Pascal (Boutroux)/9

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 190-205).
CHAPITRE IX


PASCAL ET SES DESTINÉES


Le visage de Pascal, autant que nous en pouvons juger par le masque moulé après sa mort et par un ou deux portraits, avait une expression singulière d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’ironie imperceptible, de décision, de candeur et de spiritualité. Plus que ses lèvres fines et élégantes, plus que son nez à la courbure prononcée, on remarque tout de suite ses yeux au regard scrutateur, calme et impérieux, dont on ne peut dire s’ils attirent par le beau génie qu’ils manifestent, ou s’ils intimident par leur expression de détachement.

Si remarquable que soit cette physionomie, elle ne traduit que faiblement une vie intérieure d’une richesse et d’une intensité extraordinaires. Pascal réunissait des qualités singulièrement différentes le don des sciences d’observation et de raisonnement, et le sens très pénétrant des choses du cœur et de l’âme, le besoin de connaître et le besoin d’aimer, le penchant à la vie intérieure et le désir ardent d’agir sur les autres hommes, la candeur et l’ambition, la simplicité et l’habileté, la puissance d’abstraction et l’imagination, la passion et la volonté, la spontanéité d’une nature généreuse et le goût du travail, de la lutte et de l’effort. Un trait dominant de son caractère était la fantaisie de vouloir exceller en tout. Cette exigence de la perfection l’empêchait d’admettre les tempéraments, les concessions, les moyens termes. En toutes choses il cherchait l’absolu. Les qualités mêmes qui paraissent le plus difficilement compatibles, il les poussait à l’extrême, et il prétendait les ramener à l’unité.

Son esprit a passé par plusieurs phases, déterminées par son génie naturel, par les circonstances et par sa volonté.

Élevé par son père dans le principe du compromis entre les intérêts temporels et les intérêts spirituels, il apprend que la vraie religion chrétienne oblige à n’avoir point d’autre objet que Dieu seul. Il embrasse aussitôt cette manière de voir, où il trouve la perfection et l’exactitude dont il est avide. Et cependant ses attachements profanes persistent dans son âme ; et, son intelligence ayant eu dans sa conversion plus de part que son cœur, il oscille entre l’amour de Dieu et l’amour des sciences. Puis, vivant dans le monde, il en est séduit ; et il prend conscience de la profondeur, de la beauté, de la dignité de la nature humaine. Il observe et il éprouve que la passion est l’essence de l’homme, et que la passion consiste, au fond, dans le besoin de posséder un objet égal à la capacité du cœur humain. Désormais il cherchera dans l’homme même le fondement de toute doctrine qui voudra s’imposer à l’homme. Or, tandis qu’il se complaît dans l’estime de la nature humaine, cette nature lui apparaît comme déchirée par une contrariété interne : il y a en elle une disproportion invincible entre la puissance et la destinée. Il se trouble, et il souffre ; et bientôt la foi au Dieu d’amour, comme objet unique de l’âme, se réveille en lui : il y trouve le remède, non seulement théorique, mais pratique et efficace, au mal dont il souffre. Par elle il recouvre la paix et la joie. Cette fois, la conversion est définitive, parce qu’elle ne consiste plus dans une simple adhésion de l’intelligence, mais dans un véritable renouvellement du cœur et de la volonté. Dès lors, Pascal prend la résolution de consacrer à Dieu toutes ses facultés. Il combattra ce mélange de l’esprit chrétien avec l’esprit du siècle, ce partage de l’âme entre soi et Dieu, qui est la gageure impossible à tenir. Il travaillera à son perfectionnement et à la conversion des autres hommes, et il n’estimera les sciences elles-mêmes que dans la mesure où elles pourront servir à la religion.

