Passage de l’homme/12

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 92-101).
◄  XI
XIII  ►

XII

Les jours allongèrent peu à peu, les routes dégelèrent, un beau matin on entendit le bruit du Fleuve, et alors le printemps arriva. Des enfants nous vinrent du village, quelques enfants, et en cachette. Ils nous dirent que là-haut l’hiver avait été très dur : il était mort beaucoup de gens, d’une maladie qu’on ne connaissait pas. Ils ajoutèrent que le Curé en avait parlé un dimanche, dans son sermon, qu’il avait dit que cette terrible maladie était la punition de Dieu, que Dieu avait des raisons de n’être pas content, que Dieu n’est jamais content lorsque, dans un village, il y a un homme du démon. Et le Maître d’École aussi avait plusieurs fois parlé aux enfants, et il était allé chez l’un et chez l’autre, disant que cette maladie qui était tombée sur le village, elle existait depuis toujours de l’autre côté du Fleuve, qu’on devrait bien prendre des précautions, et ne pas laisser s’installer chez nous des étrangers. C’est du moins ce que les enfants nous rapportèrent. Nous eûmes malheureusement très vite l’occasion de voir qu’ils disaient vrai. Plusieurs nuits, des grêles de pierres s’abattirent sur notre maison. Une fois même on heurta à la porte avec violence. Ils étaient bien là une dizaine qui criaient, et parmi eux cinq ou six femmes. Les mots qui revenaient le plus souvent, étaient ceux de Sorcier et de Maudit. « Qu’il vienne ici et qu’il nous parle ! Mais il a peur… Ah ! il a peur ! Il a peur, il a peur, il a peur, il a peur… » Des hommes sifflaient, d’un sifflement qui n’en finissait pas. Le chien aboyait, le poil furieux, derrière la porte. Claire eut grand’peine à empêcher l’homme d’ouvrir. Il eût voulu leur parler et les convaincre, Toute cette haine lui faisait mal. Mais nous étions sûres, nous, que, s’il ouvrait, il n’aurait pas même le temps de dire un mot : ce serait une nouvelle grêle de pierres, et peut-être les hommes avanceraient-ils sur lui avec leurs fourches, et alors… « Et pourtant, disait l’Homme, il n’y en a pas un à qui j’en veuille, pas un à qui, même sans le vouloir, j’aie fait du mal. Qu’est-ce qu’ils ont donc ? » La Mère lui répondit : « Ils ont que vous êtes quelqu’un de meilleur qu’eux. C’est une chose qu’on ne pardonne pas. » Les cris s’éteignirent peu à peu. Des pas, pourtant, traînaient encore près de l’étable. Je collai mon oreille à la fenêtre de ma chambre. Deux femmes s’entretenaient à mi-voix, et l’une disait : « Il faudrait mettre le feu à leur maison. Les sorciers et les sorcières, on les brûlait bien autrefois ! Et alors, on serait délivrés. » L’autre, qui semblait n’avoir pas entendu, reprit sur un ton lamentable : « Est-ce qu’on va tous mourir comme ça ? Qu’est-ce qu’on a donc fait au Bon Dieu ? »

Deux jours après, ce fut l’histoire de la faucille. Cette histoire-là, vous la savez peut-être. Non C’est une histoire pourtant qu’on vous raconte toujours, une histoire même qu’on a écrite, à ce qu’on m’a dit, en plusieurs langues. L’Homme était parti dans les champs. Au petit jour. C’était son habitude à lui. Il était à une lieue de la maison, sur la colline, par le flanc droit de la colline, à cet endroit où commence la Grand’Lande, lorsqu’un homme se jeta sur lui, qui était là, caché derrière un arbre, avec une faucille à la main. L’Homme était fort et la faucille changea bientôt de main. Le Fossoyeur, car c’était lui, fut proprement étendu sur la terre, et maintenu par le genou de l’Homme. Et l’Homme lui dit (c’est le Fossoyeur qui le raconta), et l’Homme lui dit : « Et si je voulais ? dis, à mon tour ? Est-ce que je n’aurais pas raison ? Réponds un peu ? » Le Fossoyeur fit oui, avec les yeux : il avait trop peur pour parler. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? » dit l’Homme — et il avait la faucille en l’air, prête à frapper — « qu’est-ce qu’il faut faire ? » Il dit ces mots d’une voix terrible, et le Fossoyeur ferma les yeux. Mais l’Homme jeta au loin la faucille, parmi les ronces, et il retira son genou, et il dit au Fossoyeur : « Lève-toi ! J’ai honte pour toi que tu aies pensé à ça ! Est-ce qu’un chrétien comme toi, ça ne doit pas aimer un chrétien, et tous les hommes ? » Et l’Homme redescendit vers notre ferme, d’un pas bien calme et sans jamais se retourner. Le Fossoyeur s’en remonta vers le village, et, bien qu’elle ne fût pas à son honneur, il raconta l’histoire à tous : il ne pouvait pas autrement. Mais il n’y eut personne à le croire. Seule une jeune fille, une de celles qui allait mourir, emportée par la Maladie, la propre nièce, si je me rappelle, du Fossoyeur, lui dit en riant : « Tu dis des choses qu’on voudrait croire, des choses qu’on voudrait qui soient vraies… »

