Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 7

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Société du Mercure de France (p. 208-245).
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VII

LE MARIAGE. — LA BONNE CHANSON
(1869-1871)

Verlaine n’a eu qu’un seul véritable événement dans sa vie. Il a passé son existence en marge des choses grandes, et même petites, de son temps. Républicain, il ne se mêla à aucune des ébauches de conjurations, à aucune des agitations, à aucun des mouvements d’étudiants si fréquents durant les dernières années de l’Empire. Il fut pas de l’affaire dite du « Café de la Renaissance ». Lui, qui n’avait pas les cafés en horreur, ne fréquenta jamais ni la Brasserie Serpente, ni la Brasserie Glaser, ni même le Café de Madrid, endroits où se réunissait la jeunesse hostile au régime impérial, et où l’on était exposé à des bagarres violentes, à des procès comme celui des Treize, aux arrestations arbitraires, perquisitions, charges d’agents, et même à l’emprisonnement préventif à Mazas, suivis d’une poursuite pour complot et haute trahison devant la Haute-Cour, siégeant à Blois. Il a circulé, sans s’y mêler, au milieu de tous ces tourbillons politiques. Patriote, il ne fit la guerre que de loin, presque en spectateur, et il monta la garde pour ainsi dire dans un fauteuil. Bien que vivant à Paris, pendant le terrible siège, il ne prit aucune part aux actes de la place publique. Sous la Commune, il fut un figurant muet et inactif dans le drame formidable, et son rond de cuir à l’Hôtel de Ville, sur lequel il demeura paisiblement campé, ne saurait être comparé à une barricade. Il n’a jamais été mêlé, au moins jusqu’aux Invectives, aux polémiques littéraires aiguës de son temps ; il ne s’est pas battu en duel. Comme chacun de nous, il éprouva des pertes cruelles dans la famille, son père d’abord, sa cousine Élisa, puis son excellente mère lui mirent le cœur en deuil, mais ce sont des catastrophes régulières, que l’on prévoit, et qui font partie du bagage de misères que l’homme porte avec lui.

S’il est tombé dans le dénûment, ce ne fut point par une débâcle soudaine, imprévue, mais par une suite de débours s’enchaînant les uns aux autres, par l’addition de dépenses quotidiennes d’existence et d’entretien, de frais de voyages et de paiements répétés pour ses plaisirs et la satisfaction de ses passions. Sans renouvellement de capital, sans alimentation de recettes fixes et de ressources sérieuses, provenant d’un travail régulier, le zéro, au bout, était forcé. Il a mangé, comme un autre La Fontaine, le fonds avec le revenu. Il descendit, lentement plutôt, et par une poussée de chaque jour peu sensible, tous les échelons de la détresse. Il eut, en outre, des pertes d’argent à subir du fait d’engagements, de contrats, de fâcheuses entreprises, comme ses exploitations agricoles à Juniville et à Coulommes. Une escroquerie, de la part d’un abbé, lui enleva ses derniers picaillons. Mais sa ruine progressive, calculée pour ainsi dire, et dont, en admettant qu’il eût sauvé les derniers écus que lui enleva l’abbé Salard, il pouvait, à un mois près, énoncer l’échéance, ne fut pas due à ces grandes et terribles commotions qui bouleversent toute une existence.

Un seul fait domina toute sa destinée, l’emplit, la perturba, l’empoisonna : ce fut son mariage.

Il est impossible de refaire après coup la vie d’un homme. On serait ridicule à vouloir tirer un horoscope après décès, et, reconstruisant, de toutes pièces, une destinée, ce serait folie d’imaginer un Verlaine demeuré célibataire et employé de bureau, touchant régulièrement ses appointements, vivant bourgeoisement avec sa bonne mère, menant, jusqu’aux derniers jours de l’excellente femme, une existence relativement régulière, entremêlée de visites à la Vénus banale, de stations dans les cafés, puis, avec sérénité, assouvi, dégrisé, apaisé, écrivant à loisir, dans la quiétude de son bureau, dans l’isolement de sa chambre à coucher, ou sous le rafraîchissement de frondaisons vertes, des poèmes plus ou moins recherchés et ciselés, accueillis dans quelques revues aux prétentions artistiques. Un Verlaine assagi, pondéré, correct, habillé à la Belle Jardinière, contribuable ponctuel, lauréat de l’Académie Française, ayant mené enfin la vie sinécuriste et monotone, mais heureuse et douce, de quelques-uns de ses camarades de jeunesse, terminant leur carrière dans un bon fauteuil administratif, comme Albert Mérat, ou mieux encore dans un siège à l’Institut, comme José-Maria de Heredia, de plus bibliothécaire.

Peut-être, si sa destinée eût été ainsi canalisée, si le torrent de sa vie se fût écoulé régulier et paisible, entre les parois bien lisses d’une carrière administrative, s’il n’eût jamais perdu les habitudes familiales, Verlaine aurait-il continué à donner de bons poèmes, dans la manière objective et descriptive de Leconte de Lisle. Il n’aurait pas été le poète étrange, sensationnel, si personnellement vibrant, aux frémissements d’écorché vif, qui nous fit passer dans les nerfs un frisson d’art inédit, et qui a créé comme une poétique neuve, comme une poésie jusqu’à lui inconnue.

Peut-être, si tous ses malheurs proviennent de son mariage, tout ce qui fit sa personnalité, son originalité, tout ce qui lui assure une place à part dans l’assemblée égalitaire des poètes, peut-être la gloire qui illumine son tombeau, n’ont-ils pas d’autre source que ce même mariage. Verlaine, resté célibataire, eût été un poète estimé, estimable aussi, voilà tout.

Quelle que fût la femme, le mariage pour lui ne pouvait être heureux, ni même possible, quoi qu’il eût dit, notamment dans le fameux poème des Romances sans paroles : « Vous n’avez pas eu toute patience… »

La mauvaise destinée du poète n’est donc pas imputable au choix même de celle qu’il prit pour compagne, mais à l’union conjugale pour laquelle il n’était point fait, à son tempérament excitable, à son exubérance passionnelle, à la déplorable facilité avec laquelle il se laissait entraîner, détourner, embourber dans les chemins mauvais.

Bien des jeunes gens se marient par amour, pour posséder une personne désirée, et qui se refuse à leurs sollicitations sans consécration légale, ou bien par convenances de famille, par intérêt, par calcul, pour garder une situation où la qualité d’homme marié est utile, même exigée, pour posséder un établissement où l’homme doit être accompagné, secondé, ou encore parce qu’on est las de la vie de célibataire, des hôtels meublés, des garçonnières avec des domestiques tyrans, de la gargotte, des maîtresses de hasard, enfin, pour s’établir, avoir un intérieur, des enfants, une famille, pour asseoir sa vie sur des bases solides et fixer à tout jamais son existence. Or, ces motifs, qui sont à peu près exclusivement ceux de tous les hommes, jeunes ou vieux, recherchant le mariage, furent probablement aussi étrangers les uns que les autres à la décision brusque de Verlaine.

Il eut sans doute de l’amour pour la jeune fille dont la vue l’impressionna si vivement, et lui-même a raconté comment il subit le traditionnel coup de foudre, mais ce qui le détermina surtout à se marier, ce fut un sentiment d’humilité personnelle et d’infériorité sur le terrain amoureux, où il se sentait placé par la nature.

Son mariage, ou plutôt la décision un peu soudaine, extravagante, et ressemblant à une détermination téméraire, et parfois saugrenue, prise sous l’ivresse, tout à coup arrêtée, de demander (et à son demi-frère, un jeune homme sans autorité familiale) la main d’une jeune fille, entrevue quelques minutes, fut comme une protestation du poète contre l’injustice du hasard de la physionomie, comme un défi à la fatalité de la constitution physique.

Verlaine, faut-il le rappeler, était affligé d’une laideur intense. Vieilli, sa physionomie disgracieuse et bizarre, asymétrique, avec son crâne bossue et son nez camard, paraissait encore supportable. On la voyait briller de l’éclat de l’esprit, et auréolée du rayonnement du talent. On s’accoutumait à son masque faunesque, quand il riait, à son aspect sinistre, quand il gardait le sérieux. Ses traits heurtés, ses maxillaires proéminents aux zygômes saillants, son faciès rappelant la tête de mort classique, dégageaient une hideur spéciale, et qui, à certains égards, pouvait intéresser et même plaire. Mais, dans sa jeunesse, il était d’une laideur grotesque ; il ressemblait, non pas au type mongoloïde, comme on l’a dit, mais à un singe, et son originalité babouinesque ne pouvait inspirer à une femme rencontrée qu’un sentiment d’éloignement, de répugnance, peut-être d’effroi et de dégoût. Si j’insiste sur ces particularités physiques, c’est que la critique, et aussi la philosophie et l’histoire, attachent trop peu d’importance à la vie sexuelle. Historiens, psychologues, moralistes dédaignent fâcheusement le rôle formidable du penchant génésique dans le drame humain.

