Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 246-270).
◄  VII.
IX.  ►

VIII

LA RUPTURE. — ARTHUR RIMBAUD
(1871-1873)

La Bonne Chanson ne devait se chanter qu’une saison. Les épithalames sont des poèmes courts et de circonstance. Nous avons déjà indiqué les premiers grondements domestiques, avant-coureurs de violents orages, et du cyclone final, qui devait balayer le bonheur conjugal et la vie de famille du poète.

Je suis loin de blâmer entièrement la femme, à la fois adorée et maudite, du « veuf » légal et je reconnais que mon ami eut de grands torts. Mais, comme le lui reproche la stance douloureuse des Romances sans paroles, elle n’eut pas assez de patience, pas assez de douceur. Verlaine était aisément gouvernable, et facilement il pouvait être ramené au calme, au travail régulier, à l’existence ordonnée et paisible. Il est difficile à une femme, pour laquelle l’époux ne témoigne qu’indifférence, et à laquelle il a souvent donné des remplaçantes accidentelles, ou, ce qui est plus grave, une rivale permanente et attitrée, de reprendre le mari qui lui échappe, et de rétablir la paix dans l’intérieur. Mais Verlaine adorait sa femme. Plus encore : il la désirait. Elle aurait pu le conduire où et comme elle aurait voulu. Elle le tenait.

Le lien conjugal s’était promptement renforcé par la naissance d’un enfant. À toutes les époques de sa vie, Verlaine a parlé avec attendrissement de son fils Georges, qu’il ne devait jamais embrasser. Il m’a prié, plus tard, de faire des recherches à Orléans, où le jeune homme apprenait l’état d’horloger. Il écrivait à Stéphane Mallarmé, professeur au lycée Condorcet, pour s’informer du jeune Georges, qu’il supposait devenu élève de ce lycée. Son fils et sa femme étaient deux chaînes qu’il n’eût jamais rompues entièrement, car il les aimait, ces entraves légales. Rompues ou coupées, il eût été facile de les rattacher, puisqu’il le souhaitait.

La grande difficulté était de lutter contre la boisson, de triompher de cette terrible maladie de l’alcool, qui fut la première cause de scènes, de reproches, puis d’énervement et de violences entre les époux.

J’ai signalé déjà la progression alcoolique fâcheuse de Verlaine. Dans sa toute jeunesse, aux ducasses du Nord, et parmi la plantureuse existence rustique qu’on menait chez ses parents, les Dehée, de Fampoux, les Dujardin, de Lécluse, les Grandjean, de Paliseul, il avait pris goût à la bière, au genièvre, à la « bistouille » ; employé d’administration, et disposant de quelque argent de poche, il s’habitua de plus en plus aux apéritifs capiteux. Le siège de Paris, avec sa disette de vivres, son abondance de liquides, ses désœuvrements forcés, les promiscuités lichardes du bastion, du corps de garde, développa encore sa funeste dipsomanie. À jeun, Verlaine était le plus doux, le plus aimable des compagnons, et je suppose des maris ; intoxiqué d’absinthe, de bitter curaçao, de genièvre et de grogs américains, il devenait, pour ses meilleurs camarades, désagréable, agressif, violent, bref insupportable. S’il était ainsi avec nous, au café, on peut imaginer sa rentrée au domicile conjugal, à des heures souvent fort tardives, à la suite d’absorptions finales, et solitaires, quand il nous avait quittés.

Une seconde cause de mésintelligence fut la cohabitation avec les beaux-parents, dans la petite maison de la rue Nicolet.

Une troisième cause, qui se rapporte à la précédente, fut la cessation de ses fonctions d’employé, le congé perpétuel, la facilité plus grande de stationner dans les cafés, et la tentation plus vive d’empiler les soucoupes, rien n’altérant plus que la boisson.

Pendant le Siège et la Commune, Verlaine et sa femme habitaient un appartement avec balcon, rue du Cardinal-Lemoine, no 2, à l’angle du quai de la Tournelle. Il crut devoir, à la suite des événements de la Commune, déserter son emploi et pour ainsi dire se cacher. Ce fut alors qu’il vint faire maison commune à Montmartre, rue Nicolet, no 15, dans la petite propriété sise au bas des buttes, versant est, et donnant rue Ramey, appartenant aux beaux-parents, M. et Mme Mauté de Fleurville.

Nous avons fait remarquer que les appréhensions politiques et judiciaires de Verlaine étaient exagérées, sans fondement. Il n’avait nullement participé à l’insurrection ; il était seulement coupable d’être resté à l’Hôtel de Ville, au lieu d’avoir rejoint M. Thiers à Versailles. Il ne fut l’objet d’aucune recherche, d’aucune poursuite. À cette époque de répression impitoyable et de suspicion générale, on était très facilement dénoncé et arrêté. La non-réintégration de Verlaine à son bureau, quand l’ordre fut rétabli, cette disparition d’un employé qui n’était ni révoqué, ni poursuivi, pouvait constituer un chef d’accusation, être envisagée comme un aveu de culpabilité. Il n’en fut rien. Verlaine ne prit pas la fuite. Il ne cessa de fréquenter les établissements publics où il était connu ; il se rendit aussi souvent que par le passé chez sa mère, rue Lécluse, où il eût été facile de le surprendre, si sa retraite rue Nicolet eût été ignorée de la police. On la connaissait et nul n’en avait cure. On dédaignait de poursuivre cet employé subalterne, classé comme inoffensif.

