Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 15

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Société du Mercure de France (p. 464-488).
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XV

SECONDE PÉRIODE RUSTIQUE. — COULOMMES.
— LE JUGEMENT DE VOUZIERS.
— RETOUR DÉFINITIF À PARIS
(1883-1885)

Verlaine avait donc, sans renoncement à la plume, repris la bêche du paysan. Il ne prévint personne de sa nouvelle résolution. Il accomplissait ses changements d’existence comme une manœuvre de décors, dans une féerie. Je l’attendais à la campagne, il ne vint pas. Je le crus souffrant, ou peut-être parti pour un court déplacement. Il m’avait vaguement entretenu d’un projet d’établissement rural. Je pensais, d’après son laconique télégramme, qu’il s’était rendu à Arras, ou à Fampoux, ou peut-être à Paliseul, en Belgique, chez des parents. Je supposais qu’il était en quête d’argent, et que sa mère et lui se préoccupaient de réaliser des fonds, en vendant quelque parcelle de terre. Tous deux avaient, en effet, exécuté ce dessein, mais les fonds réalisés avaient immédiatement servi à une destination que je ne prévoyais pas.

La lettre suivante m’apprit sa nouvelle demeure et sa profession campagnarde, reprise si inopinément :

Reims, le 8 octobre 1883.
Cher ami,

Ceci n’est pas pour m’excuser de ne pas m’être rendu à ton appel du commencement de l’autre mois, car d’une part j’étais très souffrant, et je t’ai en outre télégraphié pour t’expliquer ma trop involontaire abstention, mais bien pour te dire que j’ai quitté Paris (non sans esprit de retour naturellement), et demeure à la campagne, dans une maison que ma mère a achetée, récemment, et que, quand tu voudras, tu seras reçu à bras ouverts chez :

Mme veuve Verlaine, à Coulommes, par Attigny (Ardennes).

Écris-m’y souvent en attendant.

Dis à Enne que j’attends toujours la Vie Simple, et si tu peux, fais-moi faire le service du Réveil (comme collaborateur et ami).

Je publie en ce moment une série d’articles dans Lutèce sur les Poètes Maudits (Corbière, Rimbaud, Mallarmé).

Tâche de faire réclame à ce petit travail, et envoie-moi le no où elle aurait paru.

Mille amitiés chez toi et à ta sœur, et crois-moi bien.

Ton vieux et fidèle
P. Verlaine.
à Coulommes, par Attigny (Ardennes).

J’écris par ce courrier à Louis Dumoulin, à qui j’ai dû brûler la politesse, juste le lendemain du jour où j’ai eu le chagrin de ne pas aller à Bougival : j’étais plus souffrant encore.

Surtout écris-moi de temps en temps,

Suis à Reims pour affaires. Dès demain rentrerai en mon village pour en peu sortir. Écris ! écris ! n’est-ce pas ?

P. V.


Quel mobile avait pu décider Verlaine à recommencer ses essais de culture, qui trois années auparavant, à Juniville, à quelques kilomètres de Coulommes, lui avaient si mal réussi ?

L’explication est assez embarrassée. Verlaine, on l’a vu déjà, avait toujours beaucoup aimé la campagne. Les premières lettres qu’on a lues de lui, datées de Lécluse, à l’époque où il venait de passer son bachot, témoignent du plaisir qu’il ressentait durant ses vacances champêtres. Un grand nombre de ses poésies, de ses articles, de ses lettres, manifestent un sentiment rustique très vif. Il a rendu avec grâce et avec une sorte de tendresse ses impressions dans les bois, au bord des eaux. Ses descriptions de paysages ardennais, anglais, flamands sont charmantes et d’un ami sincère des arbres, des eaux courantes, des prés verts. Bournemouth, la Semoy avec ses truites, et tant d’autres esquisses paysagistes sont des preuves de ce goût naturiste.

Il aimait surtout la vie rurale. Ceci justifie sa vocation agricole. Mais il ne suffit pas d’avoir la vocation, il faut posséder l’aptitude, il faut l’apprentissage, l’exercice, la pratique et l’expérience. Tout cela lui faisait défaut. Il ne recherchait pas principalement le travail des champs, pour lequel il n’était pas préparé et aux façons duquel il se sentait impropre, mais ce qui l’attirait dans le séjour à la campagne, dans la grande et brutale campagne et non dans les régions de villégiature ratissée, c’était la promenade vague, sans but déterminé, à travers champs, hors des sentiers. Il aimait à fouler l’herbe brûlée des friches, à écraser les chaumes sous ses pieds solidement ferrés. Il marchait large et lourd dans les mottes de terre, à la paysanne. Il avait chasse dans sa jeunesse. En son âge mûr, au bord de la Semoy, il lui plut de tenir une ligne à la main, mais il fumait et rêvait, allongé, à l’ombre, dans quelque creux de la rive, laissant souvent échapper le poisson suceur. Ce qu’il goûtait par-dessus tout, dans la vie rustique, c’était les allures libres, les vêtements vieux où l’on est à l’aise et portés sans façon, les repas plantureux, les causeries au coin de l’âtre, et puis les chopes renouvelées à l’estaminet, et les gouttes avalées en passant au cabaret, ami posté à l’angle des routes. Le bien-être, un peu grossier, mais réconfortant, des maisons de village, ouvrant leurs fenêtres garnies au matin d’édredons rebondissants et de matelas épais exposés au soleil qui purifie, dans la salubrité du grand air vivifiant, lui paraissait désirable et délicieux, quand il s’évadait des cellules des villes, pires que les prisons belges.