Les enfants ne nous venaient plus. Aucun, je crois, ne doutait de l’Homme, mais ils avaient peur : tout le village à présent, s’était assemblé contre nous. Nous apprîmes par le Fossoyeur, qui soupait ce soir-là au Presbytère, et qui avait tout entendu, que le Maître d’École était venu voir Monsieur le Curé. Il fallait se mettre tout à fait d’accord et en finir. C’était, avait dit solennellement l’instituteur, une question de « salut public ». À quoi le Curé avait répondu : « C’est une question de salut, Monsieur l’instituteur. Oui, d’abord une question de salut ! Ce sont des âmes qu’il faut sauver ! » Le Fossoyeur n’avait retenu, sans les bien comprendre, que ces mots solennels du début. Le reste lui avait échappé, tout occupé qu’il était à manger, et aussi à creuser ces grandes phrases. Pourtant il croyait se rappeler que le Curé avait parlé du Feu. Oui, il avait parlé du Feu du Ciel, du Feu de la colère de Dieu, et l’instituteur avait dit en sortant : « Il faut porter le fer rouge où est le mal. Je reviendrai. Monsieur le Curé. »

Le Fossoyeur nous racontait tout ça. C’était la nuit. Il était venu en se cachant. Il aurait voulu s’en retourner avec une Chose des Iles, pour une fille qui allait mourir, mais il n’y avait plus chez nous de Choses des Iles : l’Homme les avait toutes données, et quelques-unes, déjà, étaient brûlées : « Prie pour elle, lui dit l’Homme, de tout ton cœur, et moi je prierai avec toi. Mais ne maudis pas Dieu si elle s’en va : nous ne savons pas ce qui est le mieux pour nous. » Ils parlèrent encore quelque temps, et, avant que le Fossoyeur refermât la porte sur lui, l’Homme lui dit : « C’est mon idée d’aller aux Iles, pour mieux savoir. Je reviendrai, et il y aura de la joie pour vous tous, et la pensée des morts elle-même, je crois qu’elle vous sera légère. »

La nuit d’après, ce fut une grande clameur. Dans un court moment de silence, une voix aiguë de femme cria : « Là, voyez-vous, là, sur le toit, une flamme toute rouge ! C’est un démon ! C’est un démon. Il vient sur nous ! » Et elle poussa un cri strident, et s’écroula : nous comprîmes ça au silence qui suivit. Et l’Homme sortit sans que nous puissions l’en empêcher. Mais dès qu’il apparut dans l’embrasure de la porte, avec derrière lui la lumière de notre lanterne, ils s’enfuirent en hâte parmi des cris, laissant la femme inanimée.

Nous la transportâmes dans la cuisine. Elle était raide, je crus qu’elle était morte. Mais l’Homme l’allongea sur le banc, et il souffla sur son visage, et il se mit à lui parler doucement, et alors elle se réveilla. Et elle dit, comme sortant d’un rêve, à voix très basse : « La flamme s’éteint, il n’y a plus de flamme. » Puis elle regarda autour d’elle.