Il prit donc l’alarme un peu facilement. Peut-être, au fond, était-il désireux de profiter de la circonstance. Un peu las de la servitude, pourtant douce, du bureau, aspirant après l’indépendance, favorable, il est vrai, à l’inspiration poétique, il ne fut sans doute guère fâché du prétexte politique, qui lui permettait de ne plus retourner à l’Hôtel de Ville.

Le désir de se dissimuler, en changeant de quartier, et aussi la nécessité de réduire les dépenses en supprimant le loyer d’un appartement de 1.500 francs, afin de compenser la perte des appointements de la Ville, le conduisirent donc rue Nicolet. La vie en commun avec les beaux-parents eut cet inconvénient que les rentrées bachiques de Verlaine, inaperçues ou dissimulées grâce à un logis séparé, prirent des témoins, forcément peu indulgents. Les querelles qui s’en suivaient avec l’épouse fournissaient au père et à la mère, soutenant et plaignant leur fille, des griefs, lesquels, s’accumulant, produisirent l’effet classique de la suprême goutte d’eau : elles firent déborder le bonheur conjugal.

Cette ultime précipitation de trop-plein se produisit vers le mois d’octobre 1871. Un élément de discorde s’introduisit dans le ménage : Arthur Rimbaud fit, à cette époque, son entrée dans la maison de la rue Nicolet.

C’était l’hôte fatal, le mauvais génie des légendes, qui frappait à la porte, et à qui, sans défiance, on ouvrait. Il y a ainsi, dans la vie, des minutes singulières où toute une destinée change, où toute une existence, parfois deux, se trouvent désorganisées et gâchées par la survenue d’un personnage, que le hasard envoie, et qui, inconnu, insoupçonné la veille, prend tout à coup une importance excessive, une influence perturbatrice irrésistible, et nul pressentiment n’avertit la victime. On est sans défense contre ces présentations du sort.

Arthur Rimbaud a tenu une place trop grande dans l’existence de Verlaine pour qu’on ne donne pas ici quelques détails sur cet étrange et aventureux personnage.

Arthur Rimbaud est un Ardennais, par conséquent un compatriote de Paul Verlaine, fils et petit-fils d’Ardennais. Rimbaud était né à Charleville, le 20 octobre 1854. Sa famille était d’origine méridionale, et son père, comme celui de Verlaine, avait été capitaine, mais dans l’infanterie. Il n’est cependant pas né à Charleville par le hasard des garnisons, comme Verlaine à Metz. Sa mère habitait Charleville, chez son père Nicolas Knief. Le jeune Rimbaud suivit les cours du collège de la ville et fut un assez bon élève, surtout en latin. Il eut plusieurs fois des prix, notamment celui de Vers latins. C’était une intelligence précoce, inventive, et que ses maîtres qualifiaient de géniale. On le surmena un peu de flatterie, et ces louanges scolaires développèrent un orgueil naturel déjà vif. Le rhétoricien vite se mua en littérateur. Il composa, dès le collège, plusieurs de ces poèmes bizarres, qui furent par la suite publiés et admirés : les Premières communions, le Bal des pendus, etc.

Tout jeune, il manifestait des sentiments révolutionnaires et athées. Il y avait en lui les talents d’un poète ironiste et les aspirations désordonnées d’un anarchiste.

Pendant la guerre allemande, au lendemain de Sedan, entraîné par cette humeur vagabonde qui devait plus tard l’attirer au Harrar et en Éthiopie, il vendit ses livres reçus en prix, et, ainsi muni d’argent, il voulut se rendre à Paris. Mais, avec une finasserie naïve et maladroite, désireux d’économiser ses faibles ressources, et supposant qu’il parviendrait à se glisser inaperçu parmi les wagons, en gare d’arrivée, comptant sur son audace et se plaisant à braver règlements et obligations, il ne prit son billet que pour la première station après Charleville. Il continua, sans hésiter, le voyage jusqu’à Paris.

À la gare de l’Est, il fut arrêté comme voyageur sans billet. Il se trouvait sans répondants, sans papiers ; il avait l’air d’un véritable échappé de maison de correction. On le conduisit au Dépôt. Farouche, dédaigneux, il refusa de répondre à toutes les questions qui lui étaient posées sur son origine, sur sa provenance, et sur les motifs qui l’avaient décidé à monter en chemin de fer, fuyant une autorité ou un endroit qu’il ne voulait faire connaître. Cachant le nom de ses parents, se tenant coi, en promenant à droite et à gauche des regards sournois, il parut fort suspect à la police. On le conserva, et du Dépôt on l’envoya à Mazas. Une instruction fut ouverte. Il se décida cependant, après plusieurs jours de détention, à citer le nom d’un de ses anciens professeurs, M. Georges Isambard, à Douai. Celui-ci, avisé par l’autorité, envoya l’argent réclamé pour le billet de chemin de fer, et Rimbaud, relaxé, fut reconduit par des agents à la gare, à destination de Douai, car il était impossible de le renvoyer à Charleville, les communications étant coupées par les Prussiens.

