Paula Monti/I/IV

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 25-32).
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Première partie


CHAPITRE IV

PAULA MONTI


M. de Morville ne pouvait en croire ses yeux.

Ce n’était pas une illusion… il se trouvait en présence de madame de Hansfeld.

Il faudrait le talent d’un grand artiste pour rendre le caractère énergique, sévère de ce visage impérial, pâle et beau comme un masque de marbre antique, pour peindre ce regard noir, profond, impénétrable, que les traditions du Nord prêtent aux mauvais esprits.

Qu’on excuse notre ambitieuse comparaison, mais en évoquant la qualité poétique de Cléopâtre et de lady Macbeth, on se figurerait peut-être le mélange de séduction dominatrice et de grandeur sombre empreint sur la physionomie de la Vénitienne Paula Monti, princesse de Hansfeld.

Madame de Hansfeld avait arraché son masque.

Son capuchon abattu projetait une ombre vigoureuse sur son front, tandis que le reste de son visage était vivement éclairé ; ses yeux brillaient d’un nouvel éclat au milieu du clair-obscur où se trouvait la partie supérieure de la figure.

À l’exception du rayonnement de ce regard scintillant comme une étoile dans les ténèbres, le reste de la physionomie de madame de Hansfeld était impassible.

La princesse dit à M. de Morville d’une voix mâle et grave :

— Je confie sans crainte le secret de cette entrevue à votre honneur, monsieur…

— Je serai digne de votre confiance, madame.

— Je le sais, j’ai eu besoin de cette certitude pour risquer une démarche… qu’à votre insu… vous avez provoquée…

— Moi, madame ?…

— Vos procédés seuls me forcent de venir ici, monsieur.

— Madame, expliquez-vous ? de grâce.

— Il y a environ deux mois, monsieur, vous aviez prié madame de Lormoy votre tante, que je vois assez fréquemment, de vous présenter à moi ; j’avais accédé à sa demande. Quelques jours après, vous avez annoncé à madame de Lormoy que vous ne pouviez plus vous résoudre à cette présentation.

M. de Morville baissa la tête et répondit :

— Cela est vrai, madame.

— De ce moment, monsieur, vous avez affecté de fuir tous les endroits où vous pouviez me rencontrer…

— Je ne le nie pas, madame — répondit tristement M. de Morville.

Madame de Hansfeld reprit :

— Ainsi il y a quelque temps, ignorant que madame de Senneterre m’avait donné une place dans sa loge, vous y êtes venu ; au bout d’un quart d’heure vous êtes sorti sous un vain prétexte qui n’a trompé personne…

— Cela est encore vrai, madame.

— Enfin, madame de Sémur vous ayant invité, ainsi qu’un très petit nombre de personnes, à une lecture intéressante que vous désiriez beaucoup d’entendre, vous avez accepté avec un vif plaisir. Mais madame de Sémur ayant ajouté que j’assisterais à cette réunion, vous n’y avez pas paru.

— Cela est encore vrai, madame.

— Enfin, monsieur, vous avez mis à m’éviter une telle persistance, je devrais dire une telle affectation, qu’elle a été remarquée par bien d’autres que par moi.

— Madame… croyez…

— On vante, monsieur, la loyauté de votre caractère, on cite votre parfaite urbanité ; il vous faut donc de sérieux motifs pour afficher à mon égard des procédés si étranges… Je me hâte de vous dire qu’ils m’eussent été très indifférents… sans une circonstance dont je dois vous entretenir…

— Madame, je sais combien ma conduite doit vous paraître bizarre, grossière, pourtant…

Madame de Hansfeld interrompit M. de Morville, avec un sourire amer :

— Encore une fois, monsieur, je ne vous ai pas demandé ce rendez-vous pour me plaindre de votre éloignement… J’ai lieu de croire que votre résolution de m’éviter est dictée par des motifs si graves… que s’ils étaient pénétrés, le repos… la vie peut-être de deux personnes seraient compromis.

Et la princesse jeta un regard perçant sur M. de Morville.

Celui-ci répondit en rougissant :

— Je vous assure, madame, que si vous saviez…

— Je sais, monsieur — dit vivement la princesse — qu’il y a un secret entre vous et moi… Vous avez appris ce secret dans l’intervalle du jour où vous aviez demandé à m’être présenté, et le jour fixé pour cette présentation… de ce moment a daté votre résolution de m’éviter… Vous êtes homme d’honneur… dites-moi si je me trompe… jurez-moi que vous n’avez eu aucun motif de manifester l’éloignement dont je vous parle, jurez-moi que cet éloignement a été causé par le hasard, le caprice… je vous croirai, monsieur… et dès lors, grâce à Dieu ! cet entretien n’aura plus de but.

