elle fait nos attachements et nos répugnances, elle peut les défaire. Elle a une influence naturelle sur nos dispositions intérieures. Vous donc qui voulez croire et ne pouvez, vous que la raison porte à chercher la foi, et qui sentez une résistance dans votre cœur, faites comme si vous croyiez, prenez de l’eau bénite, faites dire des messes. Naturellement même cela diminuera vos passions, vous fera croire, et vous abêtira. C’est ce que je crains. Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ? La sagesse dont vous vous targuez n’est que mensonge. C’est en revenant au naturel et à la simplicité, dont follement les hommes se moquent, que vous vous rendrez capable de recevoir l’impression de la vérité.

Tel est le rôle de la coutume. Mais elle aussi est insuffisante. Une seule chose produit la foi parfaite l’inspiration. Si les raisonnements et la coutume ont quelque valeur, c’est qu’ils annoncent ou plutôt accompagnent, traduisent et rendent sensible à la conscience l’action de la grâce. S’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, c’est le suprême effort de l’homme dans sa poursuite de la foi.

À mesure que se purifie sa disposition intérieure, la vérité se dévoile à ses yeux.

Le livre qui la contient est la Bible. Ce livre me frappe tout d’abord par ses marques d’authenticité. Je vois notamment qu’il nous a été transmis par les Juifs, alors qu’il les dépeint infidèles et les menace de châtiments, terribles. Or quelle apparence y a-t-il qu’ils eussent conservé un tel livre s’il n’était pas authentique ? Plus je considère l’histoire que raconte la Bible, plus je la trouve remarquable. Elle a une unité, une suite, une logique extraordinaires. Et ce qu’elle nous montre, c’est, à côté d’une religion rituelle, une religion tout intérieure, fondée sur l’amour de Dieu, laquelle se perpétue à travers toute sorte de vicissitudes.

Déjà je désire que la religion chrétienne, terme de cette histoire, soit susceptible d’être démontrée vraie. Or je trouve des preuves de cette vérité dans de nombreux miracles rapportés par la Bible et dont la réalité est incontestable ; dans les passages visiblement figuratifs dont le livre abonde, et qui s’appliquent exactement à Jésus-Christ ; enfin dans des prophéties très précises, dont l’histoire de Jésus-Christ a été la fidèle réalisation.

Telle est l’impression première que fait sur moi la lecture de l’Écriture. Mais je ne puis me dissimuler qu’un examen plus approfondi suscite d’énormes difficultés. S’il y a de vrais miracles, il y en a de faux ; il y en a qui, pris isolément, sont propres à détourner l’âme humaine de Dieu et de Jésus-Christ. S’il y a des figures claires et démonstratives, il y en a qui semblent un peu tirées par les cheveux, et qui ne prouvent qu’a ceux qui sont persuadés d’ailleurs. Enfin bien des prophéties sont inintelligibles, ou semblent ne s’être en aucune façon réalisées. Ce livre abonde en contrariétés. Il montre Dieu absent et présent ; il est charnel et il est spirituel ; il est clair et obscur, ordonné et confus, sublime et trivial. Qui lèvera ces contradictions ? Qui mettra l’ordre dans ce chaos ?

Dans la Bible elle-même nous trouvons une explication. Isaïe nous apprend que Dieu s’est proposé d’aveugler les uns et d’éclairer les autres, et que sa conduite est calculée de manière à produire ce double résultat. Dieu lui-même se nomme un Dieu caché. Seuls, les élus doivent le discerner sous les voiles dont il s’est couvert. Cette solution est suffisante au point de vue logique. Mais dans quel abîme de réflexions ne nous plonge-t-elle pas ? Comment Dieu peut-il se plaire à tromper et perdre ses créatures ?

Si l’homme n’avait rien en lui de plus relevé que la raison, il lui serait impossible de surmonter ces difficultés. Mais notre cœur a ses clartés, qui ne sont pas celles de la raison. Il voit qu’il n’aurait aucun mérite à se régler sur une évidence rationnelle ; tandis qu’en se donnant, malgré les résistances de la raison et de la nature, il fait un effort et un sacrifice, et se rend capable d’une perfection supérieure à celle des sens et de la raison. Et ainsi s’accomplit dans l’âme le mystère de l’acte de foi. Le besoin de croire qui s’est fait jour dans la volonté rencontre son objet ; et cet objet, s’unissant à la volonté, y réalise la foi qu’elle poursuivait. Celui qui crée dans l’homme cette vie surnaturelle, c’est Jésus-Christ. C’est lui que l’homme cherchait dans sa course vagabonde à travers tous les biens de ce monde. C’est lui qui désormais sera la source de ses pensées et de ses affections. Jésus-Christ est le centre de la religion.

Jésus-Christ est l’expression la plus complète de la contrariété qui est en tous les hommes. Il est grand, puisqu’il est Dieu ; il est la grandeur même. En même temps il est véritablement homme, et le plus humble, le plus misérable des hommes. C’est un ouvrier, obscur, pauvre et sans défense. Il est chargé des péchés de tous les fils d’Adam, et il endure les supplices les plus cruels et les plus ignominieux. Il réunit littéralement l’extrême misère et la suprême grandeur.