Tel fut le premier contact de Rimbaud avec Paris. Il s’évada une seconde fois de chez ses parents et se rendit à Charleroi, avec le désir de faire partie de la rédaction d’un journal de cette ville, mais il ne fut pas accepté. Il faut dire que son air d’enfant malingre et vicieux ne prévenait guère en sa faveur, et que le rédacteur en chef du journal ne pouvait s’imaginer trouver un collaborateur sérieux dans ce vagabond inquiétant. Il revint donc à Charleville, dans la maison maternelle, et y resta tranquille jusqu’à la fin d’octobre 1870. Pendant cette période, il composa plusieurs de ses poèmes, dont les Effarés, le Cabaret vert. Arthur Rimbaud correspondait avec un ami, qui fut aussi celui de Verlaine, M. Delahaye. Bientôt, il eut derechef le désir de revenir à Paris. Il savait que les Allemands entouraient la capitale d’un cercle de fer, et la crainte de ne pouvoir le franchir le retint quelque temps encore dans la ville natale. Il pestait contre la guerre, et surtout contre la défense des Parisiens, contrariant ses projets. Il demandait avidement des nouvelles, s’informant chaque jour, à l’Hôtel de Ville, ou dans les cafés, des progrès de l’envahissement.

Il déblatérait contre les longueurs du siège, et trouvait la résistance absurde et inutile. Il disait que, dans la cité assiégée, on ne pensait qu’à manger, et qu’il n’y avait rien à faire pour la poésie. « Paris n’est plus qu’un estomac ! » affirmait-il.

Ce gamin talentueux fit preuve d’une force de résistance et d’une confiance orgueilleuse extraordinaires. Il adressa, avant de quitter Charleville, à son ancien maître de Douai, M. Isambard, celui qui l’avait rapatrié lors de sa première équipée, une sorte de profession de foi qu’il qualifiait de « littératuricide d’un rhétoricien émancipé ».

Il se déclara absolument écœuré par toute la poésie existante, passée ou présente. Racine, peuh ! Victor Hugo, pouah ! Homère,… oh ! lala !… L’école parnassienne l’avait un instant amusé, mais pfuitt ! il n’en parlait plus qu’avec rancœur. Verlaine seul, qu’il n’avait jamais vu, mais dont les Poèmes Saturniens lui étaient passés sous les yeux, avait trouvé grâce devant lui. À part ce poète, il n’admirait aucun être sous le soleil ; il n’avait foi qu’en lui-même.

Rimbaud prit encore congé de sa famille pour venir à Paris en février 1871. Il arriva chez André Gill. Pourquoi ? Peut-être parce qu’en route quelque caricature du célèbre dessinateur avait frappé ses yeux. Il pénétra chez Gill, avec une liberté d’allures étourdissante. Cette hardiesse froide, ce mépris de toute convenance, cette absence de respect des usages, fut un des côtés saillants de son caractère. L’artiste était absent de son atelier, et il avait laissé, avec sa confiance habituelle, sa clé sur la porte. Quand il revint, il s’arrêta sur le seuil, légèrement surpris de trouver un hôte inconnu allongé sur le divan et ronflant vigoureusement. C’était un enfant. Toute idée de méfait fut écartée immédiatement.

Il secoua le dormeur, lui demandant : Que faites-vous là ? Qui êtes-vous ? Arthur Rimbaud se nomma, dit qu’il habitait Charleville, qu’il était poète, qu’il venait pour conquérir Paris, et il ajouta, en se frottant les yeux, qu’il regrettait d’avoir été réveillé si vite, parce qu’il faisait de bien beaux rêves. — « Moi aussi, répondit Gill, avec sa grosse jovialité, et son air bon garçon, moi aussi je fais quelquefois de beaux rêves, mais je les fais chez moi ! »

Le dormeur s’excusa. C’était un adolescent pauvre, un rimeur isolé, un enfant perdu. Gill avait bon cœur, il eut pitié de lui, et voulut bien l’avertir qu’il n’y avait rien à faire pour un poète à Paris. Il lui donna une pièce de dix francs, toute sa fortune ce jour-là, en l’engageant à retourner vers la maison maternelle.

Empochant les dix francs, mais laissant le conseil, Rimbaud se mit à vagabonder par la ville, montrant le poing aux êtres et aux choses, aiguillonné cependant par le désir ardent qu’il portait en lui de publier, de parler aux hommes, de frapper un coup sonore sur l’opinion, surexcité par la fièvre de se révéler, stimulé par la volonté de s’imposer à la grande ville, indifférente, sourde, hostile. Puis, las physiquement et moralement, le ventre vide, se reconnaissant vaincu par la réalité et s’inclinant sous la fatalité, il se décida à regagner Charleville, à pied, par étapes, traversant des localités où campaient les Allemands.

Avec le côté roublard, et confinant à la finasserie tout près d’être déshonnête, dont il a donné tant de preuves dans son existence, et qui sans doute lui servit dans ses relations d’affaires avec les Éthiopiens, il se fit passer pour un franc-tireur dans les villages qu’il traversait. C’était une façon de s’attirer souvent des sympathies, de récolter des vivres, de recevoir asile, et quelquefois d’empocher des subsides. Quand les paysans faisaient la sourde oreille, car les francs-tireurs n’étaient pas partout populaires, et l’on craignait de s’attirer des représailles en logeant ces partisans que l’ennemi avait mis hors des lois de la guerre, Rimbaud s’adressait audacieusement au maire, et exigeait un logement et un bon de pain.

