Paul de Saint-Victor - Les deux masques, tome 1 Préface

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Calmann-Lévy (1p. i-vi).

PRÉFACE

Le théâtre a deux Masques, — Tragédie-Comédie, – celui qui pleure et celui qui rit, souvent séparés et quelquefois accouplés.

Sous ce titre à double face, l’ouvrage que je présente au public comprendra, en trois séries distinctes, quelques-unes des grandes époques de l’art dramatique. La première est consacrée au Théâtre grec – Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane. – J’y ai joint une étude sur Calidasa, le plus célèbre poète du Théâtre indien. – La seconde série sera remplie par Shakespeare. – Dans la troisième, j’étudierai le Théâtre français, depuis ses origines jusqu’à Beaumarchais.

On a beaucoup écrit sur le théâtre grec. En reprenant un sujet si souvent traité, j’ai tenté de faire autrement sinon mieux que mes devanciers. La mythologie et l’histoire tiennent dans mon travail autant de place que l’esthétique littéraire. Replacer les tragédies et les comédies grecques dans le milieu qui les a produites, éclaircir et élargir leur étude en l’étendant sur monde antique, par les aperçus qui s’y rattachent et les rapprochements qu’elle suggère, soulever le masque de chaque dieu et de chaque personnage entrant sur la scène, pour décrire sa physionomie religieuse ou son caractère légendaire ; commenter les quatre grands poètes d’Athènes, non point seulement par la lettre, mais par l’esprit de leurs œuvres et par le génie de leur temps tel est le plan que je me suis tracé et que j’ai tâché de remplir.

La philologie moderne et la science des religions comparées ont renouvelé, depuis trente ans, l’interprétation du polythéisme hellénique. Les dieux ont été ressaisis à leur origine naturelle, suivis à tous ses degrés, dans leur croissance plastique et morale, pénétrés et élucidés dans toutes les phases de leurs transformations et de leurs symboles. On a retrouvé le sens profond et naïf, divin et enfantin à la fois, des vieux mythes éclos de l’imagination primitive. Les Védas récemment ouverts ont révélé la parenté directe des religions de la Grèce avec les premières croyances de la race aryenne, mère de l’Inde et de la Perse, aïeule immémoriale de l’Europe. Ces découvertes capitales qui ont ouvert sur la Mythologie des points de vue si nouveaux, j’ai tâchée de les amener en partie, de l’érudition à la vie de l’art, en les introduisant dans Le théâtre d’Athènes, par les personnes divines ou héroïques qui y jouent un rôle. À travers leurs figures classiques, j’ai fait entrevoir le jeu des phénomènes atmosphériques ou solaires qui les ont créés à l’horizon lointain de la haute Asie.

Les dieux reviennent presque à chaque page, dans ces études sur des drames qui étaient avant tout des fêtes religieuses. Malgré mon peu de goût pour tout ce qui peut paraître une affectation, j’ai cru devoir transcrire leurs noms tels que la langue grecque les présente. Cette innovation est depuis longtemps en usage dans les littératures étrangères. En France même, tous les historiens et tous les critiques des sciences religieuses l’ont généralement adoptée. L’heure me semble venue de la faire entrer dans le langage littéraire. Une tradition routinière a trop longtemps masqué les dieux helléniques sous les substituts des divinités latines qui ne leur sont que collatérales, ou qui ne les représentent que dans leur extrême décadence. Le Jupiter de Rome, dieu d’État, tout rituel et tout officiel, n’est qu’une réduction de la vaste divinité de Zeus. Sa Junon conjugale, matrone plutôt que reine du ciel, sorte de sage-femme olympienne présidant aux accouchements, gardienne de l’argent et des trésors domestiques, ne peut être identifiée à Héra, la grande déesse azurée et orageuse du firmament grec. Le Mercure italique, trafiquant de naissance, étroitement confiné dans le patronage spécial du commerce, n’a rien de commun avec l’Hermès mobile et multiple des mythes homériques. Minerve, dépouillée des vertus guerrières et des grands traits héroïques qui caractérisent Pallas-Athéné, reparaît à Rome sous la figure pédantesque d’une déesse scolaire. Mars, dieu indigène et national du Latium, se distingue tout à fait d’Arès, qui n’occupe dans l’Olympe grec qu’une place subalterne. Rome n’eut jamais l’imagination ouverte aux merveilles et aux mirages de la mer, et son froid Neptune copie Poséidon sans lui ressembler. Cérès n’est qu’une maigre glane de la fertile Déméter. Diane elle-même ne peut guère passer que pour une pâle doublure d’Artémis.

Il est temps de séparer, par le changement radical des noms, la mythologie plagiaire des peuples latins de la mythologie créatrice et originale des races helléniques. Même quand elle s’y rattache par l’emprunt direct, elle garde quelque chose de médiocre et de rabougri. C’est la différence d’un herbier desséché à un champ en fleurs. Transplantés à Rome, les jeunes dieux de l’Hellade s’immobilisent et se glacent : avec la sève de la terre natale, toute poésie vivante s’est retirée d’eux.

Un autre motif conseillerait cette restitution. C’est toujours sous leurs noms latins que la parodie a travesti et bafoué les dieux ; c’est sous ces mêmes noms que le bel esprit des deux derniers siècles les a usés dans les fadeurs de l’allégorie et du madrigal. En leur rendant leurs appellations primordiales, on les retrempe à leur source vive, et leurs images s’offrent à l’esprit intactes des affronts subis par leurs pseudonymes. Scarron n’a pas caricaturé Zeus, Aphrodite n’a jamais été fardée par Dorat.

Pour ne point dérouter le lecteur et éviter toute difficulté, j’ai pris soin d’ailleurs, à chaque première fois qu’un dieu parait dans ce livre, d’accoler son nom latin à son vrai nom grec. Quant aux noms des héros et des personnages historiques qui ne diffèrent, le plus souvent, de l’orthographe hellénique que par la forme des lettres ou par le son de la désinence, j’ai maintenu leurs équivalents vulgarisés par l’usage. En ce genre d’innovation, il ne convient, selon moi, d’adopter que ce qui est vraiment nécessaire, que ce qu’imposent, comme des faits acquis, les progrès de la science et de la critique. Tout ce qui dépasse cette juste mesure risque de troubler et de rebuter le lecteur. L’antiquité n’est pas déjà si familière au public pour qu’on se plaise à en obstruer les abords. Gardons-nous d’entourer de broussailles les ruches de l’Hymète, n’élevons point des barricades cyclopéennes devant la porte du Parthénon.

Quelle que soit la fortune de ce livre, j’en suis récompensé par avance. Il m’a rapatrié dans le monde antique, il m’a ramené aux sources sacrées ; j’y ai puisé les plus pures joies qui puissent rafraîchir et ravir l’esprit. « Les Grecs » – a dit Goethe dans un mot célèbre – « ont fait le plus beau songe de la vie. » Ce songe, je l’ai refait avec eux et il me semble que je m’en réveille en écrivant les dernières lignes de ces pages pleines de leur gloire et de leur génie.