Le pauvre garçon savait très bien l’effet repoussant qu’il produisait ; il plaisantait volontiers son « gueusard de physique », et il a jeté, au hasard du moment, sur des couvertures de cahiers, en marge de volumes, des silhouettes, des croquis et des dessins, où s’affirmait la notion qu’il avait de son manque d’avantages corporels. Il se montrait caricaturiste impitoyable de lui-même.

Aussi se sentait-il timide et gauche vis-à-vis des femmes. Il n’eut aucun de ces flirts ingénus, de ces intrigues charmantes de la vingtième année, qui sont souvent toute la poésie de ceux qui ne font pas de vers. On a vu, dans la lettre datée de Lécluse, septembre 1862, qu’il n’était pas sans attacher de l’intérêt à ces premiers contacts innocents avec le sexe joli. Il a noté la contredanse où il engagea la fille de l’instituteur, Mlle  Hiolle. Mais ce quadrille n’eut aucune suite. On ne le retint pas, après la danse, par un sourire, par une promesse de se revoir, et il s’éclipsa, morne, déçu, écartant de sa pensée la jeune personne qui ne témoignait aucun désir de se rapprocher de lui. Il se sentait séparé des femmes par un abîme, reclus pour qui jamais l’amour ne peut offrir une possibilité d’accès, une présomption de rencontre, sinon probable, du moins non inadmissible. On ne tombe pas amoureux d’une reine, à moins d’être de son entourage, fût-ce dans la domesticité, comme Ruy Blas, et le postillon Bergami.

Je ne crois pas, moi qui ne l’ai point perdu de vue pendant une seule journée des huit années qui précédèrent son mariage, que Paul ait jamais ébauché aucune amourette, qu’il ait même jamais été tenté de faire la cour à une femme quelle qu’elle fût, grisette de la rue, cocotte, ou artiste aperçue dans les milieux littéraires ; il m’eût certainement pris pour confident, ou j’eusse surpris son secret.

Les occasions ne lui auraient cependant certes pas manqué. Il venait chez Mme  de Ricard des jeunes femmes ayant eu des aventures, et des jeunes filles demi-honnêtes ; il se rencontrait dans la maison, plus joyeuse, de Mme  de Callias des personnes aimables et suffisamment faciles. Il avait pu, comme tout homme, au hasard des promenades, des soirées, des théâtres, des concerts, des voyages, se trouver en présence de créatures désirables, lui plaisant, avec lesquelles il aurait ébauché des relations qui eussent eu le dénouement ordinaire. Il n’en fut pas ainsi pour lui.

Il n’a jamais eu, dans sa jeunesse, de maîtresse, dans le sens de continuité amoureuse ou purement sensuelle, — c’est-à-dire de femme attitrée, habituée, pourvue ou non de mari, d’amant, de protecteur, d’adorateurs, — mais passant pour être à lui, sinon exclusivement, du moins par préférence, par tendresse, ou, si l’on veut, par intérêt. Il ne fréquentait même pas de femme facile régulièrement, en habitué, en amant temporaire et intermittent, comme cela se voit souvent. Ses aventures amoureuses furent de la plus ordinaire simplicité : il ne s’adressait qu’à ces malheureuses qui vendent l’amour comme une denrée. Il allait s’abreuver de caresses, comme d’absinthe, au premier comptoir rencontré au coin de rue. Il a raconté, d’ailleurs, lui-même, avec son cynisme ingénu, comment les prémices de sa jeunesse furent sacrifiées, dans une maison close, aujourd’hui démolie, de la rue d’Orléans-Saint-Honoré.

Il n’avait donc jamais aimé, et ses poésies premières durent sans doute à ce défaut de passion, de désirs, de combats, et de souffrances aussi, une idéalité, une impassibilité, que peu de poètes eurent avant lui, et qu’il devait, avec le mariage, bientôt perdre.

Il est très rare, en effet, qu’un poète arrive jusqu’à vingt-cinq ans sans avoir été amoureux, sans avoir chanté ses espoirs, ses rêves, ses sensations, ses jalousies, ses triomphes, les trahisons subies et les soupçons pires.

Tout homme est ou a été poète à cet égard, et chacun de nous garde, en un coin parfumé de sa mémoire, l’image confuse et toujours secrètement admirée de quelque Béatrix disparue, effacée, presque irréelle, n’ayant existé que quelques instants, très souvent ne s’étant jamais doutée de la passion tenace et factice qu’en passant elle avait inspirée. Nous avons tous plus ou moins vécu le sonnet d’Arvers.

Verlaine ne connut pas ces extases, ces désirs, ces joies et ces douleurs des premières amours, si souvent vivaces et malheureuses. Il ignora, à l’heure printanière, les revanches et les représailles du cœur qui succèdent au découragement, à ce moment d’anéantissement terrible quand la femme aimée échappe, et qu’on croit que le monde entier va s’écrouler sur ses assises, parce qu’un corsage se ferme et qu’une jupe s’abaisse. Il ne passa point par ces alternatives de félicités et de tristesses qui sont toutes les réalités de l’amour, le spasme sensuel n’étant positivement qu’une illusion, puisque, sans la cérébralité férue d’identité, il serait partout équivalent, partout satisfaisant.

Jamais je n’ai vu, dans sa jeunesse, Verlaine donner le bras à une femme. Il ne me parla jamais d’entreprendre une de ces charmantes parties de campagne à deux, parfois à quatre, à six, à huit même, qui laissent dans la mémoire de si gais souvenirs ! Je canotais souvent, le dimanche, à Joinville-le-Pont ; il ne voulut jamais m’accompagner. Ce n’était pourtant ni le canot, ni la campagne, ni les bouteilles à boire sous les tonnelles qui lui déplaisaient. Il se sentait seul, sans compagne, et ne comptait guère sur le hasard des rencontres au cours de la partie. Il ne connut pas les folâtres ribambelles qui s’éparpillent en chantant des refrains, tour à tour bêtes, obscènes ou sentimentaux, le long des haies, accompagnant la cueillette des violettes ou des mûres, selon les saisons. Il ne fit point de gais repas dans les guinguettes de Montmartre, sur la Butte, ou du côté de Montrouge ou de Châtillon. Cependant, je l’emmenai une fois dans une société de jeunes gens qui tenaient leurs assises dans les bals de Montmartre, à l’Élysée, au Château-Rouge. Ce groupe, qui avait pour titre la Collective, société coopérative de consommation et de plaisir, ne lui plut guère ; il se contenta de nous regarder nous amuser, rire, danser, pincer des tailles et frôler des poitrines. Il vidait consciencieusement et solitairement des cannettes, pendant que nous devisions avec les folles habituées de l’endroit, venant s’asseoir à nos côtés, essoufflées et rouges, après un quadrille heurté ou une valse haletante. Il parut plutôt à mes amis, des journalistes, des employés de bourse et de commerce, un convive lugubre, et l’un d’entre nous, le futur explorateur Louis Advenant, lui dit, en le quittant : « Vous n’avez pas la cuite folâtre, vous ! Quand j’aurai le hoquet, j’irai vous chercher ! »

Il se rendait tout seul, ordinairement sous l’excitation d’apéritifs répétés, soit dans des établissements spéciaux, qu’il a sans vergogne indiqués comme champs de ses exploits passionnels, débits d’amour de troisième ordre, d’ailleurs, à tarifs réduits, soit chez de pauvres filles, araignées de plaisir, guettant de leur fenêtre, derrière une lampe, le passant disposé à se faire prendre dans leurs rideaux. Verlaine ne voulait personne pour compagnon de ces équipées-là. Il ne m’en racontait que rarement et exceptionnellement les péripéties, toujours les mêmes, et dont avec raison il ne ressentait aucune fierté. L’amour n’existait donc pour lui, lors de la vingtième année, que sous la forme du besoin physique, de la satisfaction sensuelle la plus grossière, et ce grand idéaliste ne fut que le plus matérialiste des amants.