Après ce retour à Charleville, il ne resta que deux mois chez ses parents, et pour la troisième fois, en mai 1871, il reprenait le chemin de Paris, toujours à pied, au milieu des Allemands qui sillonnaient le pays. Une fois, aux environs de Villers-Cotterets, il faillit être pris dans une patrouille de uhlans, et il n’eut que le temps de se jeter dans un fourré, et de s’y blottir, pour éviter d’être foulé sous les sabots de l’escadron.

À Paris, il tomba au milieu de l’insurrection. Il se présenta aux portes en déclarant qu’il venait de province, qu’il était de cœur avec les communards, et voulait se joindre à eux. Le franc-tireur se faisait, pour la circonstance, fédéré. On l’accueillit avec enthousiasme, mais, comme l’insurrection touchait à sa fin, il ne fut ni équipé ni armé. Il logea à la caserne de Babylone. Il s’échappa à temps, quelques jours avant l’arrivée des troupes de Versailles.

Après avoir retraversé de nouveau les lignes allemandes, il retourna à Charleville, rimant le long des routes des poèmes étranges. Il composa, entre autres pièces, en cheminant, une ode intitulée : « l’Orgie parisienne », souvenir de son passage dans les rangs des insurgés.

Cette fois, il demeura quatre mois à Charleville, écrivant des vers, des poèmes en prose, indignant les bourgeois de la ville par son sans-gêne et son aspect bohème.


Moi, je suis débraillé comme un étudiant.
Sous les marronniers verts, les alertes fillettes,
Elles le savent bien, et tournent en riant
Vers moi leurs yeux bleus, pleins de choses indiscrètes,


disait-il, narguant les allures paisibles et correctes des citadins, raffolant de la musique française et de la bière allemande.

Il fit connaissance, là, d’un certain Bretagne, qui fut également l’ami de Verlaine. Ce gros garçon était « rat de cave », c’est-à-dire employé des Contributions Indirectes. Verlaine l’a qualifié de très brave cœur, grand buveur de bière, poète bachique à ses heures, musicien, dessinateur, entomologiste.

Ce Bretagne, qui était un fantaisiste ignoré, rimant des choses essentiellement folâtres, n’avait pas son pareil, disait-on, pour rédiger, de la façon la plus précise et la plus correcte, les nombreux procès-verbaux qu’il dressait contre les fraudeurs de sucreries.

Ce fut à Charleville, en 1871, que Rimbaud composa une pièce de vers qui le fît connaître comme poète à son arrivée à Paris, et qui, dans son étrangeté, demeure une belle chose : le Bateau ivre.

Toujours hanté du désir de revenir à Paris, il écrivit à Verlaine, le seul poète vivant, nous l’avons dit, qu’il admirât, en lui envoyant son « Bateau ivre ».

Verlaine, surpris de l’hommage, flatté peut-être par une admiration exceptionnelle, dont l’accablait un novateur imberbe, qui faisait profession de mépriser tout, de nier jusqu’aux plus éclatants et indiscutables génies, frappé aussi par l’originalité des vers-échantillons qui lui étaient envoyés, expédia une lettre d’encouragement, lestée d’un mandat, au gamin. En même temps, il fit part à quelques amis de l’arrivée prochaine d’un jeune prodige « qui nous épaterait et nous enfoncerait tous ».

On attendit, avec une curiosité un peu sceptique, le phénomène. Verlaine avait offert l’hospitalité. « Venez, chère grande âme, lui écrivait-il, on vous attend, on vous désire. »

C’était, non pas chez lui, mais chez son beau-père, que Verlaine concédait ainsi la table et le logement à ce vagabond de lettres. M. Mauté était alors absent. Sa femme et la jeune Mme Verlaine, prévenues très favorablement sur le compte de cet hôte mystérieux, lui firent bon visage. On ne devait pas tarder à lui montrer grise mine, puis, par la suite, vinrent les poings irrités et les regards féroces.

La première impression fut d’ailleurs déconcertante. Verlaine, lui-même, tout disposé qu’il fût à l’enthousiasme pour l’auteur qualifié de génial des Assis et du Bateau ivre, ne put retenir un mouvement de déconvenue en apercevant un gamin, pâle, imberbe, maigrichon, là où il s’attendait à trouver un jeune homme fait.

La seconde impression ne fut guère meilleure, sauf chez Verlaine, de nouveau emballé ou suggestionné. On s’était mis à table, et Rimbaud mangeait goulûment, ne disait pas un mot, répondait d’un air ennuyé aux questions que les deux dames lui posaient sur son voyage, sur son existence à Charleville. Il ne daigna fournir aucune explication sur sa poétique et la genèse de ses vers à un invité, Charles Cros, qui le questionnait avec amabilité. La dernière bouchée avalée, Rimbaud prétexta la fatigue, alluma une pipe, et, après un « bonsoir », alla se coucher.

Il se montra aussi hirsute, aussi taciturne, aussi insociable, les jours suivants. Tant et si bien qu’on invita Verlaine à congédier son jeune protégé. M. Mauté allait revenir, et il n’aurait pas supporté la présence chez lui de ce garçon mal élevé et désagréable. Il fut convenu que Rimbaud irait loger chez des amis de Verlaine, en attendant les événements. Banville, entre autres, l’hébergea quelque temps, puis Mme de Banville lui acheta un lit qu’on plaça dans le laboratoire de Charles Cros. Il coucha ainsi successivement chez nombre d’artistes et de poètes, hospitaliers et bienveillants, qui n’eurent guère à se louer de leur locataire. On s’était cotisé pour l’aider à subsister. Il recevait une rente de trois francs par jour, devant lui permettre de se consacrer au grand art, sans souci du produit. Il courut surtout les cafés, en compagnie de Verlaine, et son labeur fut principalement digestif et éliminatoire des boissons, car il mangeait comme un ogre et buvait comme un templier.

