Passage de l’homme/09

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Gallimard (p. 80-82).
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IX

Vint un moment où l’Homme cessa de faire des Choses. Aux soirs d’été, ou les dimanches après-midi, il regardait ses mains, tout tristement, comme quelqu’un qui n’a plus de goût à vivre. Et il disait à Claire : « Il nous faudra partir, et peut-être que c’est bientôt. » La vue des enfants même, ne le consolait pas. Bien plutôt elle l’inquiétait. Car ils écoutaient maintenant tout ce qu’il disait, sans rien demander. Ils écoutaient avec des yeux ravis, avec les yeux fermés parfois, comme des petits quand le sommeil les prend. Et lui ne se pardonnait pas d’être admiré. Il leur disait : « Si vous alliez aux Iles… » Et il disait cela aux gens aussi. Mais personne ne désirait plus aller aux Iles : l’Homme était là, et des miracles l’entouraient, la vie était devenue bonne, la mort peut-être demain serait une vieille histoire : il ne fallait qu’avoir confiance en l’Homme. « Vous qui savez, vous qui pouvez… » c’étaient là les mots, à présent, avec lesquels on lui parlait. « Je ne suis qu’un homme comme un autre ! — Alors, disaient-ils naïvement, alors pourquoi qu’on vous a appelé l’Homme ? et pourquoi parlez-vous des Iles ? »

C’est à ce moment que, le sentant désemparé, la Mère lui demanda de rester chez nous : le Père se faisait vieux, et parfois il ne savait plus trop bien ce qu’il disait. L’Homme était devenu le chef de la maison.

« Mariez-vous à l’automne prochain, disait la Mère, et nous irons, le Père et moi, nous reposer dans le village, et la Jeune viendra avec nous, ou elle restera avec vous, comme elle voudra, en attendant qu’elle se marie. Les Iles, c’est loin, la terre ici est bonne !… »

Je revois l’Homme accoudé à la table. C’était le soir. Le Père sommeillait dans son fauteuil. L’Homme ne répondit pas tout de suite. Claire le regardait : jamais le bonheur n’avait été si proche, un bonheur tout simple et tout clair, sans aventure. Il suffisait que l’Homme dît oui. Mais l’homme ne pouvait pas dire oui comme ça. Il se tourna vers Claire : « Et toi ? qu’est ce que tu penses de tout cela ? » Elle répondit, bien sérieuse et bien calme : « Je ne pense rien. Il faut que tu fasses ce que tu as à faire. Que tu décides de t’en aller sur la grand’route ou bien de demeurer ici, pour moi… » Elle ne termina point sa phrase, et ajouta, après avoir regardé l’Homme d’un long regard illuminé : « Ton contentement à toi, est-ce que ce n’est pas aussi le mien ? » La Mère parla : « Vous pensez bien que Claire préférerait… » Mais Claire l’interrompit soudain : « Mère, je n’ai rien à préférer, c’est à l’Homme à dire ce qu’il faut. » La Mère se tut. Dans le silence qui se fit alors, je compris que tout était décidé d’avance, que l’Homme, quelque chagrin qu’il en eût, devrait partir, qu’il allait dire : « Mère, nous recauserons de tout ça un peu plus tard », et c’est ce qu’il dit en effet. Et je compris encore, pour moi, pour mon usage, que la vie, ce n’est pas de se laisser porter par les choses, mais de suivre sa route à soi. Et comme j’étais en face de cette pensée-là, il m’en vint comme une autre aussi, et plus confuse, qui était à peine une pensée, mais que je sentais vraie déjà : oui, il faut suivre sa route à soi, mais il faut, en suivant sa route, savoir quand même se laisser porter… ne rien forcer… ne pas avoir le front têtu… regarder et fermer les yeux, oui, tour à tour… » C’était un commencement de pensée ; cela depuis, m’est devenu clair, beaucoup clair, et pourtant j’en parle aussi mal.