Mais un jour, le hasard le mit en présence d’une jeune fille, d’une vraie jeune fille, presque d’une enfant, Mlle  Mathilde Mauté de Fleurville.

Ce fut dans cette maison de la rue Nicolet, à Montmartre, qui devait devenir pour lui le théâtre de tant de drames intimes, qu’il se trouva face à face avec l’héroïne, avec sa Destinée faite femme.

Il était venu voir le compositeur Charles de Sivry, qui demeurait là, chez son beau-père, M. Mauté de Fleurville, avec sa mère, mariée en secondes noces audit M. Mauté, ancien notaire de province, le type du parfait bourgeois, aux favoris courts et à lunettes d’or.

On frappa à la porte de la chambre où Sivry et son visiteur bavardaient. Oh ! ce toc toc, joyeux et profond ! Il devait retentir à tout jamais dans l’âme du poète !

Une jeune fille parut, en robe grise et verte, avec des ruches, une gentille brunette…

Verlaine a délicieusement dépeint l’apparition charmante dans ces vers :


En robe grise et verte, avec des ruches,
Un jour de juin que j’étais soucieux,
Elle apparut souriante à mes yeux
Qui l’admiraient, sans redouter d’embûches.

Elle alla, vint, s’assit, parla,
Légère et grave, ironique, attendrie,
Et je sentais en mon âme assombrie
Comme un joyeux reflet de tout cela.

Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L’esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaieté d’un cœur bon se devine.

Aussi soudain fus-je, après le semblant
D’une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite fée,
Que depuis lors je supplie en tremblant.


La première entrevue fut simple et décisive. La curiosité avait sans doute poussé la jeune fille vers la chambre de son frère. Elle passa sa petite tête espiègle par l’entrebâillement de la porte, et fit mine de se retirer avec de légères protestations confuses et des grimaces gentilles.

— Reste donc ! dit Charles… Monsieur est un poète… c’est Verlaine… tu sais bien ?

On avait, en effet, souvent parlé de lui dans la maison Mauté. J’ai dit, plus haut, quels projets d’opérettes préoccupaient alors Verlaine. Charles de Sivry, futur chef d’orchestre du Chat-Noir, guettait un poème funambulesque à musique. Il rêvait Petit Faust et Belle Hélène. En outre, Sivry était un habitué des soirées Nina, et certainement, à plusieurs reprises, Charles avait parlé, chez sa mère, des gens qu’il rencontrait dans cette maison bruyante et fréquentée par des personnalités intéressantes, en passe de devenir célèbres. Il avait même apporté les œuvres du poète, les Poèmes Saturniens et les Fêtes Galantes. La jeune fille avait dû jeter un regard indiscret sur ces vers, d’une lecture permise, d’ailleurs pour elle sans grand intérêt.

Sur l’invitation de son frère, Mlle  Mauté resta donc, et la conversation s’engagea. Elle dit à Verlaine qu’elle aimait ses vers, bien qu’ils lui parussent un peu forts pour elle, et le poète, touché dans son amour-propre d’auteur, le fut aussi par un autre sentiment.

Il lui sembla, — fut-ce une illusion ? il est très possible que ce n’en fût pas une, — que cette jeune fille le regardait autrement que la plupart des femmes déjà rencontrées, qu’elle n’avait pas fixé sur lui deux yeux ironiques, dédaigneux, cruels, insolents ou effrayés, de ces regards désespérants qu’il voyait dans toutes les prunelles que son désir avait cherchées. La jeune fille ne lui paraissait point avoir peur de lui. N’avait-elle donc pas remarqué sa hideur ? Après tout, peut-être n’apparaissait-il pas aussi laid qu’il se voyait lui-même ? Cette compatissante enfant le considérait-elle avec des yeux plus indulgents que ceux des autres personnes de son sexe, que ses amis, que lui-même ? Est-ce que par hasard… ?

Il n’osa pas aller jusqu’au bout de la supposition trop flatteuse, mais une prévention suffisamment favorable s’empara de son esprit, et il regarda étrangement cette jeune fille, quelques instants auparavant inconnue, ignorée, insoupçonnée, saluée avec indifférence, traitée en gamine. Il l’examina avec une attention profonde, tandis que, de son côté, elle semblait l’observer à la dérobée, non sans quelque intérêt. Il n’était pas quelconque, et il méritait qu’on fît attention à lui, pensa-t-il, avec vanité. Cette avantageuse hypothèse accéléra le travail de sa cervelle, où l’amour neuf, primesautier, pénétrait, sans crier gare ! et en bousculant tout.

Quel chimiste, dans un creuset subtil, analysa-t-il jamais assez complètement les sentiments humains, pour pouvoir nous donner la composition de la distillation des parties sensuelles, intellectuelles, volitives, ou purement instinctives, qui forment ce composé qu’on appelle l’amour ? Des philosophes matérialistes ont prétendu que l’instinct de l’être, que le désir de perpétuer la race, et l’obligation pour la femme et pour l’homme de se joindre, en vue d’accomplir les fins de la nature, qui sont la continuation de l’espèce, avaient la part décisive dans ce qu’on nomme la sympathie, l’attraction, le désir, le choix, l’irrésistible penchant. L’homme et la femme, mis en présence, seraient attirés uniquement par le sentiment impérieux, le plus souvent inconscient, de l’être dont ils portent le germe en eux, et qu’ils doivent produire par leur réunion.

La sélection spéciale qu’ils feraient de tel sujet rencontré expliquerait ce phénomène de l’identité amoureuse, cette préférence si violemment exclusive qui aboutit à ce négatif résultat, que bien souvent un amant s’abstiendra de tout commerce charnel, deviendra improductif, et sera comme atteint d’impuissance, ne pouvant accomplir l’acte sexuel avec la personne élue. Parfois mourra-t-il sans vouloir être satisfait et consolé par d’autres femmes, à peu de chose près pourtant, aimantes, désirables pareillement, et physiologiquement semblables à celle qu’il veut, et qui lui échappe. C’est ce peu de chose qui est, en dehors et au-dessus des conclusions scientifiques sur la reproduction et la perpétuité de l’espèce, c’est ce qu’on nomme l’Amour.

Il y eut peut-être comme l’éclosion d’une fleur nouvelle et inattendue dans l’âme de Verlaine. Jusque-là sa pensée avait été éloignée des affections vives. Il avait grandi séparé de la femme, de la compagne avec laquelle il aurait pu, selon le système de Schopenhauer, avoir la pensée de fonder une famille, et entrevoir la possibilité d’engendrer un enfant. Il dut connaître alors un sentiment confus et nouveau. D’où un enchantement subit.

De son côté, la jeune fille, subissant l’influence du sexe, ressentant probablement une impulsion passagère, dominée peut-être par une excitation momentanée, mais forte, due à la présence de cet homme étrange, éprouva le désir secret d’être sa compagne, de lui appartenir. Il est certain qu’à cette heure trop brève il y eut, entre ces deux êtres, accord bref et harmonie, hélas ! fugitive.

Je puis affirmer, confident des ivresses de ces initiales rencontres, véritables trouvailles d’âmes, que tous deux se plurent instantanément. Le classique coup de foudre n’est jamais vieux-jeu. Il se rajeunit sans cesse. La preuve de cette spontanéité amoureuse, surtout du côté de la jeune fille, c’est que Mlle  Mathilde Mauté, très jeune, ayant par conséquent le temps de trouver un mari, vivant dans un milieu bourgeois aisé, était dans les conditions normales pour épouser tranquillement, selon les accords familiaux, un employé, un fonctionnaire, un commerçant, voire un homme de lettres, mais sans hâte. Elle pouvait attendre et choisir. Elle accepta cependant avec une sorte de précipitation un mariage qu’elle aurait pu ajourner, traîner en longueur, finalement refuser, après réflexion et comparaison. Rien ne semblait devoir l’attirer vers cette union, ordinaire au point de vue de la fortune, rien ne paraissait la pousser à encourager, à provoquer, si l’on veut, un cavalier aussi peu séduisant que l’était notre ami.