Mais le paysan, l’homme du sol, le rustre véritable, n’apprécie pas du tout ces bienfaits de l’existence champêtre. Il rêve, le travailleur des champs, demeuré plus ou moins l’ancien serf de la glèbe, l’émancipation de la ville, le troc de la blouse et des sabots contre les souliers de l’ouvrier, ou le veston de l’employé ; dans une ambitieuse vision, il entrevoit aussi l’uniforme du fonctionnaire. Son cerveau est aveugle et ne saurait voir la terre, les arbres, les nuages. En vain pour lui les collines estompent l’horizon. Il ne comprend rien à la mélancolie des plaines grises que mouchette un vol noir de corbeaux. Avec ses yeux de poète, le paysan Verlaine ne pouvait avoir l’âme rurale. Il se méprit sur sa vocation de cultivateur, mais non sur sa compétence d’observateur lyrique. Il était le passant des champs, le citadin qui, pendant des semaines de vacances, redevient rustique à l’odeur des sillons, mais chez qui cet appétit terrien ne dure pas. Il était plutôt fait pour l’existence monotone, sans risques, sans à-coup, du rentier provincial, ou du retraité de petite ville, voire du hobereau de gentilhommière. Il eût rimé des sonnets en regardant planter les choux. Il ne pouvait s’adapter à la vie inquiète et laborieuse, active et tourmentée, du cultivateur, dans la perpétuelle angoisse de la pluie, de la sécheresse, de la grêle, de la maladie sur les bestiaux, de la mévente sur les marchés, de la hausse ou de la baisse du cours des céréales, sans parler des impositions, des réparations et des échéances !

Verlaine fut donc paysan amateur, ou plutôt, car il voulut mettre la main à la charrue, apprenti cultivateur. Toutefois, le désir qu’il avait de vivre de la vie des champs est indiscutable. Il l’a exprimé avec beaucoup de sincérité de cœur :


Mon idée a toujours été d’habiter dans la vraie campagne, dans un village en pleins champs, une maison d’exploitation, une ferme dont je fusse le propriétaire et l’un des travailleurs, l’un des plus humbles, vu ma faiblesse et ma paresse, a-t-il dit dans les Mémoires d’un veuf.


Et il ajoute avec la simplicité d’un Horace moderne satisfait :


Si j’ai réalisé cet « hoc erat in votis », j’ai connu, rectifié, apprécié les menues besognes des champs, un jardinage léger, la bonne curiosité, les saines médisances villageoises, qui vous font comme une maison de verre, et vous forcent à la correction de la vie, tenant toujours en haleine la dignité qui s’allait endormir, et le sommeil à poings fermés après une journée simple. Cela assez longtemps pour m’en toujours souvenir, et le regretter longtemps.


Ces sentiments sincères, si nettement et si joliment confessés, — il devait pourtant, par la suite, à sa seconde phase d’existence rustique, éprouver cruellement les morsures de la « saine médisance villageoise », — suffisent à justifier son premier essai, son installation, en compagnie de son ami Lucien, à Juniville, dans la ferme, achetée au nom du père Létinois ; mais la seconde tentative de culture, la deuxième incarnation paysannesque et l’acquisition d’une nouvelle maison au village ? Ce revenez-y champêtre est moins intelligible.

Le goût persistant de la vie dans la grande campagne ne suffit pas à expliquer cette fuite brusque de Paris, à l’heure où il reprenait pied dans le monde littéraire, où son nom réapparaissait imprimé, où il nouait de nouvelles camaraderies dans les cafés du quartier latin, au moment où, enfin, il trouvait dans le journal Lutèce un commencement de notoriété, et dans la librairie Vanier un endroit de production rémunératrice.

J’avoue ne pas avoir bien discerné les causes intimes de cette décision inattendue.

Il y eut sans doute, dans cette répétition de la vocation cultivatrice, une grande part d’influence maternelle, se combinant avec une situation matérielle difficile. L’espoir de trouver, dans le travail agricole, une existence plus aisée le décida peut-être ; il supputa des profits dans l’avenir, et immédiatement aussi : sans doute il entrevit de l’argent de poche. Il en était alors dépourvu. Cet argent, destiné aux menues dépenses de cabaret, sortirait plus facilement, au village, du cabas de la maman Verlaine, devenue inexorable à Paris. La bonne mère s’amadouerait aux champs ; elle ne refuserait pas à son fils, cultivant son champ, les pièces blanches nécessaires aux absorptions spiritueuses, dont il avait repris l’habitude au quartier latin. Elle ne voulait plus arroser l’homme de lettres. Paul devait à sec cultiver les fleurs de littérature.

Mme Verlaine se montra donc favorable au nouveau projet de son fils, comme elle avait approuvé la première tentative de paysannerie, à Juniville. Cette fois heureusement, pensait-elle, son fils serait seul. Lucien Létinois n’était plus de ce monde. Rien ne détournerait Paul de ses champs, et aucune fugue poétique ou sentimentale ne serait à redouter parmi les simples naturels de Coulommes. Paul devenait visiblement plus raisonnable. Elle se réjouissait donc de ce retour à la vie campagnarde qu’elle estimait par-dessus tout sérieuse, honorable, et qui ne lui déplaisait nullement, car elle appartenait à une famille de propriétaires ruraux, fermiers et betteraviers du Pas-de-Calais. Elle eût peut-être préféré vivre dans une petite ville et, comme plusieurs de ses parents, mener l’existence monotone et minutieuse de la province. Mais elle acceptait le village. Elle ne demandait, au fond, qu’à terminer ses jours dans une retraite calme, avec son fils auprès d’elle, tous deux vivotant grâce à la petite aisance qu’elle avait pu conserver.