La forme dont il revêt ses idées dans les ouvrages qu’il est amené à écrire suit de l’objet qu’il a en vue. Son effort ne tend qu’à manifester l’œuvre intime de la grâce, qui arrache l’homme naturel à son orgueil ou à son indifférence, et l’appelle à l’amour par le don de soi. C’est ce double effet de la grâce que traduit le style de Pascal. D’une part il accumule les peintures saisissantes, les contrastes violents, les exagérations mêmes de langage, propres à ébranler l’imagination et à secouer la paresse de l’homme naturel. D’autre part il trouve les mots qui pénétreront le cœur et le gagneront, qui lui inspireront la confiance, qui l’ouvriront à la foi, à l’amour et à la joie. Et d’un bout à l’autre du discours se déroulera la chaîne d’un raisonnement inflexible, moyen humain de s’élever de la nature à Dieu, transition entre la fausse science et la foi.

Il y a en Pascal un savant, un chrétien, un homme. Chacun des trois est un tout, l’un est l’autre, et les trois ne font qu’un. Ce qu’il rejette, c’est la philosophie, ce monstrueux accouplement d’un objet surnaturel avec des puissances de connaître dont la portée ne s’étend qu’à la nature. Et l’on ne peut faire de lui un philosophe qu’en transformant, contrairement à sa croyance, ses doctrines religieuses en symboles de doctrines rationnelles. Pascal plaça dans le christianisme, en toute sincérité, le centre de sa pensée et de sa vie. Il l’entendit en ce sens que, vivant en Jésus-Christ, l’homme n’a plus une pensée qui ne tende à Dieu, et qui, par conséquent, ne vienne de Dieu.

Pascal n’a vécu que trente-neuf ans. Il n’a écrit qu’un ouvrage, les Petites Lettres, et des fragments, dont la plupart ne sont que des ébauches. Néanmoins il a laissé une trace si profonde, que la plupart des grands penseurs, du moins dans les pays de langue française, se sont, ou nourris de sa pensée, ou révoltés contre lui.

Comme écrivain il a réalisé l’une des formes les plus exquises de la prose française : une langue encore riche de vieux mots énergiques et familiers, de termes concrets, d’images hardies, et en même temps sobre, simple, précise et claire ; une syntaxe à la fois souple et rigoureusement logique ; une construction très libre, qui admet la belle ampleur régulière de la période latine, mais qui ramasse, brise, prolonge ou allège la phrase avec une aisance et un art tout français. Cette forme si fraîche dans sa perfection aura beau être considérée comme un modèle par nos écrivains du xviie siècle : aucun d’eux, non pas même les plus grands, ne réunira toutes les qualités qu’avec tant de naturel a combinées Pascal. Sauf chez La Fontaine, l’ordre de la raison laissera au second plan l’ordre du cœur ou de l’imagination. Et parmi les formes diverses qu’a présentées la langue française après le xviie siècle, depuis Voltaire et Rousseau jusqu’à Chateaubriand et Victor Hugo, il n’en est guère dont on ne trouve des germes dans le style de Pascal.

Comme la langue, ainsi la personne et les idées de Pascal ont eu, après lui, une vie et des destinées.

Pascal offrait un exemple éclatant de la possibilité de réunir et concilier la plus haute raison avec la foi la plus docile et la plus humble. Il fut de ceux qui contribuèrent le plus à mettre en honneur cette harmonie de la science et de la foi, qui fut l’un des traits du xviie siècle.

Il eut sur son temps une influence plus particulière. Aux dangers que faisaient courir à l’Église chrétienne de redoutables ennemis du dedans, il avait opposé, avec ses amis de Port-Royal, mais d’une manière plus vivante et plus laïque, la restitution de la religion dans sa pureté et sa sévérité primitives. Or les Provinciales, où il plaida pour la morale de l’amour de Dieu, n’eurent pas seulement un succès mondain. Condamnées à Rome au point de vue du dogme, elles firent condamner, et par la conscience publique et par l’Église, la morale relâchée des jésuites, et elles contribuèrent à la suppression de l’ordre en 1764.

D’autre part, la doctrine des Pensées sur la corruption naturelle de l’homme et sa régénération par la grâce, sur la misère de l’homme sans Dieu et la grandeur de l’homme avec Dieu, sur l’accord intime de l’action humaine avec l’action divine, se retrouve plus ou moins dans le christianisme du xviie siècle et dans les systèmes de ce temps qui s’inspirent de la religion. Tels les enseignements de Bossuet ou de Bourdaloue, les vues de Racine, de Boileau ou de La Bruyère, les systèmes de Malebranche, de Spinoza, de Leibnitz. Il ne semble pas, toutefois, que la relation précise établie par Pascal entre le christianisme et la nature humaine ait été pleinement comprise et appréciée par ce siècle, dominé, malgré qu’il en eût, par l’esprit dualiste du cartésianisme.