Il n’y avait de la part de la jeune fille aucun calcul d’ambition, ni de cupidité, aucune velléité d’indépendance. Elle n’était point pressée de quitter la maison paternelle, où on la gâtait, où elle ne manquait de rien, où elle était choyée, adulée, adorée. Ce n’était pas non plus une jeune fille romanesque. Elle montrait déjà un bon sens très pratique et un esprit bourgeois très pondéré, dont elle donna plus tard de fortes preuves. Il ne fut jamais question entre elle et Verlaine de coups de tête. Nulle anticipation n’eut lieu sur les régals permis de la nuptialité. Si pourtant elle se fût prêtée le moins du monde à une de ces avances conjugales, ce n’est pas Verlaine qui s’y fût opposé, certes. Mais elle ne permit pas à l’amoureux de s’enhardir. Avec une sagesse précoce et une possession de soi-même toujours présente, elle maintint jusqu’à l’heure légale l’impatience masculine de son ardent fiancé.

Vivant dans un milieu où l’on parlait souvent de littérature, où l’on vantait les artistes, entendant sa mère, très bonne pianiste, faire l’éloge d’hommes célèbres, et son frère, Charles de Sivry, nommer familièrement les jeunes notoriétés avec lesquelles il frayait, peut-être y eut-il, dans le commencement de renommée littéraire qui accompagnait Verlaine, un prestige particulier, un attrait favorable au poète ; peut-être aussi lut-elle dans les yeux de ce garçon, qu’elle voyait pour la première fois, la flamme du désir, l’attrait de la passion, et fut-elle attirée et dominée par la force amoureuse, qui tout à coup se dégageait de lui. Toujours est-il qu’elle l’aima à première vue, et que l’union, aussitôt projetée, décidée, s’annonça comme un véritable mariage d’amour.

Verlaine a raconté comment la rencontre de cette jeune fille avait bouleversé sa vie. Un cyclone moral. Le jour même de la première entrevue, ses habitudes furent si troublées qu’il oublia, au café du Delta, où Charles de Sivry l’avait rejoint, de déguster sa purée verte ordinaire ! L’amour supprimant l’apéritif ! Ce miracle ne devait pas se renouveler.

Verlaine quitta Paris alors. Il partit précipitamment, soit pour donner un autre cours à ses idées, soit pour raisonner l’amour naissant dont il se sentait envahi. Il s’en fut dans le Nord, son refuge, sa consolation, et d’où il m’écrivit ce petit mot rapide, car il s’était mis en route sans avertir personne :


Fampoux, chez M. Julien Déhée (Pas-de-Calais), près Arras.

Très-souffrant subitement, parti non moins vite. Lettre de ma mère à mon chef. Plus tard détails, ou retour prompt, suivant réponse attendue.

Pense aux Forgerons. Écris-moi. Porte-toi bien.

Ton dévoué.

P. Verlaine.
4 juin 1869.


Dans le calme de la campagne, il se raisonna, classa ses idées, se tâta le pouls moralement, se reconnut très amoureux, jugea qu’il avait raison de l’être, et brusquement, peut-être sous l’influence de quelque chope inspirative lui donnant du courage, il écrivit à Charles de Sivry une longue lettre. Cette missive n’était pas dans les règles des accords matrimoniaux. Elle se trouvait peu conforme au protocole d’ordre privé usité, en pareilles circonstances, dans les familles. Verlaine, à son camarade, demandait bravement, un peu brutalement aussi, la main de sa sœur. Il ne s’était même pas dit que Charles de Sivry, jeune homme de grand talent musical, mais sans situation sociale, ni autorité dans la famille, de plus, demi-frère seulement de Mlle  Mathilde, n’avait guère qualité pour accorder ou refuser la menotte demandée.

Mais Verlaine se souciait bien, en ce moment d’exaltation psychique, de ces questions de préséance familiale. Il oubliait tout à fait M. Mauté, le père ; il n’avait même pas pensé à la mère, avec laquelle il n’était pas en mauvais termes. Il avait écrit dans un accès de fièvre. Il jeta la lettre à la boîte, comme s’il se débarrassait d’un papier compromettant, et, toujours sous l’influence de sa passion fébrile, il rentra chez son parent Déhée, la démarche précipitée, l’air égaré, les yeux brillants. Sans parler à personne, il se jeta sur son lit et dormit profondément, jusqu’à ce qu’on vînt le réveiller pour se mettre à table.

On pensa, dans la maison Déhée, qu’il avait vidé un peu plus de chopes que d’habitude, et son sommeil ne suscita aucun commentaire, parmi ces braves gens, indulgents pour les absorptions immodérées de bière ou de genièvre.

Bientôt arriva une lettre de Charles de Sivry, la réponse si impatiemment attendue. Son futur beau-frère lui apprenait que, stimulé par l’imprévu et surpris par le caractère inattendu de la demande, il avait communiqué la missive à sa sœur, d’abord ! C’était une grave incorrection de plus, mais on n’en était pas à les relever. Il avait ensuite fait la même communication à sa mère, qui en avait référé à son mari, M. Mauté. Sivry ajoutait cette bonne parole, qu’il y avait lieu « d’espérer ». M. Mauté ne comptait guère. Sa femme et sa fille approuvaient en principe, c’était l’important. Il y avait donc lieu de croire que tout se terminerait pour le mieux. Mais Paul devait comprendre qu’on ne pouvait lui donner une réponse immédiate. Il était plus que probable qu’il n’avait pas à craindre un refus.

Sivry l’engageait donc à rester encore quelques jours à la campagne. Il lui promettait de venir le rejoindre sous peu, pour l’emmener à Paris. Là, on verrait. Les choses vraisemblablement s’arrangeraient au mieux.

Disons, pour expliquer, comme nous l’avons fait pour la jeune fille, la promptitude avec laquelle la famille Mauté agréait le projet de mariage, que les Mauté avaient deux filles, que leur fortune n’était pas considérable, et que Verlaine, physique à part, n’était pas un parti à dédaigner. Il n’était pas le poète famélique des légendes de la bohème. Employé à la préfecture de la Seine, il avait une situation sérieuse, fixe, solide, très appréciée dans le monde bourgeois. C’était sûr, un emploi pareil. Il était bachelier, et, par conséquent, il pouvait espérer, à la suite d’examens, arriver à des emplois supérieurs. De plus, fils unique, il devait avoir une dizaine de bonnes mille livres de rente à recueillir du côté de sa mère, sans parler d’autres parents, cousins et cousines, dont il était l’héritier éventuel. Enfin, dès les premiers mots à Sivry, il avait écrit qu’il aimait Mathilde, et qu’il la prendrait pour elle-même. Le fameux : Sans dot ! est encore le meilleur « Sésame, ouvre-toi » des mariages bourgeois.

Voilà Verlaine ravi. Il lit et relit la réponse réconfortante. Son imagination devance les événements : il se voit déjà agréé, espéré, reçu, aimé, fiancé admis à faire sa cour. Il jouit par avance de ces travaux d’approche du mariage. Il se devine enfin époux, heureux époux ! Il apprend par cœur la bienheureuse lettre de Sivry, et, dans son émotion, oublie de se griser. On ne le revit pas de deux jours à son estaminet d’habitude. Grave symptôme.

Ce fut alors un enchantement de tous les instants. Une féerie. Chaque nuit, il se voyait en rêve, le pied sur cette échelle de Jacob des amoureux, au sommet de laquelle est le ciel, un ciel assurément de lit, car la passion de Verlaine, bien qu’issue d’un sentiment tout idéal et tout immatériel, que je vais essayer de définir, aboutissait, et il l’a confessé lui-même, à la conclusion banale et matérielle de toutes les unions de cette terre : à l’alcôve.

Durant ces quelques semaines d’incubation amoureuse, le poète fut l’objet d’une hallucination passionnelle. Il se composa un amour. Il est certain qu’il a désiré violemment, qu’il a aimé et adoré celle qui devait devenir sa femme, et qu’il l’a par la suite regrettée et redésirée, mais il y eut dans sa passion une grande part d’artificiel, de fictif, et l’on pourrait dire d’artistique. Il aima objectivement, et Mathilde ne fut que la représentation d’un concept de son esprit.