Après quelques moments d’hésitation pénible, M. de Morville parut prendre un parti violent et dit :

— Je ne puis pas mentir, madame, eh bien ! oui… un secret des plus graves !…

— Il suffit, monsieur — s’écria madame de Hansfeld, interrompant M. de Morville : — je ne m’étais pas trompée, vous possédez un secret que je ne croyais connu que de deux personnes… je croyais l’une d’elles morte… l’autre avait le plus puissant intérêt à garder le silence, car il s’agissait de son déshonneur… Aussi me suis-je décidée à vous demander cette entrevue, ne pouvant vous recevoir… et n’ayant maintenant aucune chance de vous rencontrer dans le monde… Peu m’importe l’opinion que vous avez dû concevoir de moi après la révélation qu’on vous a faite ; vos fréquents témoignages d’aversion me prouvent que cette opinion est horrible ; cela doit être… Dieu sera mon juge… Mais il ne s’agit pas de cela — reprit la princesse ; — vous ignorez peut-être, monsieur, de quelle terrible importance est le secret que l’on vous a confié ou que vous avez surpris. Osorio… n’est donc pas mort ? Il est donc vrai qu’il n’a pas péri à Alexandrie, ainsi qu’on l’avait cru d’abord ? Répondez, monsieur, de grâce, répondez… S’il en était ainsi, bien des mystères me seraient expliqués…

— Osorio ?… je n’ai jamais entendu prononcer ce nom, madame…

— C’est donc M. de Brévannes ?… — s’écria la princesse involontairement.

M. de Morville regarda madame de Hansfeld avec une surprise croissante, depuis quelques minutes il ne la comprenait plus.

— Je connais à peine M. de Brévannes, j’ignore s’il est à Paris en ce moment… madame.

Pour la première fois, depuis le commencement de cet entretien, madame de Hansfeld sortit de son calme feint ou naturel. Elle se leva brusquement, son pâle visage devint pourpre, elle s’écria :

— Il n’y a au monde qu’Osorio ou M. de Brévannes qui ait pu vous dire ce qui s’était passé à Venise, il y a trois ans, dans la nuit du 13 avril !

— Il y a trois ans ? à Venise ?… dans la nuit du 13 avril ? — répéta machinalement M. de Morville de plus en plus étonné. — Sur l’honneur, madame, il n’est pas question de cela… De grâce, pas un mot de plus… Je serais désolé de surprendre une grave confidence… Encore une fois, madame, je vous le jure sur l’honneur ; le motif qui m’oblige à vous éviter n’a aucun rapport avec les noms, les dates et les lieux que vous venez de citer… Ce motif n’a rien qui puisse altérer la profonde, la sincère admiration que je porte à votre caractère… En évitant de vous voir, madame, j’accomplis une sainte promesse… j’obéis à un devoir sacré…

— Grand Dieu !… qu’ai-je dit !… — s’écria madame de Hansfeld en cachant sa tête dans ses mains et en songeant à la demi-révélation qu’elle avait involontairement faite à M. de Morville. — Non… non… ce n’est pas un piège indigne !

Puis, s’adressant à M. de Morville :

— Je vous crois, monsieur, par un rapprochement, par un quiproquo étrange, lorsque j’ai su que vous aviez une puissante raison de me fuir, j’ai cru qu’il s’agissait d’une triste… bien triste circonstance dans laquelle à des yeux prévenus je pourrais paraître avoir joué un rôle indigne de moi et mériter même l’aversion que vous me témoigniez… Votre serment me rassure… je m’étais trompée… Rien sans doute n’a transpiré de cette funeste aventure. Maintenant, monsieur, cet entretien n’a plus de but… j’étais venue ici pour vous faire connaître les suites funestes que pouvait avoir l’indiscrétion que je redoutais… Heureusement mes craintes étaient vaines. Maintenant, peu m’importe que l’on remarque ou non que vous évitez toutes les occasions de me rencontrer ; quant à la cause qui vous oblige à me fuir, elle m’est indifférente… Adieu, monsieur… vous êtes homme d’honneur, je ne doute pas de votre discrétion.

Et madame de Hansfeld fit un mouvement pour sortir.

M. de Morville l’arrêta respectueusement par la main :

— Un mot encore, madame… jamais, sans doute, je ne me retrouverai seul avec vous… Sachez au moins une partie de mon secret. Alors vous me plaindrez peut-être… oui… car vous saurez qu’il me faut une grande résolution pour vous fuir, madame… Lorsqu’un sentiment contraire à la haine… Oh ! ne prenez pas ceci pour une parole de galanterie… De grâce, écoutez-moi.

Madame de Hansfeld, qui s’était levée, se rassit, et écouta en silence M. de Morville.