Cependant la raison, mal satisfaite de l’indépendance relative que lui avait reconnue le xviie siècle, prétendit, avec les philosophes du xviiie, à l’indépendance absolue. Pascal apparut alors comme un exemple dangereux, dont il importait de détruire l’influence. Déjà Leibnitz, en même temps qu’il professait la plus grande admiration pour Pascal savant, reprochait au chrétien d’avoir eu l’esprit plein des préjugés de Rome, et insinuait que de bonne heure son intelligence s’était dérangée, par suite d’austérités excessives. Plus exclusif, Voltaire ne voulut voir dans les idées religieuses de Pascal que l’effet de la compression exercée sur son génie par l’esprit de son temps. Un fou sublime né un siècle trop tôt : c’est ainsi qu’il le caractérise et il le poursuit de ses sarcasmes, lui reprochant d’avoir calomnié la nature humaine, et d’avoir follement enseigné à l’homme qu’il doit être mieux qu’un homme. Condorcet conçut dans ce sens la célèbre édition qu’il donna des Pensées en 1776. Il y plaint tour à tour et y gourmande Pascal de s’être laissé opprimer par la superstition. Tel est encore le point de vue d’André Chénier, lorsqu’il condamne, avec une mordante éloquence, ce Pascal, qui, dit-il, employa tant de talent et de génie à maudire le bon sens qui examine et à se révolter contre le doute ; homme arrogant et orgueilleux sous les formes de l’humilité, indigné qu’aucun mortel se crût permis de secouer un joug qu’il voulait porter lui-même.

Pour mieux s’expliquer comment un si grand génie avait pu subir une pareille défaillance, on s’habitua à voir en lui un malade. Condorcet avait parlé d’une amulette de Pascal. Il appelait ainsi le mémorial qu’on trouva dans son pourpoint après sa mort. Voltaire avait reproduit la légende d’un abîme que Pascal aurait cru voir à côté de sa chaise pendant la dernière année de sa vie. Le Recueil d’Utrecht racontait un accident étrange, qui serait arrivé à Pascal sur le pont de Neuilly, et qui aurait frappé son imagination. Rassemblant et commentant ces historiettes, on en vint à croire que Pascal avait été un halluciné et un fou, au moins par intervalles ; et l’heure vint où un distingué médecin philosophe, Lélut, démontra savamment cette thèse, dans un travail intitulé : L’amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations, 1846.

Cependant, dès le milieu du xviiie siècle, Rousseau opposait le sentiment au raisonnement, et construisait une histoire de la société qui n’était autre qu’une traduction philosophique de l’histoire religieuse de l’âme, passant successivement par les états de nature intacte, de nature corrompue et de nature réparée. Ceux que séduisaient les idées de Rousseau lurent Pascal d’un autre œil que Voltaire. Ils virent en lui un mystique, démontrant à l’homme qu’il serait voué au pyrrhonisme, s’il n’avait que sa raison, mais lui révélant, dans les élans secrets de son cœur, le principe d’une foi et d’une certitude inébranlables. C’est ainsi que Jacobi, qui devait être l’un des plus parfaits représentants de la philosophie du sentiment, se nourrit particulièrement de la lecture de Pascal, en même temps que de celle de Rousseau, et prit pour devise la célèbre maxime : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. » Comme Jacobi, la plupart de ceux qui ont cherché dans les inspirations immédiates du sentiment un refuge contre les incertitudes de la raison ont été des disciples ou des admirateurs de Pascal.

Avec Chateaubriand, Pascal redevient, comme au xviie siècle, le grand penseur qui a été en même temps un grand croyant ; et c’est à la foi elle-même que, selon l’auteur du Génie du Christianisme, il doit son génie littéraire. Le Pascal sophiste que rêvait Voltaire eût été infiniment inférieur à Pascal chrétien. Pascal, tel qu’il a été, nous offre une preuve vivante et souveraine de l’excellence du christianisme.