S’éloigner de Paris, c’était déjà un grand bienfait. Elle craignait beaucoup pour son fils les tentations de la grande ville. Elle s’imaginait qu’il ne buvait que dans l’enceinte des fortifications. Aucune méfiance des cabarets villageois ne lui était venue, durant le premier séjour à Juniville. Lucien Létinois, rustre sobre et sournois, ne lui avait pas produit l’impression terrible d’un Arthur Rimbaud. La campagne, c’était la sobriété forcée, c’était la vie rangée subie, c’était la santé pour Paul. C’était surtout la rupture définitive d’avec la passé « orgiaque et mélancolique » de son saturnien de fils. Le retour à la vie normale, loin des cafés parisiens, mais c’était vraiment le rêve, l’idéal, le paradis, et son Paul allait redevenir le modèle des fils.

L’excellente femme ressentait de plus le charme d’une autre illusion sur la vie champêtre promise.

Elle avait en admiration le travail des champs, seul productif et positif à ses yeux. Sa famille avait trouvé dans la culture l’aisance bourgeoise ; sa dot de femme d’officier était issue des sillons et elle ne considérait pas comme sérieux le travail littéraire. Paul justifiait ce jugement. Il n’avait jamais apporté d’émoluments, depuis qu’il avait quitté son emploi de bureaucrate. Les quelques louis produits par les « Paris-Vivant » du Réveil avaient été soigneusement étouffés par l’auteur. Non seulement son fils ne perdait rien en quittant Paris, mais encore il pouvait, il devait gagner sa subsistance, et peut-être un excédent destiné à être mis de côté, à être placé, « en faisant valoir ». Quant à Verlaine, il obéissait aussi à un sentiment de lassitude, de dégoût ; il désirait mettre de la distance entre lui et le milieu où il se débattait. Il avait souhaité très vivement reprendre sa place à l’Hôtel-de-Ville. J’ai donné plus haut les pièces et les lettres ayant pour objet cette réintégration difficile. On a pu voir que, dans les lettres citées, accompagnant l’envoi de ses « Paris-Vivant », il ne manquait jamais de parler du protecteur à qui je l’avais recommandé, le président du conseil municipal, M. de Bouteiller. En cette requête, en cet appui, il avait mis tout son espoir de vie recommencée, de vie bureaucratique, calme, régulière et douce, avec les loisirs permettant les travaux littéraires, en dehors du bureau et même pendant, et surtout avec les appointements tombant dans la poche avec une régularité de mécanisme d’horlogerie, à la fin du mois.

On a vu que tous nos efforts combinés, l’influence du Président du Conseil, l’appui du Directeur du Réveil, Valentin Simond, le consentement que j’avais obtenu du préfet, Charles Floquet, échouèrent. J’avais eu beau faire examiner les causes, nullement graves, du départ de Verlaine, en 1871, causes d’ordre purement politique, anéanties d’ailleurs par l’amnistie. Tout cela avait été en pure perte. La légende de l’affaire de Bruxelles, plus forte que la vérité, l’avait emporté. Les grands pontifes du personnel n’avaient pas voulu réintégrer Verlaine dans cet emploi modeste de rédacteur, pour lequel il avait cependant subi les examens réglementaires, et qu’il était bien capable de remplir.

Ce fut une déception profonde pour lui. Il se considéra un peu comme un condamné à qui l’on refuse la réhabilitation, comme un lépreux qu’on veut, après guérison, maintenir en quarantaine. Il prit Paris et le monde en horreur. Il appéta vers les champs silencieux, vers les plaines à perte de vue où l’on se perd, mer, verte ou sombre, dont les vagues sont les sillons, vers le village ensommeillé où l’on oublie, où l’on est oublié. Il voulut non pas partir, mais se dérober, disparaître. La lettre qu’on a lue plus haut prouve qu’il avait dissimulé à tout le monde, à ses plus ordinaires confidents, ses projets d’avenir et sa fuite présente.

Ce qu’il y eut aussi de singulier, dans ce retour aux champs, ce fut le choix de la nouvelle Thébaïde par lui choisie. Il revint dans ce pays des marches de Champagne, où il avait déjà vécu : Coulommes était voisin d’Attigny, de Juniville, le pays des Létinois. Cependant Lucien n’était plus, et ses parents habitaient la banlieue de Paris, à Ivry-sur-Seine. Cette région l’attirait-elle donc si vivement ? Ce n’est pourtant point la sévère et imposante Ardenne, la contrée forestière et accidentée des environs de Bouillon qu’il connaissait bien, qu’il avait célébrée, où il avait des parents. La campagne est plutôt monotone et triste, entre Rethel et Vouziers. Mais ce paysage convenait alors à l’état de son âme. C’était un peu, ce plat et vague terrain champenois, la nature morose de l’Artois où s’étaient éveillées ses premières émotions d’enfant citadin transporté en pleine campagne. Le souvenir, toujours vif, de Lucien Létinois lui fit-il désirer de revivre dans ces champs, où s’était épanouie leur églogue ?

Tous ces éléments divers composèrent probablement son choix. Et puis, ici je suis absolument dans le domaine de l’hypothèse, et je donne cette explication du lieu choisi sans aucune pièce à l’appui, peut-être entrevit-il un petit calcul d’intérêt dans la désignation de la localité où il proposait à sa mère de faire l’acquisition d’une propriété rurale.