Nous avons déjà dit que les premières relations féminines de Verlaine, et il ne s’en est pas caché, avaient été vulgaires, indignes, honteuses même. En cela, la fin de sa carrière amoureuse devait fâcheusement ressembler au commencement. Il n’avait jamais ressenti l’amour honnête, l’amour pur et vrai, dans le sens d’un sentiment ayant pour objet une personne susceptible d’inspirer, non seulement du désir, mais de l’estime. Il ignorait la passion accompagnée du respect. C’était comme un monde inconnu s’ouvrant à son essor, que cet amour contenu par une sorte d’admiration, comme la vertu et la dignité doivent seuls en susciter. Il n’avait jamais été vraiment aimé. Il n’avait pas eu la vanité banale que procure l’attention d’une de ces femmes, dans les bras desquelles la sensualité, et l’ivresse parfois, l’avaient jeté, et qui auraient pu lui témoigner, comme cela arrive souvent, une préférence grossière : car la Vénus vénale a ses caprices et ses heures de libéralité. Il n’avait pu vérifier par lui-même l’aphorisme latin, cité par Cicéron : « Ab amico amante argentum accipere meretrix non vult. » Il savait très bien les pratiques mobiles et la cupidité reconnaissante de ces passives amantes, rencontrées au hasard des bouges, ou cherchées dans des marchés d’amour. Le sentiment qu’il avait de ses imperfections physiques et des difficultés qu’il lui faudrait vaincre, si, ressentant la passion, il voulait l’inspirer, ajoutait à ce sentiment tout neuf de joie et d’orgueil qui s’empara de lui, quand il se vit distingué, apprécié, désiré peut-être, par une jeune fille élevée dans des conditions de candeur et d’honorabilité complètes. De plus, il songeait, avec une vaniteuse satisfaction, qu’il était certainement le premier homme susceptible d’apprendre l’amour à cette jeune Mathilde. Elle n’avait, avant lui, regardé aucun mâle avec la pensée de devenir sa compagne. Elle était si jeune ! comme il l’a dit à plusieurs reprises, grande qualité, et aussi grave défaut. Il ne devait pas tarder à le savoir.

Aussitôt cette idée entrée dans son cerveau impressionnable, qu’il pouvait être aimé par cette jeune fille, qu’il était susceptible de paraître désirable à un être pur, naïf, aux sensations encore insoupçonnées, dont il serait l’initiateur, l’éducateur, et comme le Pygmalion animant sa statue, il fut dominé. Cette possibilité le grisa, l’étourdit et lui suggéra de ces hypothèses, de ces imaginations et de ces combinaisons de visions, de situations, comme l’ivresse en construit. Ces suppositions devenaient pour lui une réalité. À force d’envisager certains faits rapproches, juxtaposés, échafaudés de toutes pièces, on tinit par les admettre réels, Verlaine, dans les solitudes champêtres du Pas-de-Calais, en fumant des pipes, en vidant des chopes, en rôdant par les plaines mornes où déborde la mer des betteraves, et sur les routes mélancoliques bordées de colzas, pratiqua la théorie indiscutable, établie par les savants de l’école de Nancy, l’autosuggestion.

Le résultat fut qu’il devint réellement amoureux, et qu’il trouva tout simple de ne point être repoussé a priori, et d’être aimé, désiré, comme il désirait, comme il aimait.

Alors commença pour lui une nouvelle série d’autosuggestions. Charles de Sivry vint le trouver à Fampoux, lui apportant la réponse favorable, déjà promise, et par l’amoureux tenue pour accordée. Il lui confirma son premier avis : sa mère et sa sœur étaient disposées à accueillir la demande de M. Paul Verlaine, mais il fallait cependant laisser le temps de la réflexion, et puis il était nécessaire de connaître l’avis de Mme  Verlaine mère, car Paul avait oublié de l’avertir de ses projets matrimoniaux. Ensuite, pendant deux mois, la famille Mauté allait séjourner chez des amis, en Normandie. Au retour, « on verrait ». Alors on parlerait sérieusement, définitivement.

Cette semaine, passée en compagnie de Charles de Sivry, qui, pour se distraire, tenait l’orgue le dimanche, et jouait ses improvisations à l’église de Fampoux, des airs de ballet et des chœurs d’opérettes, ne fit qu’augmenter le désir de Paul de donner suite à la demande, puisqu’elle n’était pas repoussée, et qu’aucune objection sérieuse ne lui était faite. Il revint à Paris avec Sivry, et prévint sa mère. Mme  Verlaine, un peu surprise de la détermination inattendue de son garnement de fils de « faire une fin », de se ranger, de devenir homme sérieux, de s’établir, comme on dit en Artois, ne se montra pas mécontente. La famille Mauté, qu’elle connaissait un peu, par ma mère, par Mme  Bertaux, lui parut convenable. Elle fit toutefois la grimace quand Paul lui dit qu’il n’y avait pas à compter sur une dot. Mais ce qui l’emportait, dans son esprit, sur toute autre considération, c’était l’existence régulière que son fils allait désormais mener. Un homme marié ne pouvait continuer à courir les estaminets. Elle avait trouvé Paul, un matin, allongé dans ses draps, son chapeau haut de forme, tout maculé de boue, sur la tête. Il prendrait certainement, grâce à la vie conjugale, de meilleures habitudes.

La bonne maman Verlaine avait déjà observé un changement notable dans son fils. Il était descendu de wagon sans s’arrêter dans les cafés de la gare du Nord, et en l’embrassant, à l’arrivée, elle n’avait perçu aucun arôme alcoolique. Il était donc resté sobre, en route, et il n’était pourtant pas malade. Grave sujet de surprise.

Cet heureux changement continua. Durant les premiers temps de son retour, Verlaine but moins. Il avait peur d’être invité à venir déposer ses hommages, sans avoir eu le temps de dissiper les fumées alcooliques. Il avait assez la connaissance de ses faiblesses pour se défier des circonstances et des entraînements. Il devait redouter qu’à une première entrevue, car l’autre n’avait guère compté, il lui arrivât de se présenter dans un état de surexcitation déconcertant, l’œil hagard, le geste saccadé, la parole hachée, à la suite d’absorption d’apéritifs réitérés, ce qui serait désastreux et détruirait à jamais l’échafaudage de bonheur que son imagination édifiait.

Il se surveillait donc. Il était dans la situation de la parabole évangélique des Vierges, attendant la venue de l’époux. Il était devenu aussi un employé plus exact. Son sous-chef lui faisait des compliments. Son absence était remarquée au café du Gaz. Il rentrait de meilleure heure rue Lécluse, et ne se regimbait plus aussi fort quand sa maman lui proposait de l’accompagner dans quelque famille bourgeoise des Batignolles, où l’on jouait le bésigue, à un sou les deux mille, en prenant du thé avec des petits-fours secs.

Il était cependant parvenu, avec l’aide de Charles de Sivry, à échanger avec la jeune fille, restée en Normandie, quelques lettres. Pages innocentes par le fond comme par la forme, car il surveillait sa plume comme sa soif. Mlle  Mauté lui avait annoncé son prochain retour à Paris. Elle lui faisait des recommandations de sagesse et de patience, avec des aperçus sur l’avenir. La petite personne raisonnait avec un sérieux magnifique. Elle disait que tout était pour le mieux entre eux : rapports d’âge, de goût, d’éducation, de bourgeoisie, d’argent même, et elle parlait, comme d’une chose certaine, et bientôt prochaine, de leur bonheur commun. Elle avait des déclarations d’économie et de prévoyance. Elle indiquait une sélection d’appartements. Un logement clair, fût-il un peu haut, serait le meilleur. On était jeune, on avait des jambes pour monter les étages. Elle s’occupait de l’ameublement du nid conjugal. Elle envisageait même la question des lits. Elle en voulait deux, l’un en palissandre, sévère et simple, pour lui, l’autre, pour elle, en capitons de perse, rose ou bleue. Verlaine laissa de côté cette décision à prendre sur la dualité des couches nuptiales, en se remémorant « la sainte ignorance de sa si puérilement bien zézayante » fiancée.

Verlaine s’était donc mis à entamer sa cour par lettres. Cette façon de faire le galant lui était la plus avantageuse. Ses badinages épistolaires étaient toujours intéressants, humouristiques, amusants ; de plus, assez souvent il écrivait en vers, composant au fur et à mesure de ses sensations, de ses désirs, de ses impatiences, ces stances délicates et charmantes, qu’il devait ensuite réunir en volume, sous ce titre, devenu plus tard ironique, la Bonne Chanson.

Ce travail poétique ne faisait qu’aviver son rut mental, qu’achever son inflammation cérébrale et cardiaque. La composition, le choix des mots, la recherche des rimes, tout l’effort lyrique rendaient plus intense et plus dévorant le feu qu’il avait lui-même allumé, et qu’il attisait fébrilement, chaque jour, du bout embrasé de ses strophes ardentes.