Très entiché de son prodige, Verlaine le produisait partout, le prônant, l’exaltant, surexcitant sa nervosité vaniteuse. Victor Hugo, à qui on l’avait amené comme un successeur direct, le salua, avec sa solennelle ironie bénisseuse, de « Shakespeare enfant ». Le maître n’en croyait pas un mot, mais il aimait à prodiguer ces hyperboles de l’éloge et du pronostic à des débutants, qu’il souhaitait incorporer parmi ses lévites.

Verlaine, de plus en plus emballé sur son compagnon, le fit admettre au « Coin de table » de Fantin-Latour, tableau exposé au Salon de 1872, et qui offrait les physionomies de poètes et d’écrivains, alors à l’aube de la notoriété : c’étaient MM. Jean Aicard, Léon Valade, Émile Blémont, Pierre Elzéar, Bonnier-Ortolan, Ernest d’Hervilly, Camille Pelletan, Verlaine et Rimbaud. Ce tableau appartient aujourd’hui à M. Émile Blémont.

Le petit prodige cependant ne réussissait guère à Paris. D’abord, il se grisait et ne composait plus de vers. Son silence dédaigneux, ses petits airs arrogants, lassèrent les meilleures dispositions. Deux de ses biographes, MM. Jean Bourguignon et Charles Houin, qui ont publié, dans la Revue d’Ardenne et d’Argonne, une notice très intéressante et très documentée sur Rimbaud, n’ont pu dissimuler le « four » du grand homme de Charleville à Paris.


Au milieu de ces fréquentations littéraires et artistiques, Rimbaud menait une existence étrangement anormale d’homme ivre et visionnaire. Il se grisait, par système, d’alcool, de haschich, de tabac ; il goûtait les impressions de l’insomnie et du noctambulisme ; il vivait en somnambule, possédé par ses phantasmes et ses visions intérieures. Aussi cette période fut-elle peu féconde en poésies…

… Sauf quelques enthousiastes, la plupart de ceux qui le fréquentèrent ne l’ont ni compris ni deviné, et se sont totalement mépris sur sa personnalité. Ses allures, ses attitudes, ses propos étonnèrent, inquiétèrent, stupéfièrent, épouvantèrent nombre de gens qui virent à côté du poète un « insupportable voyou » et pis encore…

Dans ce monde littéraire et artiste, où plus qu’ailleurs régnent la vanité, le persiflage, le ton autoritaire et le souci de l’individualité, Rimbaud n’avait pas plié son esprit d’indépendance parfaite, son caractère entier, tenace et volontaire, mais forcément timide, où une pointe de fumisterie froide se mêlait à une sensibilité native et délicate. Aussi ne fut-il pour la plupart qu’un passant énigmatique, soulevant les mépris et les soupçons jaloux, et ne laissant que le souvenir d’histoires ambiguës, ou contradictoires. Ainsi semble s’expliquer ce qu’on peut appeler l’échec moral d’Arthur Rimbaud dans la vie parisienne. (Jean Bourguignon et Charles Houin. — Revue d’Ardenne et d’Argonne. Janvier-février 1897.)


La vanité mal satisfaite de Rimbaud, la conscience qu’il eut de n’avoir point marqué sa physionomie, ni suffisamment frappé sur l’esprit parisien, la conviction qu’il acquit de ne laisser qu’une empreinte molle, bientôt effacée, lui firent quitter brusquement la capitale, rebelle à sa domination. Une petite aventure de cabaret contribua sans doute à l’éloigner de Paris.

Nous avions alors coutume d’assister à une sorte de repas corporatif, entre camarades du Parnasse, du salon Ricard, de chez Nina et de la boutique de Lemerre. On se réunissait, à des jours fixes, pour dîner et causer littérature. Plusieurs convives, qui n’étaient ni de notre « promotion » ni de notre milieu, y venaient de temps en temps, quelques-uns déjà presque célèbres. On y récitait des vers, et l’on y faisait des lectures. Richepin y donna la primeur de sa Chanson des Gueux, et de sa pièce l’Étoile.

C’était un dîner mensuel. Il avait pour titre : les Vilains Bonshommes. À la suite d’un article de Victor Cochinat, où les Parnassiens avaient été ainsi qualifiés, cette désignation, qui voulait être injurieuse, fut relevée avec défi. Tel jadis les Gueux des Flandres. Ce dîner avait lieu en divers cabarets de la rive gauche, souvent chez un marchand de vins, au coin de la rue de Seine. Les menus étaient illustrés. L’un d’eux que j’ai conservé représente une femme nue, une Vénus Callipyge, vue postérieurement, tenant un plateau sur lequel se lit : Sonnets. Au bas du dessin, cette mention : Invitation au dîner des Vilains Bonshommes. Le dessin était toujours d’un artiste de valeur : Regamey, Forain, Bracquemond ont gravé plusieurs de ces eaux-fortes dînatoires.