Verlaine était, à cette époque, démuni d’argent, sans grand espoir d’en recevoir. Il lui en fallait pour ses dépenses quotidiennes ; et aussi, motif plus noble que les libations à venir, il désirait voir imprimer ce volume de vers qu’il avait, tout préparé, dans son tiroir. C’était le recueil qu’il se proposait d’intituler Jadis et Naguère. La plupart des pièces le composant, on l’a vu dans la correspondance ci-dessus, avaient été composées en Angleterre, en Belgique, dans la cellule de Mons. Les dernières dataient du séjour à Boulogne-sur-Seine et rue de la Roquette.

Mais les volumes de poésies ne s’éditent pas généralement au compte du libraire. Verlaine, par la suite, put soutirer des pièces de cent sous à Vanier, contre la remise de poèmes devenus, grâce à la notoriété de l’auteur, vendables. Mais, à cette époque, les volumes de Verlaine n’avaient d’autre public que celui des envois gratis. Sagesse n’avait pu trouver un seul acheteur. Bien que Léon Vanier eût fait bon accueil à son auteur, et promis d’en imprimer une réédition, et quoiqu’il eût volontiers publié les Poètes Maudits, plaquette de prose, il est douteux qu’il eût exposé les frais de Jadis et Naguère. Comment donc avancer ou garantir à l’éditeur le coût de l’impression et du brochage ? Mme Verlaine, à la faveur de la retraite à la campagne, pouvait se décider à sacrifier encore quelques billets de cent francs, pour donner à son fils, désormais rangé, le plaisir d’être de nouveau imprimé.

Ceci est probable, mais ne justifie pas toutefois le choix du pays des Létinois. Je suis enclin à supposer que Verlaine songea, en même temps qu’à sa mère, au père Létinois, pour l’aider à publier son ouvrage. Le paysan n’était pas un prêteur bénévole, et il ne devait rien entendre aux vers et à leur publication. Mais Verlaine l’attira probablement par l’espoir d’une bonne affaire. Il dut lui demander une commission secrète sous forme de prêt et de remise, s’il lui faisait vendre sa maison de Coulommes.

Ce fut, en effet, cette maison des Létinois que Mme Verlaine acheta, assurément sur l’indication et d’après les conseils de son fils.

Il convient de ne pas oublier que la première acquisition, celle de Juniville, avait été faite avec l’argent des Verlaine, au nom du père Létinois. Ce malin campagnard avait, à la mort de son fils, vendu la dite maison sans en verser le prix à ses véritables propriétaires, paraît-il. Il était donc redevable envers Mme Verlaine et envers son fils, et ce fut, à mon avis, pour se rembourser en partie, que les Verlaine songèrent à lui pour une nouvelle acquisition. Paul Verlaine dut tirer quelque argent, à l’insu de sa mère, de cette combinaison, car Jadis et Naguère furent bientôt annoncés et publiés. Voici l’extrait de l’acte de vente :


La propriété de Coulommes, sise lieu dit Malval, comprenant maison d’habitation, dépendances, cour et jardin, d’une contenance de 7 ares et 60 centiares, fut acquise par Madame Élisa-Stéphanie-Julie-Josèphe Dehée, rentière, demeurant à Paris, rue de la Roquette, 17, ci-devant et présentement à Coulommes, la dite dame veuve de Nicolas-Auguste Verlaine.

De M. Jean-Baptiste Létinois, rentier, et de dame Marie-Louise-Delphine Moreaux, son épouse, demeurant à Ivry (Seine), rue de Paris, 14, moyennant la somme de 3.500 fr., payés comptant, jouissance de suite.

Suivant contrat reçu par Me Sabot, notaire à Paris-Batignolles, les 30 et 31 juillet 1883.


Verlaine et sa mère commencèrent donc ainsi, retirés au milieu des champs, la vie paisible et laborieuse qu’ils avaient rêvée. Mais la réalisation des songes est chose difficile. Les nouveaux essais de culture ne réussirent pas. Les terres furent mal louées, ou insuffisamment exploitées. Les dettes vinrent. Des querelles s’élevèrent entre la mère et le fils. Verlaine eut tous les torts, de grands torts. Contrairement aux prévisions optimistes de sa bonne maman, Paul se remit à boire, et terriblement. Ce qu’il ensemença surtout ce fut la caisse des cabaretiers. De plus, il s’était lié avec une bande de jeunes fêtards rustiques. On veillait, on godaillait, jusques dans la nuit ; à une heure avancée, on se séparait en chantant, en braillant, au grand scandale des habitants du village, économes et travailleurs.

L’argent fit bientôt défaut. Verlaine en demanda à sa mère, parfois impérieusement. Il y eut alors de violentes discussions entre la mère et le fils, celui-ci souvent surexcité par la boisson.

Pour avoir la tranquillité, cédant aux exigences de son fils, et sans doute aussi pour faire face aux frais et aux conséquences de plusieurs procès, occasionnés par des contestations avec des voisins, des cultivateurs et des fournisseurs de la contrée, Mme Verlaine céda ses droits de propriété sur la maison de Coulommes.

Par acte passé chez Me Chartier, notaire à Attigny, le 17 avril 1884, Mme veuve Verlaine fit donation à Paul-Marie Verlaine, son fils, de la propriété de Coulommes ; la donation contenait une clause d’insaisissabilité, étant faite pour assurer une demeure au donataire, que traquaient divers créanciers.