Enfin la famille Mauté revint de Normandie, et l’entrevue si désirée eut lieu, rue Nicolet, après le dîner. Il a raconté lui-même, avec bonhomie, cette présentation, où il y a toujours de part et d’autre un peu de convenu et d’apprêté. Selon les traditions, comme tout homme se rendant à un premier rendez-vous, ou à une entrevue matrimoniale, il avait soigné exceptionnellement sa toilette, et sa mère avait dû faire et refaire le nœud de sa cravate Lavallière.

Introduit au salon de la rue Nicolet, ce fut d’abord la mère de la jeune fille qui vint l’encourager d’une poignée de main, et d’un sourire. Elle le présenta aussitôt à son mari M. Mauté. C’était un ancien notaire rural, à la figure rougeaude, à l’air finaud du campagnard enrichi, bon homme au fond, mais très près de ses intérêts, ayant la sécheresse intérieure et la rondeur apparente et sournoise des hommes d’affaires.

Enfin la jeune Mathilde entra. Elle ne portait plus le costume, fixé pour toujours dans les vers de la Bonne Chanson : « la robe grise et verte avec des ruches. » Verlaine était si troublé qu’il ne se souvint même plus, par la suite, de la façon dont sa fiancée était, ce jour-là, costumée. Il était trop préoccupé de l’examiner pour regarder l’étoffe de sa robe. C’était bien l’apparition qui avait tant de fois hanté ses rêveries. Elle se trouvait là, en chair, vivante et souriante, devant lui ! Elle lui paraissait même plus charmante, plus mignonne que la première fois. L’auto-suggestion avait fonctionné, mais la réalité dépassait la vision imaginative.

L’on s’assit autour de la table, et l’on se mit à bavarder. On dit des choses en apparence insignifiantes, mais pleines de promesses pour les deux êtres, dont la destinée se tissait irrévocablement. Le consentement des parents était acquis. Le prétendu était agréé. À partir de ce jour-là, tous les soirs, quelque temps qu’il fît, Verlaine se rendit dans la maison de la rue Nicolet.

Je n’ai guère de lettres de lui, durant cette année-là. Il négligea presque entièrement ses compagnons de café, et ses meilleurs amis ne le virent que par rapides intervalles. Il ne fit plus que de rares apparitions chez Lemerre ; il cessa presque complètement ses visites chez Leconte de Lisle, chez Banville. Je le fréquentai moins, n’allant que rarement à l’Hôtel de Ville pour lui parler, très pris que j’étais par le journalisme et les luttes politiques, alors très vives. Ses lettres me rappelaient seulement notre drame : les Forgerons, resté en suspens, et que le mariage et les événements postérieurs devaient à jamais interrompre.

Tout en faisant sa cour, Verlaine continuait à rimer sa Bonne Chanson. Cette attente prolongée pendant près d’une année avait surexcité davantage les désirs du jeune fiancé. On était d’accord sur les questions d’intérêt, sur tous les points importants, sauf sur la date de la cérémonie. La fin du printemps ou le commencement de l’été de 1870 furent enfin choisis. Mais toujours l’apologue de la coupe et des lèvres se vérifie : brusquement la maladie survint, et, un jour qu’il se présentait rue Nicolet, souriant comme d’habitude, Verlaine trouva sa fiancée au lit : elle avait la petite vérole. Bien qu’il fût d’un tempérament plutôt timide et craintif, cette fois chez lui la passion domina et le fit hardi. Il se montra même téméraire : malgré les observations qu’on lui fit, il voulut absolument voir la malade. Il entra donc dans sa chambre, et, après avoir entendu quelques paroles incohérentes sortir de la jeune bouche fiévreuse que le délire agitait, il se retira, découragé, démoralisé. Les pires fantômes noirs voltigèrent sur son chemin, tandis qu’il regagnait tristement les Batignolles.

Le mariage, dont les publications allaient être faites, se trouvait donc indéfiniment ajourné. Il analysa lui-même très nettement les sentiments d’irritation, de déconvenue et de douleur qui l’assaillirent à ce moment :


À la douleur très réelle, et, comme toute très réelle douleur morale ou physique, très chaste, se mêlait, dois-je l’avouer, une manière de vilain désappointement, que je me blâmais et rougissais presque, si j’ose ainsi dire, mentalement, de ressentir, et comme qui dirait charnel. Alors, voilà mon mariage remis aux calendes grecques !… C’était bien la peine de tant m’abstenir, de tant jeûner !… J’étais comme qui dirait honteux de trouver le nom à donner à l’abstinence, au jeûne, et j’étais comme quelqu’un à qui — excusez l’expression vulgaire pour caractériser un sentiment vulgaire — on aurait promis plus de beurre que de pain, et qui n’aurait ni pain ni beurre.


Mais enfin la maladie diminua d’intensité, la convalescence se produisit et le mariage fut fixé à la première quinzaine de juillet. Mais alors, nouveau contre-temps : la mère fut prise à son tour du mal ; l’épidémie sévissait dans la maison.

Mme  Mauté guérit assez rapidement, et le mariage fut enfin décidé pour le mois d’août.

Verlaine s’absenta quelques jours, pour aller en Normandie. Il était invité chez une très brave femme, ayant le cœur sur la main, pas belle, plutôt d’allures rustaudes, destinée plus tard à des aventures singulières dont les tribunaux ont retenti, car elle fut dépouillée successivement par plusieurs galants sans scrupules, auxquels elle s’était imprudemment abandonnée : elle se nommait la marquise de Manoury. Très hospitalière, généreuse, aimant à recevoir, à héberger, ayant une certaine fortune, elle recherchait les poètes, les artistes, et surtout ceux qui avaient l’air bohème : le manoir normand était une véritable annexe de la maison Nina.

Cette courte absence de huit jours avait été conseillée à Verlaine, dont l’impatience redoublait à mesure que la date du mariage approchait, et qui devenait tellement irritable que l’on craignait qu’il ne tombât malade à son tour. Mathilde avait commandé un éloignement de huit jours, et, docile, il avait obéi.

Pendant cette absence, il écrivit de nombreuses lettres, rima beaucoup de pièces de vers, dont malheureusement la plupart ne figurent pas dans le recueil de la Bonne Chanson, ont même été perdues. Il revint à Paris, pour arrêter définitivement les détails de son mariage, qui, malgré tout, approchait. Les publications légales venaient d’être faites, et l’on avait juste le temps de s’occuper du tailleur, de la couturière, du bijoutier, et aussi du tapissier, et de l’ameublement du jeune ménage.

Mais un incident tragique troubla le jeune amoureux, à peine débarqué du manoir hospitalier : trois jours avant le mariage, un de nos amis, jeune écrivain, l’un des hôtes du salon Ricard, Lambert de Roissy, ayant perdu une maîtresse qu’il adorait, se brûlait la cervelle à Passy. Il avait informé Verlaine de sa funeste décision et l’avait chargé de diverses commissions.

Comme il revenait de l’enterrement de ce pauvre camarade, lourd d’énervement et de dépression, il s’attabla au café de Madrid, pour lire les journaux et se désaltérer. La ville était dans un état d’agitation fébrile et tragique. La guerre venait de commencer sérieusement, terriblement : les premiers coups de canon avaient été tirés, et déjà le sinistre fantôme de la déroute se dressait sur nos frontières envahies. En outre, une fausse joie avait enfiévré Paris. Une dépêche fabriquée avait annoncé une grande victoire : elle proclamait la défaite de l’armée du prince Frédéric-Charles. Mac-Mahon était dit maître des positions, avec des canons et des drapeaux pris à l’ennemi. Tous les boulevards avaient été en un instant pavoisés. Des cris d’allégresse montaient de toutes les poitrines ; aux terrasses des cafés, des propos animés et exaltés se répandaient d’une table à l’autre. On s’embrassait, on se tutoyait sans se connaître, on se racontait, en les amplifiant, les détails de la victoire. « Le prince Frédéric-Charles avait été entouré par des chasseurs d’Afrique et obligé de se rendre ». Du tout ! disait un autre narrateur, qui paraissait mieux renseigné, c’est le capitaine Un tel, de la 4e du deux de tel régiment d’infanterie ! On donnait le numéro du régiment victorieux, qui avait cerné l’état-major du prince. C’est à ce capitaine que le prince avait dû rendre son épée. Plus loin, on racontait les prouesses des turcos. Dans un autre groupe, on annonçait l’arrivée à Paris des drapeaux conquis sur l’ennemi. On conseillait de les promener sur les boulevards, avant de les suspendre à la voûte des Invalides…

Tout à coup, de la Bourse, parvint le brutal démenti : on avait été battu. Mac-Mahon était en pleine retraite. C’était un désastre complet, présage lugubre des défaites futures.