Et pourtant le même Chateaubriand, dès l’époque où il s’exprime ainsi, insinue que la raison de Pascal, portée aux négations extrêmes, fut enchaînée par sa foi et réduite au silence. Et plus tard, il se prononcera expressément pour la conception d’un Pascal sceptique, qui s’est fait chrétien en enrageant, et qui est mort à la peine. Ce Pascal est proprement celui des romantiques. Il personnifie d’une manière admirablement tragique la lutte de l’intelligence et du cœur. Je l’aime ainsi, dit Chateaubriand, je l’aime, tombant à genoux, se cachant les yeux à deux mains et criant : « Je crois », presque au même moment où il lâche d’autres paroles qui feraient craindre le contraire.

Dès 1823, Villemain, dans ses Discours et Mélanges, disait que cette puissante intelligence avait reculé vers les pratiques superstitieuses, pour fuir de plus loin une effrayante incertitude. Sept ans plus tard, en 1830, Victor Cousin entrevoit le scepticisme de Pascal et quand, ensuite, il étudie le manuscrit des Pensées, il l’y trouve. Dès lors, il révèle à ses contemporains, en 1842, un Pascal tourmenté par le doute autant que par la maladie, et pour qui la foi fut une incrédulité mal soumise. Ce Pascal est très vivant parmi nous, comme en témoignent les beaux vers de Mme Ackermann ; ou de Sully Prudhomme :

La foi n’est, dans Pascal, qu’une agonie étrange ; ou de Jules Lemaître : Sur le tombeau où tu enfouis ta raison, ta gloire, ton génie, tu plantas une croix ;

mais sous l’entassement des ruines vivantes
L’abîme se rouvrait, et, pleine d’épouvantes,
La croix du Rédempteur tremblait comme un roseau.

Dans le temps même que Victor Cousin, après plusieurs, découvrait un Pascal sceptique, le profond spiritualiste Alexandre Vinet, pour qui la religion consistait à éprouver en soi l’action divine, plaçait le principe de la doctrine de Pascal dans le pessimisme et faisait consister sa méthode à aller de l’homme à Dieu et à voir par le cœur. Il retrouvait en lui la religion telle qu’il la concevait, c’est-à-dire comme affaire d’expérience intérieure et individuelle. Et quand parut l’édition Faugère, publiée d’après le manuscrit, il la salua en ces termes : Pascal nous est rendu, non le Pascal sceptique, mais le Pascal que nous connaissions, Pascal convaincu, fervent et heureux.

Tandis que, sur le sujet des rapports de la raison et de la foi, chacun cherchait plus ou moins dans Pascal ce qui se rapportait à ses idées, le Pascal des Provinciales demeura, en même temps que l’écrivain incomparable, l’adversaire par excellence de la morale des jésuites. En vain l’ordre des jésuites, supprimé en 1764, fut-il rétabli en 1814. En vain le fondateur de l’Institut des Rédemptoristes, saint Alphonse de Liguori, restaura-t-il le probabilisme, sauf explication, en ce qui concerne l’adultère, le parjure et l’homicide : la conscience publique n’a point cassé le jugement de Pascal. Et la maxime qui justifie les moyens par la fin ; la duplicité savante qui permet de mentir en faisant semblant de dire la vérité ; la casuistique, qui réduit en règles ce qui n’en comporte pas et tue l’esprit par la lettre ; la complaisance qui appelle bien ou déclare permis ce qui est mal, sous prétexte que les hommes répugnent à s’en détacher ; le formalisme, qui dispense les hommes du devoir d’amour et de piété intérieure ; la religion comme instrument de domination ; l’habileté et la politique, comme moyens de travailler à l’avènement du royaume de Dieu, sont demeurés des objets d’aversion pour les âmes religieuses et délicates. Certes les critiques de détail ont été prodiguées aux Provinciales. On a contesté l’exactitude de telle citation, l’interprétation de telle formule théologique, l’attribution à l’ordre entier des assertions de quelques membres. Et, Pascal eût-il été plus fort théologien, la discussion, sans doute, serait toujours possible. Mais ce qu’il a condamné reste condamné, non seulement dans le ciel, mais sur la terre même.