Les mauvaises fréquentations et les funestes habitudes alcooliques de Verlaine se reproduisirent durant toute l’année 1884. Mme Verlaine avait trouvé à Coulommes un voisin, nommé Dane, qui n’était pas favorable à Verlaine et ne se gênait pas pour lui faire des remontrances. Il conseillait à Mme Verlaine, puisqu’elle ne pouvait empêcher son fils de boire et de dépenser son argent avec des garnements du pays, et quelques-uns venus exprès de Paris, invités par Verlaine qui les défrayait, de se séparer de lui. À la suite d’une querelle plus violente, accompagnant une pressante demande d’argent, Mme Verlaine voulut suivre le conseil de M. Dane : elle signifia à Paul qu’elle ne voulait plus vivre sous le même toit que lui. Elle mit aussitôt sa résolution à exécution. Elle se retira dans l’asile que lui avait offert ce voisin bien empressé. L’âge de Mme Verlaine, 76 ans, exclut toute appréciation fâcheuse sur l’influence de ce voisin et sur son hospitalité. Toutefois, Verlaine l’accusa, à plusieurs reprises, de s’être emparé de l’esprit de sa mère, affaibli par l’âge et par les malheurs, pour lui extorquer le peu d’argent qui lui restait.

À la suite de cette scène et de ce départ, le 9 février 1885, Verlaine vint à Paris. Il descendit rue d’Amsterdam, à la taverne anglaise Fox, Austin’s hôtel. Le capiteux whisky et le stout lui firent sans doute, en cette circonstance, choisir ce logis, qui n’était pas dans son quartier ordinaire. Quand il venait à Paris, car il fit plusieurs courts voyages pour la publication de son volume Jadis et Naguère, et pour traiter avec l’éditeur Vanier des Mémoires d’un veuf et des biographies d’Hommes du Jour, il logeait 5, rue de la Roquette, chez le marchand de vins-tabacs Courtois. C’était dans le voisinage de son ancienne demeure, du no 17 de la rue de la Roquette.

En descendant auprès de la gare Saint-Lazare, il ruminait peut-être le projet de retourner en Angleterre : c’était son habitude à la suite des scènes et des bouleversements domestiques. Il était probablement, quand il quitta Coulommes, sous l’influence de l’ivresse. Il est certain qu’il n’avait plus sa raison, et qu’il avait perdu toute retenue et tout sentiment du devoir, quand il partit de la taverne anglaise, le surlendemain, pour revenir à Coulommes.

Alors, le 11 février 1885, se passa une scène à jamais regrettable, que je voudrais effacer de la vie de Verlaine, et ne pas mentionner dans ce travail, mais que je considère comme devant y figurer, d’abord parce que c’est un fait assez important dans l’existence du poète, reconnu par lui-même dans l’ouvrage Mes Frisons, et ensuite, parce que, mal connue, non étayée par des preuves, l’affaire de Vouziers, par la suite, pourrait être dénaturée, grossie, et susceptible, comme l’affaire de Bruxelles, de fournir un texte à la calomnie et à la sottise. Comme la condamnation de Bruxelles, nous l’avons démontré, fut motivée seulement pour coups et blessures, la condamnation de Vouziers vise uniquement des violences et des menaces. Il n’y a donc pas eu, comme d’aucuns l’ont insinué, de poursuites, et même d’accusations, dans les deux affaires, pour d’autres faits que ceux de violences.

Il est assez pénible, assez affligeant, ce procès de Vouziers, sans qu’on cherche à y ajouter des ignominies.

Voici les faits dans toute leur douloureuse exactitude :

Le 11 février 1885, Verlaine revenait de Paris, non sans y avoir fait sans doute d’abondantes libations. Il se rendait chez lui, à Coulommes, et, n’y trouvant pas sa mère, qui avait persisté dans sa résolution de ne plus vivre avec lui, il se transporta chez M. Dane, où il savait devoir la trouver.

Il avait espéré que l’excellente femme avait eu chagrin et regret de sa résolution, pourtant bien explicable, qu’elle avait encore une fois pardonné, et qu’en son absence elle avait réintégré le domicile commun. Sa déception fut vive en retrouvant la maison vide, et son irritation s’en accrut. Quelques rencontres, en descendant du train, accompagnées d’inévitables tournées, surexcitèrent sa colère déjà grande. On lui parla de Dane, qui le chargeait de cent accusations, qui le diffamait, et se vantait de lui avoir coupé les vivres, car Mme Verlaine ne donnerait plus un sou, ne signerait plus un papier, sans sa présence et sa permission à lui, Dane.

La tête ainsi montée, comme on dit, sous le double éperon de l’alcool et de l’humiliation, il alla frapper chez Dane. Il y trouva sa mère, en effet. Un entretien saccadé, entrecoupé de plaintes, d’apostrophes, de reproches, d’injures et de menaces, eut lieu entre la mère et le fils. Dane y assistait. Il ne fit rien pour calmer Verlaine, ni pour arranger les choses et gagner du temps. Il eût fallu engager Verlaine à rentrer chez lui, à se reposer, et, le lendemain, dégrisé et moins furieux, il aurait pu réitérer à sa mère ses demandes d’argent et son invitation à revenir loger auprès de lui, dans la maison de Coulommes.

Les choses se passèrent plus tragiquement. Verlaine s’oublia-t-il, dans son emportement, jusqu’à lever la main sur sa mère ? Dane l’affirma devant le tribunal. Mme Verlaine déclara que son fils n’avait exercé sur elle aucun mauvais traitement. Le tribunal crut le témoignage de l’ennemi personnel de Verlaine.