Verlaine, qui avait passé la journée de la veille en démarches au commissariat de police et à la mairie de Passy, pour l’enterrement du pauvre Lambert de Roissy, et la journée au cimetière, n’avait pas eu le temps de lire les journaux. Il tombait au milieu de ce brouhaha, ignorant tout, ne comprenant rien. Au café de Madrid, des camarades rencontrés lui apprirent la situation, et il fut rapidement au diapason de la surexcitation générale. Il dépassa même quelque peu l’exaltation ambiante, car il venait d’avaler coup sur coup deux apéritifs corsés. Un régiment passa sur le boulevard : les camarades qui l’avaient renseigné, presque tous des journalistes de l’opposition, se mirent à crier : Vive la République ! Nous nous réunissions alors à ce café de Madrid, tenu par Bouvet, avec Delescluze, Charles Quentin, Peyrouton, Jules Ferry, Henry Maret, Lissagaray, et bien d’autres, disparus ou morts depuis.

Verlaine, debout, criait comme les autres, se faisant remarquer par son chapeau très haut de forme, le parapluie qu’il brandissait à la main, et sa tenue d’enterrement. Un consommateur, près de lui, l’apostropha en disant : « C’est Vive la France ! qu’il faut crier. Nous ne sommes pas en République ! »

En même temps, ce monsieur, qui semblait un ami forcené de l’Empire, désignait le poète aux agents, qui firent mine de l’empoigner.

Les habitués du café de Madrid étaient heureusement en nombre, et l’on était préparé aux collisions, alors presque quotidiennes, avec les sergots. C’était le temps des « Blouses Blanches ». La police avait, un soir, fait le siège du café ; nous nous étions barricadés avec des tables et des chaises. La résistance était coutumière. On repoussa donc cette fois encore l’intervention des agents, et on engagea Verlaine, dégagé, repris aux sergents de ville, à s’esquiver le plus tôt possible, par le passage Jouffroy. Il ne se le fit pas dire deux fois, et fila.

Il s’arrêta cependant en route, pour avaler un rafraîchissement, car il était fort échauffé, et puis les émotions altèrent, et il acheta des journaux du soir, qui venaient de paraître. Ses yeux tombèrent sur la nouvelle suivante :


L’Impératrice Régente a promulgué, le Conseil des Ministres entendu, le Corps Législatif ayant voté, et le Sénat ayant été entendu, la loi suivante :

Tous les hommes non mariés, des classes 1844-1845, qui ne font pas partie du contingent, sont appelés sous les drapeaux.


Verlaine appartenait à la classe de 1844 ; il était exempté par son numéro, comme ayant fourni un remplaçant, et de plus fils de veuve, mais le décret était formel : il devait être incorporé ! Ses sentiments patriotiques, pour le moment, s’évanouirent, il ne songea plus à crier « Vive la République ! » ni Vive quoi que ce fût. et donnant un coup de poing terrible sur la table, il s’écria : « Mon mariage est f… ! » Et là-dessus, il commanda une nouvelle absinthe et la but d’un air farouche.

Or le mariage était fixé pour le lendemain. Il exprima ses craintes à la famille de sa fiancée, mais on le calma, on le rassura. La rapidité avec laquelle la cérémonie allait être célébrée permettrait probablement d’échapper à la loi nouvelle. Verlaine affirma qu’il se soumettrait très volontiers, une fois le mariage célébré, et tout bas il prononçait « consommé ». Ce qu’il redoutait, ce n’était pas de servir la Patrie, mais de voir ajourner encore et peut-être indéfiniment, car enfin la guerre n’est pas un jeu, si l’on partait on pourrait ne pas revenir, l’heure si longtemps attendue du bonheur promis.

Verlaine m’avait tenu au courant de ses impatiences, de ses nervosités et de sa longue attente passionnelle, mais j’étais parti au régiment, m’étant engagé au moment de la déclaration de guerre, un peu incertain sur la conclusion de ce mariage. De graves événements comme ceux qui se préparaient pouvaient avoir de terribles répercursions sur les intérêts privés.

Je n’assistai donc pas à la cérémonie, et cependant je fus de cœur avec les jeunes époux, car, avisé de la célébration, malgré tout accomplie, j’envoyai du 13e corps, armée du Rhin, à la rue Lécluse, à l’adresse de M. Paul Verlaine, poète lyrique, et de Mme  Paul Verlaine, une pièce de vers, genre épithalame, qui, si elle parvint à temps, me rappela au souvenir des deux époux, et marqua ma place parmi les assistants au mariage, célébré d’ailleurs très simplement. L’heure était tragique, et ce furent des noces aux sinistres auspices.

Les témoins de Verlaine furent Léon Valade et Paul Foucher. La cérémonie eut lieu à la mairie de Montmartre et à l’église de Notre-Dame de Clignancourt. Dans l’assistance on a signalé la présence d’une femme destinée à une célébrité un peu farouche, Louise Michel, alors institutrice à Montmartre, et qui était en rapports avec le beau-père de Verlaine, M. Mauté, délégué cantonal du 18e arrondissement.

Elle fut sombre et rouge de sang, la lune de miel de Paul Verlaine. Son chant nuptial se perdit dans le fracas des canons. Une entrée en ménage au milieu d’un désordre général ne pouvait que se poursuivre dans le désarroi. J’ai dit plus haut les circonstances qui accompagnèrent le double service que fit Verlaine, comme bureaucrate et comme garde national, pendant le Siège et sous la Commune. Également j’ai signalé les premières brouilles se produisant dans le jeune ménage, formées et développées par les secousses et les déchirements ambiants.

Cette lugubre époque est pourtant, dans l’histoire littéraire du xixe siècle, celle de la Bonne Chanson.

La Bonne Chanson a été composée pendant l’hiver de 1869 et le printemps de 1870. La plupart des pièces que nous connaissons, et sans doute aussi beaucoup qui ont disparu, détruites par l’auteur ou égarées par la destinataire, furent adressées par Verlaine à sa fiancée, durant deux ou trois séjours qu’elle fit en Normandie.

Elle comporte un très petit nombre de pièces courtes, vingt-six poèmes. Elle parut pendant la guerre, — « une fleur dans un obus », a dit Victor Hugo.

L’édition originale est imprimée sur papier Whatman teinté. Format in-32. La couverture porte : « Paul Verlaine. La Bonne Chanson. La vignette de librairie. Paris. Alphonse Lemerre, éditeur, passage Choiseul, 47, M.D.CCC.LXX. » Le volume comporte 38 pages seulement. Sur la dernière feuille cette mention : « Achevé d’imprimer le douze juin mil huit cent soixante-dix, par L. Toinon et Cie, pour A. Lemerre, éditeur à Paris. »

Nous ne possédons qu’une sélection des pièces tendres et amoureuses que Verlaine écrivit durant sa fièvre d’attente nuptiale.


Beaucoup d’entre ces presque improvisations, a-t-il dit, furent supprimées lors de la remise à Alphonse Lemerre du manuscrit définitif, et je les regrette, en vérité, aujourd’hui… Ces pièces sacrifiées valaient certainement les autres, et j’en suis à me demander pourquoi cet ostracisme… puritain peut-être… (Confessions. — Deuxième partie.)


Verlaine semble indiquer qu’il sacrifia ces pièces à cause de leur vivacité. Elles étaient cependant destinées à une jeune fille, envers laquelle il observait la plus extrême délicatesse. Une pièce conservée, d’un ton un peu plus chaud, et qu’il déclare n’avoir envoyée à son innocente destinataire qu’atténuée, avec des traits trop caractéristiques effacés, préparait la fiancée aux initiations nuptiales. Il évoquait l’instant


… où sous mes mains libres enfin
Tombera l’armure impuissante
De la robe et du linge fin…


Hélas ! ne devais-je pas, ajoute le poète, surpris rétrospectivement de ce scrupule, chanter d’autres Chansons (par ex : Chansons pour Elle, Odes en son honneur), desquelles du moins la moindre hypocrisie, disons mieux, la moindre retenue est, on croirait, soigneusement bannie, et à propos desquelles je n’ai nul repentir, mais qui, bien au contraire, bercent pour les réveiller plus ardents, plus fauves, mes désirs tout, ou presque, à la chair maintenant.