Aujourd’hui, l’esprit d’analyse domine. On est moins disposé à chercher dans Pascal des armes ou des arguments en faveur de telle ou telle doctrine qu’à l’étudier sans parti pris, de manière à se faire une juste idée de ce qu’il a été véritablement. C’est avec Sainte-Beuve et Ernest Havet, lequel publia en 1852 sa première édition des Pensées, que commencèrent ces recherches vraiment historiques. Sainte-Beuve, toutefois, si érudit, si souple, curieux et pénétrant, est encore hanté par l’idée d’un Pascal romantique, qui n’aurait jamais plus douté que dans le temps où il a le plus cru. De son côté, Ernest Havet, très exact, savant et solide exégète, considère et juge Pascal du dehors, au nom de son propre rationalisme. Après les travaux récents d’Édouard Droz, Ravaisson, Sully Prudhomme, Rauh, Michaut, Brunschvicg, Victor Giraud entre autres, on peut dire que Pascal, tel qu’il a été dans sa propre conscience et tel que ses amis l’ont connu, a décidément remplacé le personnage, en partie composé par les écrivains mêmes, que depuis longtemps on présentait sous son nom. Désormais l’auteur des Provinciales et l’auteur des Pensées, le grand savant et le grand chrétien, l’honnête homme et l’ami de Port-Royal, le dialecticien et le croyant, ne prennent plus à tâche de se nier l’un l’autre. Considéré du point de vue de l’histoire proprement dite, Pascal apparaît comme un génie très riche, avide d’unité et d’excellence, dont toutes les puissances, sans s’affaiblir, se sont rangées sous la foi, sous l’amour de Dieu.

Et ce Pascal véritable ne semble pas moins capable d’influence que celui que les hommes formaient à leur image.

Longtemps satisfaite des systèmes d’apologie qui s’appuient principalement sur la raison pure et sur l’autorité, l’Église catholique voit se produire, dans son sein, de remarquables efforts pour chercher les premières raisons de croire, non plus dans les objets de la foi, mais dans l’homme et dans sa nature. Selon cette méthode, la condition première de toute démonstration de la religion serait l’éveil, en l’âme humaine, du désir de posséder Dieu, désir qui, à la vérité, en fait le fond, mais qu’opprime notre vie sensible. Il s’agirait de démêler, dans la nature même, l’exigence du surnaturel. Or c’est en partie sons l’influence de Pascal, lu et médité en toute simplicité de cœur, que se développent ces côtés de l’apolégétique chrétienne.

Ce n’est pas tout : à plus d’un chrétien qu’enveloppe une atmosphère d’ambitions mondaines, l’auteur du Mystère de Jésus vient rappeler que la religion est toute dans l’amour de Dieu, et qu’il est impossible que Dieu soit jamais la fin, s’il n’est le principe. Et sa force se communique aux âmes généreuses qui, avec lui, veulent qu’en elles-mêmes et dans les autres le christianisme soit une vie, et non une formule ou le mot d’ordre d’un parti.

Tous les chrétiens, tous les hommes sensibles à la parole de l’apôtre : « Dieu est amour, » à quelque église qu’ils appartiennent, trouvent dans Pascal un frère, auquel ils s’unissent de cœur, pour devenir meilleurs et plus pieux par cette communion.