Car cette querelle domestique fut portée devant la justice. Dane avait prévenu les gendarmes. Ils se transportèrent d’Attigny à Coulommes, et firent leur procès-verbal. On ne put arrêter le procès. Ceci semblerait indiquer l’influence de ce témoin, et le peu de volonté et d’indépendance alors de Mme Verlaine, car moi qui ai connu l’excellente femme pendant une période de trente années, et qui ai constaté tant de fois son indulgence égale à son amour pour son fils, je ne puis admettre qu’elle ait eu tout son libre arbitre, qu’elle fût maîtresse de ses actions, quand elle consentit à ce que son enfant, son bien-aimé Paul, fût l’objet d’une poursuite judiciaire pour manque de respect à son égard. Ayant toute sa liberté d’esprit, elle aurait pu souffrir et pleurer en silence sur les désordres et les emportements de son fils, elle ne l’eût jamais livré aux tribunaux. Non ! je me refuserai toujours à admettre que, de son plein gré, cette mère si compatissante, si résignée, si prête à toujours et à tout pardonner, ait cherché à faire punir son Paul adoré, par la justice. Pour une violente et intempestive demande d’argent, voire une menace, elle était incapable de réclamer contre lui des tribunaux les pénalités des art. 305 et 307 du Code pénal, prononçant contre l’inculpé l’amende et l’emprisonnement de deux à cinq ans, c’est-à-dire la maison centrale, avec surveillance de la haute police ! Sa déposition même, devant le tribunal de Vouziers, prouve que, si elle accusa son fils ce jour-là, devant les gendarmes, son accusation lui était suggérée, et la teneur dépassait sa volonté, exagérait sa plainte.

Le tribunal correctionnel séant à Vouziers, bien qu’invoquant ces terribles articles, n’alla pas jusqu’à prononcer ces lourdes pénalités.

Le procès vint le 24 mars 1885.

À l’audience de police correctionnelle de Vouziers, le tribunal, après avoir interrogé le prévenu, entendu les témoins, le procureur de la République en son réquisitoire, donna la parole au défenseur de Verlaine, Me Boileau, avocat-avoué.

L’accusation reprochait à Verlaine d’avoir exercé des violences sur la personne d’Élisa Dehée, notamment en lui serrant les poignets au point de la faire crier, et en outre d’avoir, dans les mêmes circonstances, menacé ladite dame de mort, si elle ne lui donnait pas d’argent. L’accusation ajoutait que l’inculpé tenait alors un couteau ouvert à la main.

Verlaine, interrogé, commença par protester de son affection et de son respect pour sa mère. Il témoigna d’un profond repentir de tout ce qui avait pu l’offenser dans la scène qui avait motivé la poursuite. Il contesta la gravité des faits qui lui étaient reprochés, et s’efforça de les ramener à de plus justes proportions.

Il reconnut qu’il était, ce jour-là, surexcité par la boisson, et qu’en cet état il avait pu solliciter de sa mère, un peu trop violemment, l’argent dont il avait un besoin urgent, à raison de procès en cours et d’engagements pris. Il déclara ne pas se souvenir d’avoir menacé, ni même injurié sa mère. Si cela était malheureusement arrivé, il n’avait ainsi proféré injures et menaces que sous l’influence de l’ivresse, sans se rendre compte de ce qu’il disait alors. Il niait avoir tiré son couteau de sa poche. Un seul témoin affirmait ce fait aggravant, et ce témoin était son ennemi personnel, M. Dane.

Il avait pu, dans sa colère, menacer ce dernier, car c’était contre lui qu’il était animé de sentiments violents. Il lui reprochait d’abuser de son influence sur sa mère, de l’avoir attirée chez lui pour capter sa confiance et s’emparer de son avoir. Il l’accusa enfin de le diffamer dans tout le voisinage, et de s’être vanté de parvenir à lui faire quitter le pays, afin de prendre possession de sa maison.

Il avoua qu’il avait le tort de boire souvent outre mesure, mais il avait été entraîné vers l’ivrognerie par suite des tracasseries de toute nature qu’il avait dû endurer de la part du conseiller de sa mère. Malgré tout le respect qu’il lui devait, et toute l’affection qu’il éprouvait pour elle, il devait dire au tribunal que sa mère avait ses facultés un peu affaiblies, qu’elle se laissait entièrement dominer et diriger par ce Dane, qui avait résolu d’accaparer sa petite fortune, et de l’éloigner à tout jamais de son fils.

Ces aveux simples et dignes, cette visible repentance, les sincères témoignages d’affection respectueuse envers sa mère, dont l’accusé faisait montre, produisirent un favorable effet sur le tribunal.

La déposition de Mme Verlaine fut excellente. Elle déclara que son fils « avait toujours été convenable vis-à-vis d’elle » — ce sont ses propres expressions consignées aux procès verbaux d’audience, — jusqu’à leur arrivée à Coulommes. Depuis son séjour dans ce village, le caractère de Paul avait changé. Il s’était mis à boire, et il fréquentait des gens avec lesquels il passait le temps à s’enivrer, sans se livrer à un travail assidu. Et elle ajouta : « Je n’ai rien à lui reprocher sous le rapport des mauvais traitements. Il m’a fait dépenser de l’argent, mais il ne m’en a jamais pris. » Elle ne parlait pas du couteau prétendu dirigé vers elle, et attribuait toute l’inconduite de son fils aux fréquentations mauvaises de Coulommes et aux excès alcooliques.