L’Homme s’en alla. Claire le suivit, et nous restâmes, la Mère et moi, à parler à la pauvre femme. Quand elle sut qu’elle se trouvait dans la maison de l’Homme, elle se mit à trembler et à jeter les yeux de tous côtés : puis elle se rassura peu à peu, et, vers midi, quand l’Homme revint, elle accepta qu’il se mît à table avec nous. L’Homme lui parla. Il lui dit combien il était triste de leurs souffrances à tous : « J’avais pensé monter jusqu’au village pour essayer de vous aider. Il me semble qu’en priant Dieu, bien sérieusement, avec vous tous, on serait arrivé à quelque chose. Mais c’est trop tard. Il faut que je m’en aille aux Iles. » Il dit encore : « Et puis, vous ne m’auriez même pas laissé monter là-haut ! Qu’est-ce que vous croyez que je suis ? » Et il se mit à rappeler à la femme, et sans jamais lui faire reproche, ce qu’il avait fait pour le village. Est-ce qu’il y avait apparence qu’un homme qui avait fait ces choses pût se tourner en mauvais homme ? La femme le regardait, vaincue. Elle était de pauvre instruction, et, je crois, de pauvre raison, mais elle comprenait avec son cœur. Elle croyait l’Homme, et, à la vérité, elle l’avait toujours cru. Elle se rappelait ce qu’il avait dit à l’enterrement de Celui des Hauts, et elle avait vu une Chose des Iles, et une Chose des Iles, c’était beau comme de la lumière, seulement il y avait là-haut le Maître d’École et le Curé ; c’était des gens qui parlaient bien et qui avaient fait des études, et il était difficile de leur résister. Et il y avait aussi les méchantes gens, ceux qui sont jaloux ! Et il y avait encore la Maladie ; par elle les méchantes gens étaient devenus pires, et les bonnes gens eux-mêmes commençaient à douter.

Marie la Carrière — c’était son nom — remonta l’après-midi au village. Nous la suivîmes longtemps des yeux, sur le sentier qui grimpe vers l’Église, mais pas une fois elle ne se retourna : c’était une créature de peur. Si nous la vîmes plus tard, ce fut la nuit, en grande hâte, et ses yeux étaient pleins d’effroi. C’est ce soir-là qu’avec la Mère, l’Homme décida de s’en aller. Claire et lui partiraient à l’aube. Quand la nouvelle serait connue là-haut, tout redeviendrait comme avant : « Voyez, la Mère, disait l’Homme, je ne vous aurai pas apporté de bien grandes joies : si je n’étais pas venu ici, si vous ne m’aviez pas accueilli, la vie serait toute calme encore, et vous garderiez votre fille ! » Il disait cela d’un ton allègre, et en souriant, comme quelqu’un qui ne veut pas s’émouvoir, et puis il s’arrêta soudain, et les larmes montaient à ses yeux, bien qu’il continuât de sourire. « Mère, j’aurai soin de votre fille. Je vous promets que j’aurai soin. Et nous reviendrons. Et peut-être que vous serez là encore, et je vous emmènerai aux Iles. » La Mère les regardait tous deux. Jamais je ne l’avais vue si calme. « Mon fils, dit-elle, — c’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi — quand vous reviendrez, je ne sais pas si je serai encore là, mais même si je ne suis pas là, il faudra vous dire que vous êtes partis d’ici tous les deux avec mon plein consentement… » Elle leva la tête (elle la tenait, maintenant, le plus souvent courbée) et ajouta, les regardant droit dans les yeux : « J’ai de la joie à vous voir partir… Vous saluerez pour moi les Iles… Et puis… » Elle fit le geste de s’en remettre à Dieu, pour toutes les choses qui devaient suivre.

Nous ne dormîmes pas cette nuit-là : il y avait, avant le départ de l’Homme, de nombreuses affaires à régler. Il fallait se soucier de la ferme, et de notre vie à toutes deux. Il fut décidé qu’on donnerait les terres à « faire valoir », et qu’on vendrait les bêtes, — sans doute à misérable prix — mais rien d’autre n’était possible. La Mère et moi, nous resterions à vivre ici, d’un petit élevage et du jardin. « Et quand Geneviève se mariera… »

C’était l’Homme qui me parlait, à moi sérieusement. Je ne songeais pas à me marier. Et avec qui me marierais-je ? « Je t’amènerai, dit l’Homme, quelqu’un des Iles ».

Cinq heures sonnèrent. L’Homme entr’ouvrit la porte. L’air était doux et comme dormant. Une clarté blanche montait du Fleuve. Nous restâmes là tous quatre, à ne rien dire. Est-ce qu’on priait ? Non, cela n’était plus prier : on était comme entrés en Dieu. L’Homme se sangla, mit sa pèlerine sur ses épaules, flatta le chien, attaché à la chaîne. « Allons ! » dit-il. Et Claire et lui nous embrassèrent comme s’ils partaient pour le village et qu’ils dussent revenir le soir.

Sur le sentier, est-ce qu’ils se retournèrent ? Nous entendions leurs pas sur les cailloux, mais il n’y avait pas encore assez de clarté pour qu’on pût les voir. La Mère rentra la première, et elle s’assit, et elle pleura, comme quelqu’un qui en a envie depuis des jours, à gros sanglots, et très longtemps.