Son œuvre, c’est la transformation de l’obstacle en instrument, la force surgissant de la faiblesse, le mal engendrant le bien. Jésus se sacrifie, et son sacrifice a une vertu singulière. De la part de l’homme, qui a une dette à payer, un sacrifice ne peut être qu’expiatoire. Celui de l’agneau sans tache est méritoire. Et ce mérite a une efficacité toute-puissante. Tout ce qui vient de l’homme est sans effet pour changer le fond de son être. Sa volonté, dans son état actuel, est enchaînée à sa nature, et ne peut agir sur elle. Mais le mérite de Jésus Christ, infini comme l’amour qui lui donne naissance, anéantit le péché jusque dans sa racine. C’est ainsi qu’en Jésus-Christ le mal comme souffrance triomphe du mal comme malignité. Toute souffrance n’est pas rédemptrice. Subie, la douleur déprime. Mais Jésus a souffert librement et en s’unissant à la sainte volonté du Père. La vertu divine s’est communiquée à cette souffrance.

Et comme il s’est guéri, ainsi, par lui, nous pouvons guérir. Jésus est la voie, la vérité et la vie. Il est la voie, car il est un autre nous-même, réunissant, en les portant à l’infini, et notre grandeur et notre misère. Il est la vérité, car il nous offre, sur Dieu et sur nous-mêmes, des lumières que nous ne trouvons qu’en lui. La croix, où Dieu châtie et pardonne, où la bassesse se change en gloire, nous enseigne que Dieu est à la fois juste et miséricordieux, juste envers les superbes, miséricordieux envers les humbles. La croix nous sauve, et de l’orgueil stoïque, qui prétend s’égaler à Dieu, et du désespoir où la vision du néant plonge les athées. Et il est la vie. Non que son action se substitue à la nôtre : l’œuvre de notre régénération ne peut se faire sans nous. Mais la certitude de la miséricorde divine excite à l’action, puisqu’elle nous permet d’espérer que nos efforts ne seront point stériles.

Certes, par nous-mêmes, nous ne pouvons rien d’utile à notre salut. Mais Jésus-Christ est proprement le second Adam. Nous avons tous péché dans le premier, où tous nous existions virtuellement. Le fond de notre désir naturel, c’est ce qu’il a voulu. En revanche, nous pouvons tous, si nous le voulons, vivre dans le second, et nous revêtir de son mérite. Il faut, pour qu’il en soit ainsi, que tout ce qui est arrivé en lui se reproduise en nous. Il faut que nous souffrions avec lui, que nous mêlions nos prières à ses prières, notre amour à son amour. Il faut que nous devenions membres de Jésus-Christ. Être membre, c’est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps auquel on appartient. Par l’amour donc, nous pouvons vivre en Jésus-Christ, et renaître avec lui. Jésus-Christ est le véritable Dieu des hommes.

Unis à Jésus-Christ, nous avons sur les choses une vue que nous n’aurions pu obtenir par nos facultés naturelles. Par celles-ci nous essayons de remonter des conséquences au principe, et le principe nous fuit, d’une fuite éternelle. Nous marchons de contradictions en contradictions. Avec Jésus-Christ, nous partons du principe vivant des choses ; et ce qui, aperçu du dehors, était contrariété irréductible, se révèle logique supérieure et parfaite harmonie. Et d’abord, la Bible, les miracles, les prophéties, les figures, qui apparaissaient à nos regards étonnés comme calculées pour aveugler les uns et éclairer les autres, prennent une signification nouvelle. Ceux que Dieu aveugle ont véritablement voulu, dans leur orgueil et leur esprit charnel, ne croire qu’à leur raison et nier ce qui les dépasse : Dieu les livre à leur aveuglement. Ceux qu’il éclaire sont ceux qui le cherchent de bonne foi et se soumettent à la vérité. Se donner à Dieu, source de toute bonne action, c’est déjà le posséder. On peut donc dire, en langage humain, qu’il dépend de nous d’être éclairés ou aveuglés. Tout se passe comme si nous pouvions, par nous-mêmes, obtenir la grâce de Dieu. Aux yeux de la foi, l’action de Dieu n’enlève rien à l’action de l’homme elle en fait la réalité.

Éclairés par Dieu, nous trouvons de nouveaux sujets de croire dans les difficultés mêmes que la Bible offrait à notre raison. Certaines prophéties semblent ne s’être point réalisées : c’est que nous les entendons mal. Nous leur prêtons un sens matériel, alors qu’elles en ont un spirituel. Les Juifs attendaient un Messie puissant selon le monde, parce qu’ils étaient charnels. Le chrétien sait que l’ordre de la grandeur matérielle n’est rien devant l’ordre de la charité, et il entend la royauté du Messie dans le sens de sa grandeur morale. Il en est de même des figures et des miracles. Les figures veulent être interprétées en esprit et en vérité, sans que pourtant cette interprétation laisse aucune place à l’arbitraire. Les miracles qui prouvent la religion doivent être distingués des autres car il y a de faux miracles, sans signification et sans valeur. Tantôt les miracles discernent la doctrine, tantôt la doctrine discerne les miracles. L’amour de Dieu est, ici encore, le guide nécessaire et infaillible. Il fixe notre raison, qui, d’elle-même, erre à l’aventure quand elle s’occupe des choses surnaturelles.