J’ignore la plaidoirie, de Me Boileau. Je suppose qu’elle fut bonne et adroite, car en somme l’avocat a obtenu presque un acquittement. Mais ce défenseur n’a pu plaider à fond, et comme il convenait, la cause de ce poète névrosé en butte aux médisances et aux sournoises méchancetés des villageois. Il ne pouvait ni connaître ni faire connaître Verlaine aux magistrats ardennais. Ceux-ci ont jugé l’auteur de Sagesse comme un vulgaire ivrogne, qui se bat avec ses parents pour des questions d’intérêts, un soir où la station au cabaret s’est prolongée. Ces querelles-là sont fréquentes au village ; elles sont rarement portées au tribunal correctionnel, tout au plus va-t-on parfois s’expliquer devant le juge de paix, à la simple police.

Ce qui a amené la condamnation de Paul Verlaine par les juges de Vouziers, ce fut surtout l’hostilité témoignée contre lui par les témoins du crû. Il les avait indisposés, choqués, irrités par ses allures, qui n’étaient pas ordinaires, il faut en convenir. Il ne buvait pas comme les autres. Ses saouleries avait un caractère exubérant, tapageur et provocateur, qui déroutait les pochards habituels de la localité. Il tenait, entre deux lampées, des propos inconsidérés, parfois incompréhensibles pour des oreilles paysannes, d’autant plus graves et imputés à crime. Ces campagnards, pas plus mauvais que d’autres, ne pouvaient sympathiser avec ce poète aux façons bizarres, qui, de plus, s’était mêlé de choses de culture auxquelles il n’entendait rien. Qu’était-il venu faire à Coulommes, ce vilain monsieur de Paris ? Il n’avait qu’à rester avec ces Parisiens, qui font tant les malins, et qui sont trop polis pour être honnêtes ! Vaguement, il prenait, dans leurs remarques malveillantes, l’apparence d’un voleur de terres. En se coalisant contre lui, on défendait le terroir contre un envahisseur étranger. Aussi tous les témoins, tous ceux qui fournirent à la gendarmerie et au parquet des renseignements étaient-ils favorables à Dane, l’accusateur, et souhaitaient, au fond, qu’il parvînt à faire déguerpir le Parisien et à garder sa maison, comme avait déjà procédé le père Létinois, un des leurs.

Il est donc à remarquer, pour l’appréciation exacte de l’infraction pour laquelle Verlaine fut déféré aux tribunaux, qu’elle ne fut établie que par des témoignages ouvertement hostiles. L’accusé avait contre lui des rumeurs grossies, des observations de regards curieux et malveillants, des suppositions, auxquelles, par son langage et ses attitudes, Verlaine donnait une apparence de réalité, et des préventions susceptibles de pousser les juges à la sévérité. Il ne faut pas oublier qu’en dehors des potins de Coulommes il avait dû venir sur son compte, de Paris et de Belgique, des renseignements peu favorables. Des dépositions fâcheuses, émanant de la famille même de Verlaine, du côté de sa femme surtout, existaient à son dossier, puisqu’il y avait eu, lors du procès en séparation de corps, une plainte, du reste ridicule, vaine et bientôt abandonnée, contre Verlaine et contre Rimbaud. La condamnation sévère prononcée par la cour d’assises du Brabant, l’emprisonnement subi sans qu’aucune mesure gracieuse fût intervenue, et aussi la qualité de communard qui suivait toujours Verlaine, n’était point de nature à lui concilier l’indulgence du tribunal. Forcément des juges de petite ville subissent l’influence de l’opinion ambiante.

Aussi doit-on considérer comme un quasi-acquittement la condamnation à un mois d’emprisonnement pour les faits reprochés à l’accusé. Les articles du Code pénal visés au jugement (art. 305, 307, 311, avec, il est vrai, l’art. 463, circonstances atténuantes) comportaient des pénalités beaucoup plus rigoureuses, comme nous l’avons indiqué plus haut.

Ceci n’excuse pas Verlaine d’avoir mal parlé à sa mère, peut-être même, dans une minute d’emportement alcoolique, de l’avoir menacée ; mais on reconnaîtra que cette affaire de Vouziers, très peu connue jusqu’ici, mais non ignorée complètement, n’avait en soi aucune gravité. C’était une affaire justiciable surtout du tribunal domestique, et méritant à Verlaine dégrisé, le lendemain, un fort savon maternel.

Le bulletin de sortie de la maison d’arrêt de Vouziers, où Verlaine fit sa peine, que j’ai entre les mains, est ainsi libellé :


Le nommé Verlaine, Paul-Marie, 40 ans, demeurant à Coulommes, né à Metz (Alsace-Lorraine), est sorti de la maison d’arrêt de Vouziers le 13 mai 1885, après avoir subi la peine de un mois d’emprisonnement prononcée par jugement du tribunal de Vouziers, en date du 24 mars 1885, pour violences et menaces de mort.


Verlaine, condamné le 24 mars, avait presque aussitôt après purgé sa peine, puisque, d’après la levée d’écrou du 13 mai, il avait dû se constituer prisonnier le 12 avril.

Il sortit donc, par une belle matinée de printemps, de cette geôle, familiale presque, dont il a fait un croquis, pittoresque et point rancunier, dans les Mémoires d’un Veuf (un Héros, l’histoire amusante du Corbeau), et dans Mes Prisons.

Personne ne l’attendait sur la place, et nul visage ami ne faisait face, en souriant, à la rébarbative porte de la geôle bâillant pour laisser sa proie échapper. Mme Verlaine, le cœur ulcéré, bien qu’ayant déjà pardonné au fond du cœur, n’avait pas voulu faire le voyage de Vouziers pour accueillir sur le seuil, enfin libre, le fils trop peu maître de soi. Elle gardait, non du ressentiment, mais de la tristesse, de l’algarade de Coulommes ; elle eut l’intention de punir par son absence l’inconscient et impulsif garnement. Et puis, ce qui justifiait en partie l’irritation de Verlaine, son conseil, M. Dane, l’avait dissuadée de venir chercher Paul à sa sortie de prison.