À l’un de ces dîners, où naturellement Verlaine avait amené Rimbaud, une altercation se produisit, au cours de la lecture des poèmes qui terminait le repas. Rimbaud s’étant permis de ricaner et de causer à haute voix pendant la déclamation d’un morceau qui sans doute ne correspondait pas à son esthétique, l’excellent Étienne Carjat, qui assistait au dîner, et qui témoignait d’une grande admiration pour le poète lisant ses vers, Jean Aicard, imposa silence au jeune perturbateur, et comme Rimbaud répondait insolemment qu’il ne se gênerait pas pour continuer à parler, Carjat lui dit : « Morveux, si tu ne te tais pas, je vais te tirer les oreilles ! »

Alors l’éphèbe, furieux, courut vers un coin de la salle, et prestement s’arma de cette canne à épée que Verlaine portait toujours à cette époque, et qui faillit être l’instrument de deux ou trois sinistres. Rimbaud fonça sur Carjat, et l’on eut toutes les peines du monde à le désarmer. Carjat fut même légèrement blessé à la main. Rimbaud fut confié à un jeune peintre, blond et superbe gas, Michel de l’Hay, qu’on surnommait alors « Pénutet », qui l’emmena dormir et se dégriser dans le calme de son atelier.

L’algarade avait produit mauvais effet. Le doux Valade, Albert Mérat, d’autres poètes paisibles décidèrent que l’on n’inviterait plus Rimbaud aux Vilains Bonshommes. Si Verlaine voulait venir, il serait toujours le bien reçu, à cette table amicale, mais qu’il n’amenât plus ce garçon insupportable, qui supportait si mal la boisson et les vers qui n’étaient pas de lui.

Verlaine se montra froissé de l’exclusion dont Rimbaud était l’objet. Il attribua même à cette mise à l’écart un motif qui n’était alors dans l’esprit de personne. Ce fut là certainement le point de départ de sa séparation volontaire d’avec ses amis de jeunesse, et le commencement de la rupture de plus en plus grande avec ses compagnons des débuts littéraires.

Rimbaud était, il est vrai, un peu agréable convive. Pour faire plaisir à Verlaine, je l’invitai une fois chez moi, rue Lécluse, à Batignolles, et il fallut toute mon énergie pour le maîtriser. D’abord, il ne desserra pas les dents pendant toute la première partie du repas, n’ouvrant la bouche que pour demander du pain ou à boire, d’un ton sec, comme à une table d’hôte ; puis, à la fin, sous l’influence d’un bourgogne énergique, dont Verlaine lui versait largement, il devint agressif. Il lança des paradoxes provocateurs et émit des apophtegmes destinés à appeler la contradiction. Il voulut notamment me plaisanter en m’appelant « salueur de morts », parce qu’il m’avait aperçu soulevant mon chapeau sur le passage d’un convoi. Comme je venais de perdre ma mère, deux mois auparavant, je lui imposai silence sur ce sujet, et le regardai de certaine façon qu’il prit en assez mauvaise part, car il voulut se lever, et s’avancer, menaçant, de mon côté. Il avait pris nerveusement et sottement sur la table un couteau à dessert, comme une arme sans doute. Je lui collai la main à l’épaule et le forçai à se rasseoir aussitôt, en lui disant que je sortais de faire la guerre, et que, n’ayant pas eu peur des Prussiens, ce n’était pas un polisson comme lui qui m’intimiderait. J’ajoutai sans grande colère, plutôt plaisantant, que s’il n’était pas content, et s’il persistait à nous embêter, j’allais le reconduire jusque sur l’escalier à grands coups de pieds dans le bas du dos.

Verlaine s’interposa, me pria de ne pas me fâcher, excusa son ami, et Rimbaud, à qui la leçon avait profité sans doute, se tut jusqu’à la fin du repas, se contentant de boire largement, et de s’entourer de nuages de fumée, pendant que Verlaine récitait des vers.

Je n’ai depuis revu Rimbaud qu’une ou deux fois, mais je sais qu’il ne me portait pas dans son cœur. Il affectait, ironiquement, en parlant de moi, de me désigner sous les épithètes de « salueur de morts », d’« ancien troubade », de « pisseur de copie ». C’était bien inoffensif. Je ne lui en ai pas voulu davantage, et j’ai même, par la suite, écrit, lorsqu’on parla de lui élever un monument à Charleville, des articles pour rendre hommage à son talent, qui était original, réel et profond. En même temps, je reconnaissais sa ténacité, son énergie d’explorateur, en m’apitoyant sur les souffrances des dernières années de sa vie, et sur sa mort tout à fait lamentable, à l’hôpital de Marseille.

Pour résumer l’histoire d’Arthur Rimbaud, rappelons qu’il quitta ce Paris peu enthousiaste, et qu’avec le dédain et peut-être le découragement qu’il ressentit pour le milieu littéraire inhospitalier, germa dans son cerveau l’idée de changer de climat, d’existence. Déjà il songeait à renoncer à l’art, à la poésie, au rêve, pour les voyages, le commerce et l’action.

Il continua à correspondre avec Paul Verlaine. Celui-ci, comme on le verra par la suite, se décida à venir le retrouver pour faire, de compagnie, des voyages. Une brouille survint, puis se produisit l’accident du coup de pistolet, et enfin la séparation définitive, éternelle, des deux amis. Ils ne se sont jamais retrouvés depuis la tragique journée de juillet 1873.