La clarté qu’il trouve désormais dans la Bible, l’homme la trouve également en lui. Aux yeux de la raison naturelle, il n’était que contrariété et impuissance. Il connaît maintenant, et l’ordre qui est au fond de sa nature, et la cause et le remède du désordre qui s’y manifeste.

L’homme a trois facultés : cœur ou volonté, raison, sens. Si ces facultés sont actuellement en conflit les unes avec les autres, c’est que leurs rapports primitifs sont renversés.

Le cœur, suivant sa pente actuelle, va vers le moi comme vers sa fin suprême. Cette tendance est l’effet du péché, par lequel le moi s’est préféré à Dieu. Mais, régénéré par la grâce, le cœur se détache de son idole pour aller au Dieu véritable et, soumis lui-même, il domine et dirige à bon droit toutes nos facultés.

Les sens, que nous faisons juges des choses divines, à la lumière desquels nous prétendons résoudre le problème de notre destinée, ne se rapportent en effet qu’au monde matériel créé par Dieu. Ils perçoivent les faits physiques, comme le cœur, détaché des sens, perçoit les vérités morales et les premiers principes. Dans leur domaine, ils sont des témoins sûrs, les seuls à qui appartiennent la compétence et l’autorité.

Notre raison est située entre ces deux puissances d’intuition, comme un serviteur entre deux maîtres. Ce fut l’erreur des philosophes, de lui prêter des principes propres et la puissance de se suffire. Tous les principes que ces faux sages s’imaginent tirer de la raison viennent, en réalité, de nos sens ou de notre cœur corrompus. La raison n’a point de principes propres. Sa fonction légitime est de se joindre aux sens, quand il s’agit de connaître le monde des corps, aux impressions de la grâce sur la volonté quand il s’agit de connaître les choses divines. Entre la science de la nature et la religion il n’y a point de place pour la philosophie : cette prétendue science n’est que le dernier effort de l’orgueil humain pour s’égaler à Dieu et rendre la croix inutile.

Et ainsi il y a trois ordres d’existences : celui des corps, celui des esprits et celui de l’amour de Dieu ; et la distance infinie qui sépare le premier du second, n’est que la figure de la distance, infiniment plus grande, qui sépare le second du troisième. Avec la connaissance et l’observation de ces rapports rentrent dans l’âme humaine l’harmonie et la paix.

Comme elle nous éclaire sur la religion et sur nous-mêmes, ainsi la foi en Jésus-Christ règle notre conduite. Le digne objet des désirs de l’homme, c’est la possession de la grâce divine. Or il n’y a pas de formule d’incantation qui puisse forcer Dieu à nous la communiquer. C’est l’erreur mortelle des païens et des chrétiens qui pensent en païens, de soumettre Dieu aux actions des hommes. Mais, d’autre part, il ne faut pas croire, avec certains chrétiens, imbus de l’erreur contraire, que Dieu nous sauve sans notre participation, que nos actes sont indifférents, que Jésus-Christ prend purement et simplement notre place devant le tribunal de son père. La vérité, c’est que l’œuvre de la grâce, toute divine dans sa source, est nécessairement accompagnée de l’action humaine. Cette action consiste à prendre part à l’œuvre de salut qui s’est accomplie par la miséricorde divine, à vivre en Jésus-Christ, comme nous avons vécu en Adam. Vivre en Jésus-Christ, c’est être admis à sa gloire en partageant ses souffrances. Il ne nous a pas dispensés de souffrir, puisqu’il est notre modèle et qu’il a souffert. Mais il nous a donné le moyen de rendre nos souffrances fécondes.

La vie chrétienne est ainsi une vie de mortification. La souffrance que nous nous infligeons en communion d’esprit avec Jésus-Christ est notre part dans l’œuvre de notre salut. Par elle nous travaillons nous-mêmes à diminuer en nous la triple concupiscence des sens, de l’esprit et de la volonté. Par elle nous libérons notre cœur des objets périssables et vils qui le déshonorent, afin qu’à leur place rentre en lui l’amour de Dieu. Et, en effet, l’amour de Dieu le remplit à mesure qu’il s’épure. Car c’est sous son influence même qu’il luttait et se mortifiait. La souffrance de plus en plus docilement acceptée est le signe de la régénération intérieure.

L’amour de Dieu, ce devoir suprême qui seul donne un sens à tous les autres, et qui pourtant dépasse infiniment les forces de notre nature, se réalise en nous sous l’action de Dieu, et, dès cette vie, nous appelle au partage de la vie divine. Nous ne saurions toutefois nous y abandonner passivement et nous affranchir de la lutte et de l’épreuve. Comme la nature n’est qu’une image de la grâce, ainsi la grâce elle-même n’est que la figure de la gloire. La vie du chrétien est le progrès de plus en plus libre et joyeux de l’âme vers un terme que la mort seule lui permettra d’atteindre.