Verlaine a témoigné à plusieurs reprises de sa prédilection pour ce recueil. D’abord, c’était le témoignage des jours de bonheur. Ils sont courts. Les autres aussi, d’ailleurs. Ces vers, amoureusement sincères, chaque fois qu’il les évoquait dans sa mémoire, prolongeaient l’extase passée, rappelaient les joies enfuies, faisaient retinter à l’horloge du temps les heures heureuses. Et puis cette Bonne Chanson, c’était Mathilde, c’était sa femme longtemps aimée, toujours désirée, et furieusement regrettée, qui réapparaissait dans cette vision poétique, telle qu’elle se dressait alors dans l’imagination énamourée du poète, parée de toutes les qualités, de toutes les bontés, aimante, douce, docile, et de plus joyeuse du bonheur qu’elle donnait.

Au point de vue littéraire, pour nous, qui n’avons pas les mêmes visions à évoquer, et qui ne saurions nous intéresser au sujet en soi, étant préoccupés seulement d’examiner comment l’artiste a travaillé la matière délicate qu’il avait entrepris d’ouvrager, nous ne saurions partager la prédilection de Verlaine.

Ce qu’il y a surtout d’intéressant dans ce bouquet de mariage, dont la majeure partie des fleurs le composant ont été jalousement retirées et gardées à sécher dans l’herbier du souvenir, c’est qu’il prouve toute une nouvelle poétique chez celui qui l’a façonné.

La Bonne Chanson, c’est la transition, c’est le passage de la poésie objective, descriptive, plastique, extériorisée, à l’expression personnelle, à la confession d’âme, à la notation des battements du cœur ou des excitations du cerveau. C’est la substitution d’un art à un autre. Aux visions cérébrales, aux sentiments reçus, suggérés, développés plutôt qu’éprouvés, aux passions imaginées, aux douleurs inventées, aux sensations issues de lectures, de conversations, d’hypothèses, de rapprochements, succède la poésie personnelle, subjective, intime, ressentie, vécue, soufferte.

Ce n’est plus le Victor Hugo de la Légende des Siècles, mais le poète des Feuilles d’automne et celui des Contemplations, dont l’influence va désormais dominer. La transformation commencée, que les événements devaient achever, et qui, poursuivie dans une partie des Romances sans paroles, atteignit le but dans Sagesse, a été due aussi à la pénétration de certains poèmes personnels de Mme  Desbordes-Valmore et de Sainte-Beuve, celui qui fut Joseph Delorme. Avec quelle admiration, Paul me citait des fragments de la pièce d’une délicatesse si intensive : « Toujours je la connus pensive et sérieuse… »

L’amour, le désir nuptial, la joie de se confesser, dans cette langue des vers qu’il possédait mieux que l’autre, la vulgaire, et avec laquelle il se sentait plus à l’aise, le poussèrent à ce changement de manière poétique. Ce fut comme une première conversion. Nous verrons par la suite se développer et se préciser la nouvelle formule du poète, qui alors fut plutôt instinctive, comme générée spontanément et issue des événements de sa vie, inspirée par les contingences de son aventure amoureuse. Cette mutation cérébrale fut d’abord un essai, une préparation ; elle explique la métamorphose proche de son intellectualité, jusqu’alors purement objective, au point de vue des sensations et des désirs affectifs.

À l’heure où le poète chantait la Bonne Chanson, heure inoubliable que nous avons presque tous connue, et dont pour nous l’artiste a précisé les délices, il abandonnait la formule impersonnelle, il gazouillait pour lui et pour elle, à la façon de l’oiseau des bois, musicien égoïste, et semblait se soucier seulement d’être écouté de celle pour qui ses mélodies montaient, comme un jet d’eau, la nuit, parmi les marbres.

Quel admirable élan que ce retour sur lui-même, que cet appel enthousiaste à la Béatrix, qui doit le guider désormais, et l’entraîner hors des cercles de l’Enfer, où il se sentait précipité, déjà à demi englouti :


Puisque l’aube grandit, puisque voici l’aurore,
Puisqu’après m’avoir fui longtemps, l’espoir veut bien
Revoler devers moi qui l’appelle et l’implore,
Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien,

C’en est fait, à présent, des funestes pensées,
C’en est fait des mauvais rêves, ah ! c’en est fait
Surtout de l’ironie et des lèvres pincées,
Et des mots où l’esprit sans l’âme triomphait !

Arrière aussi les poings crispés et la colère
À propos des méchants et des sots rencontrés ;
Arrière la rancune abominable ! Arrière
L’oubli qu’on cherche en des breuvages exécrés !…


Voilà un de ces cris à la Musset, le poète honni si violemment par lui, le dieu mort qu’on voulait projeter à bas de son autel d’argile, un de ces surhumains sanglots comme Verlaine en poussera, par la suite, de désespoir et de dégoût, et que lui arrachait alors le désir de cheminer heureux et calme dans le sentier paisible et régulier où l’entraînait « la compagne enfin trouvée ». Ce sont là des élans publics, qui prouvent la perturbation profonde et bienfaisante dont son âme était secouée, en ce printemps gros d’orages et lourd de tempêtes de la néfaste année 1870, l’année qui devait être dénommée Terrible, et qui, pour lui, au milieu du vacarme des artilleries et du fracas des empires se heurtant dans la boue sanglante, demeura l’année heureuse, l’année bénie, l’année excellente de la Bonne Chanson.

Il est sincère quand il ajoute, vœu presque chrétien, résolution comme en arrêtent les jeunes lévites se préparant à l’ordination :


Oui, je veux marcher droit et calme dans la vie,
Vers le but où le sort dirigera mes pas,
Sans violence, sans remords et sans envie :
Ce sera le devoir heureux aux gais combats.


Il avait l’espoir, il avait la foi. Le mariage pour lui était bien un sacrement. C’était une initiation d’âme. Il n’avait jamais aimé, jamais été aimé. Il réalisait un rêve qu’il n’avait peut-être jamais eu. Ce fut le moment le plus délicieux de son existence. Par la suite, au milieu des cris, des blasphèmes, des cantiques, des élégies, des invectives, des hoquets, des bénédictions, et des spasmes, souvent à l’oreille du poète, maudit et maudisseur, viendra résonner le rythme consolateur, la divine ritournelle :


De sa chanson, bonne ou mauvaise,
Mais témoignant sincèrement,
Sans fausse note et sans fadaise,
Du doux mal qu’on souffre en aimant.


Nous allons voir maintenant combien vite le ciel changea, et quelle nuit se fit dans cette âme ensoleillée d’amour et fleurie d’espérance. Verlaine, en 1870, trouvait tout beau, tout bien, tout bon, quand il avait la joie au cœur, et l’amour dans les yeux. Il admirait, roulant sur les voies ferrées, dans les sombres plaines du Nord, jusqu’aux minces poteaux télégraphiques « dont les fils ont l’allure étrange d’un paraphe » entrevus par le cadre des portières. L’odeur de charbon et d’eau qui bout, le bruit des chaînes, le grincement des essieux, tout cela ne pouvait le troubler dans la contemplation de la blanche vision qui faisait son cœur joyeux. Le son de la voix de la bien-aimée se mêlait, pour lui, au ronflement du wagon brutal, l’harmonisant. À Paris, il trouvait noble et riante la route faubourienne qu’il suivait, parmi le bruit des cabarets, la fange des trottoirs, l’ouragan de ferraille des omnibus, les ouvriers rencontrés, la pipe en bouche, les murs suintant de pluie, le pavé glissant, tout l’abominable parcours des boulevards extérieurs, de Montmartre à Clignancourt, parce qu’il allait au rendez-vous certain, et que le paradis était au bout. Il y croyait, à ce paradis-là, et tous, plus ou moins, à un jour et par un chemin quelconque, nous avons eu cette illusion. La Bonne Chanson de Verlaine, et c’est là son beau titre artistique, n’est une autobiographie que par les détails. Elle est une strophe détachée du poème éternel de l’amour jeune, et, par là, elle demeurera.