Passage de l’homme/05

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Gallimard (p. 52-55).
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V

Du temps passa encore — je vais sûrement trop vite — mais comment pourrais-je vous dire tout ? J’y serais encore demain matin.

On entra doucement dans l’hiver. Il y avait un an que l’Homme était venu, et il parlait toujours des Îles, mais personne ne pensait qu’il pût partir là-bas. Et ce n’est pas qu’on ne crût point à ce qu’il disait : on y croyait de plus en plus, mais on était accoutumé à lui, il était là, à ce qu’il semblait, depuis toujours et pour toujours.

Il n’allait jamais plus à la messe, non, pas même aux grands jours de fête, et on avait fini par faire comme lui. Je me rappelle que même à Noël de cette année-là, nous la passâmes entre nous, et ce fut un si beau Noël, un Noël si simple et si vrai, qu’il me faut vous le raconter.

Celui des Hauts était venu pour la veillée ; les semaines d’avant, sans rien dire à personne, l’Homme nous avait construit une crèche, mais une grande crèche, Monsieur, qui était haute comme cette huche, et ça figurait la cuisine, notre cuisine, avec tout ce qu’il y avait dedans, avec la porte, avec les fenêtres, avec la cheminée. Et tout cela était en bois, et tous les personnages aussi : l’Enfant Jésus, sur la litière de paille, et qui souriait, avec la mine d’un petit de chez nous, et Saint Joseph, qui ressemblait au menuisier, et Sainte Marie, qui ressemblait à Claire, et un Berger, qui ressemblait à Celui des Hauts, et les Rois Mages ; l’un était le Père, et l’autre l’Homme ; et le troisième, qui était noir, on aurait dit Monsieur le Curé. Et il y avait le Bœuf et l’Âne. C’était sculpté et colorié comme les belles statues d’une église et ça ne demandait qu’à parler. Je revois la Vierge Marie, les mains tombées le long du corps, toute fondue d’espérance et de joie. Ah ! c’était beau, Monsieur que c’était beau ! Il apporta tout ça, avec Celui des Hauts, quand nous eûmes fini de souper. On mit la crèche à droite de la cheminée, on éteignit, et on resta là sans rien dire, les chaises serrées les unes contre les autres, à regarder le chien qui, aux soirs de veillée, couchant toujours là où maintenant était la crèche ; ne changea rien à son usage : il renifla l’Enfant Jésus et s’allongea tout près de lui, parmi la paille. Le Père aurait voulu le chasser, mais l’Homme lui dit : « Laissez, laissez, il y a de la place pour tout le monde. Est-ce que l’Enfant n’est pas venu aussi pour les bêtes ? » Et l’Homme se rapprocha du feu et il ouvrit la Bible aux Évangiles de la Nativité. Et il nous lut lentement les mots. Et quand il eut fini et qu’on eut prié tous ensemble, pas à voix haute, mais dans nos cœurs, prié sans savoir qu’on priait, il nous conta cette nuit de Noël fêtée par Saint François d’Assise en pleine campagne et dans la neige, avec toutes ces étoiles au-dessus, qui regardaient. Il nous contait cela quand les cloches se mirent à sonner, toutes les cloches qu’on entend d’ici et qui s’en viennent de cinq villages. Et quand elles se furent toutes calmées, il en vint une de par delà le Fleuve, puis deux autres. Et l’Homme les écouta avec une grande joie dans les yeux. Elles se perdaient parfois parmi les vents, comme étouffées sous la bise et la neige, puis revenaient plus claires encore. Et enfin, elles se turent aussi. Le père alla à la fenêtre, et il entr’ouvrit les rideaux. Sur la colline qui est derrière celle où demeure Celui des Hauts, la Grande Colline, comme on l’appelle, toute la Moustière était illuminée. Car en ce temps-là il y avait des moines, de ceux qui ne sortent jamais et qui doivent prier pour les autres. Là-haut aussi l’Enfant venait de naître. Le Père dit : « On entend chanter ! » Et il ouvrit la fenêtre et on tendit l’oreille, mais point de chant, le seul grondement du Fleuve, et un vent fou parfois qui sifflait dans les arbres et vous jetait aux yeux comme des poignées de neige.

On s’en revint, transis, vers la cheminée et Celui des Hauts entonna, d’une voix bien claire, à pleins poumons, comme s’il eût chanté en plein ciel : « Il est né le divin Enfant… » Et l’on chanta encore d’autres cantiques comme : « Ne craignez pas… » et pour finir toutes sortes d’autres chants, qui parlaient de Noël ou non, mais qui étaient tous pleins de joie. Et puis on s’en alla dormir. On entendit des gens sur la grand’route, qui s’en venaient de la messe de minuit et je pensai que, pour la première fois, nous ne marchions pas à côté d’eux.