Et ceux qui ne partagent point, sous sa forme précise, la foi de Pascal, sont, eux aussi, fortement touchés par la lecture de ses ouvrages. Les peintures que Pascal fait de l’homme sont trop vraies et trop vivantes, les sentiments qui ont agité son âme trouvent trop de retentissement en toute âme soucieuse des choses morales, pour que l’on borne les objets de sa foi à leur sens littéral et matériel. La nature et la grâce, la concupiscence et la charité, c’est la matière et l’esprit, l’impulsion aveugle et l’effort volontaire, l’égoïsme et le sacrifice, la passion et la liberté. Comment rester sourd à cette belle et fortifiante doctrine, suivant laquelle la volonté sérieuse de renoncer à notre moi injuste et égoïste est déjà, par une grâce mystérieuse et efficace, la force positive et vivante nécessaire pour transformer ce moi et y infuser la bonté et l’amour ! Comment n’être pas frappé de ce sens si profond de la misère et de la grandeur de l’homme ! L’homme est misérable, puisque, s’il s’abandonne à la pente de sa nature et à la loi d’inertie, s’il cesse de vouloir, de lutter, de peiner, il dégénère de plus en plus, et déchoit de sa dignité d’homme. Mais il est grand, puisqu’il est capable de s’élever toujours davantage au-dessus des autres créatures et au-dessus de lui-même, et que le Dieu qui doit le porter en haut est près de lui, est en lui, comme le fond même de son être. Mais qu’il renonce décidément à la commode doctrine selon laquelle des fins louables pourraient être atteintes par des moyens déshonnêtes, comme si les vices, habilement maniés, pouvaient d’eux-mêmes produire la vertu. C’est par le bien qu’il faut aller au bien et combattre le mal ; seul, l’amour peut vaincre la haine et préparer le règne de l’amour.

Que l’homme donc cherche en lui-même, et non dans quelque révélation purement extérieure, les principes de sa science, de sa morale et de sa religion mais que ce moi tumultueux et contradictoire, qui se présente d’abord à son regard, ne lui soit que le masque qu’il brisera pour découvrir son moi véritable. Et que, par une lutte opiniâtre avec les instincts égoïstes, il crée et développe en lui, jusqu’à s’en faire une seconde nature, la puissance d’aimer et de se donner à ce qui est grand.

La doctrine du bien par le bien est trop conforme aux aspirations de l’âme humaine pour rencontrer quelque opposition, sinon dans les esprits, du moins dans les consciences. Mais il est un point de la doctrine et de la vie de Pascal qui provoque parfois l’étonnement ou le blâme, c’est son culte de l’ascétisme. Ce culte n’est pas séparable de sa personne et de ses croyances : il en est une pièce. La mortification est, aux yeux de Pascal, notre part dans la lutte contre notre nature corrompue. C’est l’action, proprement humaine, qui doit nécessairement accompagner et exprimer l’action divine dans l’œuvre de notre salut.

Rejeter de tout point l’ascétisme, ce serait prétendre que toutes les parties de notre nature ont un droit égal à l’existence et au développement. C’est ce qu’aucune morale n’a jamais admis. Socrate faisait de la tempérance la condition première de la science et de la vertu. Or, plus la fin que l’homme se propose est élevée, plus grande est la résistance de sa paresse naturelle, plus il est obligé de se combattre et de se vaincre.

Est-il certain, toutefois, que nous devions travailler, non seulement à modérer, mais à anéantir les instincts inférieurs de notre nature ? Certes, pour qui cherche la sainteté, c’est le parti le plus sûr. Mais il est des dangers que le devoir même nous ordonne d’affronter. Et n’est-ce pas notre devoir, loin de nous enfuir hors de la nature, de la plier à l’accomplissement du bien ? La nature d’ailleurs, est-elle foncièrement rebelle ? Pascal l’a dit : dans notre nature même il y a de la grandeur, comme il y a de la bassesse. L’une et l’autre, en réalité, ne sont pas séparables ; et le même instinct qui nous dégrade, si nous nous y abandonnons passivement, nous soutient et nous porte, si nous le pénétrons d’intelligence et de liberté. Les choses ne sont pas seulement des voiles qui cachent Dieu, elles sont encore des signes qui le révèlent ; et ce Dieu, dont tout dépend, peut être cherché, non seulement en lui-même, comme le voulait Pascal, mais encore à travers ses œuvres et ses symboles naturels. Tâche moins glorieuse, incapable de suffire à une âme bouillante qui ne se peut contenter que de l’excellence ; la seule pourtant, ce semble, qui soit proportionnée à la condition de l’humanité. Le néant et l’infini ne sont pour nous que deux limites idéales. « C’est sortir de l’humanité, a confessé Pascal lui-même, que de sortir du milieu : la grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir. »