Rimbaud, rentré chez sa mère, soigné et gâté, écrivit, dans le calme de la propriété des Roches, près de Charleville, son bizarre et vigoureux ouvrage : Une Saison en Enfer. Il fit imprimer ce petit livre à Bruxelles, puis, à peine le volume fut-il sorti des presses, qu’il le jeta au feu. Quelques exemplaires seulement furent sauvés.

L’exagération de la vision extérieure, la coloration à faux des impressions, le mélange de l’irréel et du vrai, la mise en scène de la personnalité grandie, grossie, fardée, qui furent la caractéristique d’Arthur Rimbaud, bien plus qu’en ses poésies, souvent ironiques, caricaturales et parodistes, apparaissent dans une Une Saison en Enfer. Il est presque introuvable, ce livre, il n’existe, assure-t-on, que trois exemplaires ayant échappé à l’autodafé de l’auteur. Cette plaquette (j’ai eu entre les mains l’exemplaire de Paul Verlaine, confié par son fils Georges) est imprimée en caractère nets et fins, format petit in-18, 53 pages, et porte les indications suivantes sur la couverture grisâtre : A. Rimbaud [en noir, et en haut]. Une saison en enfer [sur deux lignes, au milieu de la page, et en rouge]. Un peu au-dessous, assez grosses lettres, en noir, entre deux filets tremblés : Prix Un franc. En bas, en noir, sur trois lignes : Bruxelles, Alliance typographique (M. de Poot et Cie), 37, rue aux Choux, 37. Enfin, tout au bas, la date de la publication : 1873. La couverture est en outre encadrée de filets noirs maigres.

Le volume comporte une sorte de préface, sans titre, dont voici quelques lignes du début :


Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée.

Je me suis armé contre la Justice.

Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine ! C’est à vous que mon trésor a été confié !

Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie, pour l’étrangler, j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.

J’ai appelé les bourreaux, pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me séchai à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.

Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot…


Tout cela manque certainement de cohérence, de bon ordre et d’enchaînement ; c’est le triomphe de l’anacoluthe. On voit par là combien Arthur Rimbaud a été un précurseur !

Cette singulière introduction se terminait par une invocation, toute baudelairienne et proudhonienne, à Satan :


« Tu resteras hyène, etc. », se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits et ton égoïsme et tous les péchés capitaux »…

Ah ! j’en ai trop pris ; mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et, en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez, dans l’écrivain, l’absence des facultés descriptives et instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.


Rimbaud, qui ne manquait pas d’une sommaire érudition, avait probablemant puisé cette satanique doctrine dans certains ouvrages de théologie, parlant de la secte des Lucifériens, qui existait au treizième siècle, en Allemagne. Ils adoraient le vaincu du ciel, l’ange déchu qui symbolisait l’humanité frappée, torturée et maudite par l’implacable divinité.

Ce romantique frontispice est suivi de courtes divagations en prose assez nerveuse et colorée, coupée de fragments poétiques. Les titres sont souvent diaboliques : Mauvais sang, Nuit de l’enfer, Délires, Vierge folle, l’Époux infernal, l’Alchimie du verbe, l’Impossible, l’Éclair, Matin, Adieu.

Dans Mauvais Sang, l’auteur commence ainsi :


J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite et la maladresse dans la lutte ; je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d’herbes les plus ineptes de leur temps.

D’eux, j’ai l’idolâtrie et l’amour du sacrilège. — Oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique la luxure, surtout mensonge et paresse…

J’ai horreur de tous les métiers…


Le jeune homme se vantait. Il n’était pas si vicieux qu’il le voulait paraître. Il n’avait pas tant l’horreur du travail, puisqu’il a choisi, au Harrar, dans l’Arabie Pétrée et en Éthiopie, le rude métier de conducteur de chameaux et de pourvoyeur de nègres.

Plus loin, il s’écriait, dans une sorte de profession de foi démoniaque :


Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n’ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral ; je suis une brute : vous vous trompez.

Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sourd. Vous êtes de faux nègres, vous mauresques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; génie, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre…


Évidemment le bois d’ébène, dont il devait par la suite faire la connaissance, hantait la cervelle surchauffée de l’intéressant éphèbe.

Il tenait à sa peau, malgré ce Magnificat en l’honneur de la puissance des ténèbres : « Comme je deviens vieille fille, disait-il, à manquer de courage d’aimer la mort ! »

Rimbaud était, dans sa jeunesse, un névrosé et un hystérique, mais assez peu touché par le mal, suffisamment robuste pour réagir vite et devenir le rude et peu sentimental colon de la réalité. Quand on chante sa douleur, c’est qu’on ne souffre plus ; quand on raisonne sa folie, elle est passée, et la raison, avec la santé, revient.

« À moi l’histoire d’une de mes folies ! » s’écrie Rimbaud. Et il raconte combien il aimait les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs, il dit comment il a inventé la couleur des voyelles : a noir, e blanc, i rouge, o bleu, u vert. « J’écrivais les silences des nuits, dit-il encore, je notais l’inexprimable, je fixais des vertiges. La vieillerie pratique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. J’expliquais des sophismes magiques avec l’hallucination des mots. »

Dans cette dernière formule se trouve toute la future école poétique saluée, prophétisée, fondée.