Notre libéré, sur le moment, voulut paraître crâne et insensible. Il écarta, comme un oiseau importun, le souvenir de sa maman, voletant autour de lui. Rien ne pouvait lui être plus sensible que cette absence voulue. Il comprit la punition qu’à distance lui infligeait l’éternelle indulgente. Il s’efforça, pour ne pas sembler ému ni pour s’avouer châtié. Être relaxé comporte la liberté de boire. Il en usa sur-le-champ. Dam ! on se plaît à trinquer, un matin d’exeat. La compagnie est précieuse à qui vient d’être en captivité. Avec qui choquer le verre de l’indépendance reconquise ? Parbleu ! avec le compagnon qui était là, sur le seuil sévère : le gardien-chef qui avait tiré les verroux, et jouait avec son trousseau de grosses clefs en reconduisant poliment l’ex-prisonnier, avec lequel il avait eu de bons rapports. Verlaine l’invita. On s’en fut vider une bouteille de vin blanc au « Bon Coin », rendez-vous ordinaire du personnel de la prison.

Cette libation, en plein air, sous la tonnelle, réconforta le poète, un instant. Mais il fallut se quitter. Le gardien-chef ne pouvait s’absenter longuement. Paul resta seul, en tête à tête avec une bouteille. Il songea, ratiocina, épilogua, hésita sur la route à prendre. Devait-il aller à Coulommes, demander pardon à sa mère, se jeter à ses pieds, l’embrasser ? C’était bien mélodramatique. Et puis il serait l’objet des risées, des railleries des gens de Coulommes ? Ensuite, où irait-il chercher sa mère ? Chez son ennemi, chez celui qui l’avait livré à la justice ? Il ne pouvait aller là. Et puis sa mère habitait-elle toujours Coulommes ? Elle lui avait écrit qu’elle comptait retourner à Paris sous peu. La vie champêtre avait, on le conçoit, perdu tout son charme. La mauvaise réputation de son fils, « un de Rais mâtiné de plusieurs Edgar Poe, qui auraient compliqué leur rhum et leur cas, d’absinthe et de Picon, tel moi dans l’imagination de passablement de mes voisins de campagne », a-t-il dit de lui-même, faisait une sorte de notoriété injurieuse, à elle, la pauvre mère impeccable. Depuis le jugement on la montrait au doigt. C’était la mère du condamné.

Et puis la situation financière était devenue grave. Des procès avaient été perdus. Le crédit était mort. De plus, Verlaine n’avait même plus la maison dont sa mère avait d’abord fait acquisition, dont elle lui avait, ensuite, fait donation.

Suivant acte passé devant Me Chartier, notaire à Attigny, en date du 8 mars 1885, postérieurement, par conséquent, à la scène éternellement regrettable qui avait motivé l’intervention judiciaire et la poursuite correctionnelle, Verlaine, désireux sans doute de retourner à Paris, et de liquider son établissement à la campagne, avait vendu sa maison de Coulommes à un cultivateur du lieu, nommé Jules Rigot, moyennant 2.200 fr. La maison avait été acquise comptant, deux ans auparavant, moyennant 3.500.

La maison existe toujours à Coulommes. Elle est restée la propriété de Mme Rigot-Oudin, veuve dudit acquéreur.

Procès perdus, vente à perte de l’immeuble, dépens de l’instance correctionnelle et amende (500 fr.), dépenses personnelles relativement considérables, voyages assez inutiles et coûteux à Paris, tout cela représentait une forte diminution du patrimoine, déjà écorné, de Paul Verlaine, et de ce qui restait à sa mère de sa dot et de sa fortune personnelle.

Verlaine revint donc à Paris, plus pauvre qu’il n’en était parti. Il dit adieu aux gens de Coulommes et à tous les gens de la Terre. Assez drôlement il prend congé d’eux : « Ils m’ont plumé, dit-il, mais ils m’ont laissé ma plume. »

Il allait donc, et pour toujours, redevenir citadin. Il renonçait au grand air salubre des champs, qui pour lui n’avait pas été curatif. Il voulait se remettre à l’écriture et vivre de son papier noirci. Louable résolution. Malheureusement il emportait du sillon autre chose que de la santé. Les excès alcooliques champêtres l’avaient prédisposé aux abus des boissons urbaines. Il était à peu près ruiné ; sa mère, appauvrie et attristée, le suivait, mais sans avoir, Antigone délabrée, les mêmes élans d’affection, les mêmes moyens de dévouement. De plus, l’arthritisme déjà envahissait Verlaine. Ses muscles s’atrophiaient, ses apophyses s’ankylosaient. Si son cerveau demeurait sain et vigoureux, sa force de travail, qui n’avait jamais été considérable, ni surtout régulière et assidue, diminuait. Son talent même n’allait pas tarder à subir une altération sensible. Encore quelques années de la vie bohème du quartier latin, et l’admirable veine poétique de la jeunesse et de la belle production de Sagesse, d’Amour, de Bonheur, diminuerait et s’altérerait. Le retour du poète à Paris, en 1885, c’est une troisième et malheureuse période, celle où alternent les séjours dans les hôpitaux avec les stagnations dans les bars, et bientôt le grand, puissant et génial Paul Verlaine ne sera plus que le « Poor Lelian » des malchances légendaires.