La destruction du livre Une Saison en enfer fut comme l’anéantissement de l’existence de poète d’Arthur Rimbaud. Après avoir définitivement rompu toutes relations, non seulement avec Paul Verlaine, — il refusa de suivre et même de recevoir le poète, qui, dès sa libération des prisons belges, avait été le retrouver à Stutgard, où il s’était retiré pour apprendre l’allemand, — mais encore avec ses anciens amis de Charleville et avec tout ce qui touchait au monde littéraire, Rimbaud commença une nouvelle vie d’aventures et de voyages. Le vagabond survivait en lui, si le poète était mort, volontairement tué. Faisant son apprentissage d’explorateur et de commerçant au loin, Rimbaud se mit à apprendre l’allemand, l’anglais, l’italien, le hollandais, le russe, le grec moderne et l’arabe. Il parcourut presque toute l’Europe, et exerça, pour vivre, les métiers les plus divers, et souvent les plus durs, les plus anti-littéraires : il fut successivement, comme un émigrant du nouveau monde, ouvrier, laboureur, professeur, interprète, commis, marin. Il finit par se fixer à Chypre. Il y exploita, pour le compte d’une maison de Marseille, Bardey et Cie. Il parcourut l’Arabie, pénétra en Abyssinie, et fonda enfin un comptoir au Harrar.

Il entra en relations avec les autorités abyssiniennes, avec le ras Makonnen, et fut même en rapports avec Ménélik et avec M. Félix Faure, alors ministre de la Marine et des Colonies. Il dut négocier diplomatiquement pour le débarquement à Obock de l’outillage nécessaire à la fabrication de cartouches pour le compte du souverain d’Abyssinie.

Rimbaud avait réalisé, dans son commerce, une certaine fortune. Il voulut revenir en France. C’est le vœu banal de tous les coureurs d’aventures, la retraite au foyer natal. Un accident de cheval fut malheureusement l’origine d’un épanchement de synovie. En débarquant à Marseille, il dut entrer à l’hôpital et subir l’amputation de la jambe. Il revint à Charleville, souffrant, irritable, impotent. Il voulut se remettre bientôt en route pour l’Abyssinie, mais il lui fallut s’arrêter à Marseille, où il mourut, à l’hôpital de la Conception, le 10 novembre 1891. Il avait trente-sept ans.

Sa mort passa inaperçue. Son nom, cependant, n’était plus inconnu. Verlaine lui avait consacré une étude élogieuse, des citations de ses vers les plus étranges avaient attiré l’attention. Le sonnet des Voyelles était célèbre. Mais personne ne savait ce qu’était devenu le poète errant. Ses poésies furent publiées d’abord par M. Rodolphe Darzens, — cette publication donna même lieu à une saisie et à un procès en contrefaçon, — puis M. Paterne Berrichon les édita. Ce dernier, qui avait épousé la sœur du poète, Mlle Isabelle Rimbaud, a, en outre, publié une biographie complète de Rimbaud, avec sa correspondance d’Abyssinie. C’est lui qui a raconté l’existence si longtemps ignorée du poète aventurier, devenu trafiquant, et presque riche, et qui a fait connaître les curieuses péripéties de sa vie commerçante au Harrar, et son dénouement tragique à l’hôpital de Marseille.

Arthur Rimbaud a joué un rôle décisif et funeste dans la vie privée de Paul Verlaine. Il a été le prétexte à l’éloignement de sa femme ; il a motivé le procès en séparation ; il a accru la funeste ivrognerie de son ami, et l’a transformée en affection pathologique, en dipsomanie, car, robuste et rebelle aux intoxications alcooliques, il pouvait supporter des doses de spiritueux qui détraquaient l’organisme plus délicat de Verlaine. Il l’entraînait aux voyages, aux déplacements incessants et sans but. Il fut la cause de sa longue détention en Belgique. Il a fait planer sur lui des suspicions de passions contre nature, qui, invoquées au procès en séparation de corps, ont dicté aux magistrats les considérants du jugement plus tard transformé en divorce. Pour beaucoup de personnes, prévenues ou ignorantes des faits que nous établissons ci-après dans leur réalité, ces suppositions, dues à la fréquentation de Rimbaud, persistent encore et entachent la mémoire de Verlaine.

Voilà les méfaits, impunissables par les lois ordinaires, de ce gamin vicieux et génial, qui a fini sa carrière mouvementée en homme énergique, actif, laborieux et entreprenant. Il fut bien néfaste pour le pauvre faible garçon qu’était Paul Verlaine. Il le domina, il l’ensorcela, il l’envoûta. Il est certainement l’auteur de toutes les misères, morales et physiques, qui accablèrent Verlaine. Lui a-t-il rendu quelque service au point de vue intellectuel ? Son influence a-t-elle agi sur le talent du poète des Romances sans paroles ? La poétique nouvelle de Verlaine est-elle issue de l’intimité avec l’auteur du Bateau Ivre ? Je ne le pense pas. La détention, l’extraordinaire conversion religieuse et des réflexions prolongées dans le calme et le silence d’une cellule, permettant de fixer une théorie poétique, que depuis longtemps il roulait dans son cerveau, ont surtout modifié sa manière et donné à sa versification le caractère original et impressionniste, qui différencie les vers de Sagesse de ceux des Poèmes Saturniens.

L’influence littéraire de Rimbaud est douteuse ; celle qu’il eut sur les gestes et les sentiments de Verlaine ne fut malheureusement que trop évidente.