Paula Monti/I/VIII

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 73-82).
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Première partie


CHAPITRE VIII.

LE RETOUR.


L’ancien et immense hôtel Lambert, occupé par le prince et par la princesse de Hansfeld, était situé rue Saint-Louis en l’île ; les murs du jardin terminaient le quai d’Anjou : ce quai est séparé de l’Arsenal par les bras de la Seine qui entourent l’île Louviers.

Nous l’avons dit, rien de plus désert que les abords de ce palais. Les curieux peuvent encore visiter ces salles énormes, proportionnées aux splendeurs des existences princières des temps passés.

On ne peut de nos jours contempler sans ressentiments mélancoliques ces vieux hôtels autrefois si peuplés de pages, de gardes, d’écuyers, de gentilshommes, innombrables satellites de ces glorieuses planètes, de ces illustres maisons qui jetaient tant d’éclat sur la France.

Rien de plus triste que de voir ces constructions massives, bâties pour des siècles, tromper si vite l’espoir de ceux qui les avaient fondées pour leurs puissantes races.

Heureusement l’édifice dont nous parlons conservait un peu de sa poésie, grâce à la solitude du quartier désert où il s’élevait. Lorsque les ombres transparentes de la nuit le voilaient à demi, cette antique demeure reprenait la sévère majesté de son caractère monumental.

La nuit, la solitude, le silence ne varient pas avec les siècles ; contemporains de tous les âges, ils sont immuables comme l’éternité… Aussi, lorsque l’on contemple ces vieux édifices au milieu de la nuit, du silence et de la solitude, on dirait que rien n’a changé… la distance du présent au passé s’efface…

C’est à peu près au moment où M. de Brévannes sortait de l’Opéra que nous conduirons le lecteur à l’hôtel Lambert.

Des nuages épais et gris, chassés par l’âpre bise du nord, couraient rapidement sur le ciel. En se couchant, la lune argentait les contours fantastiques des nuées. Au-dessus d’elle, çà et là quelques étoiles scintillaient sur le profond et sombre azur du firmament.

La masse irrégulière du vieux palais, avec ses toits aigus, ses cheminées, ses gargouilles bizarres, son fronton massif, se découpait en noir sur la limpidité bleuâtre et nocturne de l’atmosphère ; une allée de pins séculaires dressaient leurs pyramides d’un vert sombre au-dessus des murs du jardin qui se prolongeait sur le quai.

Les eaux de la Seine, gonflées par les pluies d’hiver, se brisaient sur la grève, et répondaient, par un triste murmure, aux longs sifflements de la bise du nord.

Le bruit du vent et des grandes eaux troublait seul le silence où était enseveli ce quartier de Paris..

Quatre heures et demie sonnaient dans le lointain à l’Arsenal, lorsqu’un fiacre s’arrêta devant la muraille du jardin.

Une personne coiffée d’un chapeau rond, enveloppée d’un manteau, descendit de cette voiture, ouvrit une petite porte, et bientôt après, madame de Hansfeld, toujours en domino, sortit à son tour du fiacre et entra dans le jardin.

La princesse parcourut d’un pas rapide la longue allée de pins qui aboutissait à une des ailes de l’hôtel.

De temps à autre les rayons de la lune, glissant à travers le branchage touffu, faisaient une pâle trouée dans les ténèbres qui couvraient cette allée ; c’était alors quelque chose de bizarre à voir que la figure de la princesse, passant avec sa robe et son camail noirs au milieu de ces éclaircies de lumière douteuse et blanchâtre.

Les anciennes habitations comme l’hôtel Lambert avaient toujours de mystérieux petits escaliers aboutissant à l’alcôve ou aux cabinets des chambres à coucher. L’habitude d’un grand apparat, les exigences de la représentation et d’une rigoureuse étiquette, le nombre immense de domestiques de tous grades, sans cesse allant et venant pour leurs services variés, laissaient si peu de liberté qu’on était généralement réduit aux expédients nocturnes.

On ne s’étonnera donc pas de voir madame de Hansfeld, en arrivant à l’aile gauche de l’hôtel, ouvrir une petite porte cachée dans un massif d’arbres, et gravir lestement un escalier étroit et rapide qui la conduisit en peu d’instants dans un vaste cabinet qui précédait sa chambre à coucher.

À peine entrée, la princesse se jeta dans un grand fauteuil, comme si elle eût été épuisée de fatigue.

Pendant ce temps, la personne qui l’avait suivie verrouilla la porte de l’escalier secret, se débarrassa de son manteau et de son chapeau d’homme à larges bords.

C’était une femme.

Elle ranima le foyer à demi éteint, alluma deux bougies et entra dans la chambre de madame de Hansfeld pour s’assurer que rien n’avait pu faire soupçonner son absence.

La princesse, après un moment d’abattement, arracha son masque, se leva brusquement, dénoua la ceinture de son domino, et le foula aux pieds avec colère.

Sous ce premier vêtement elle portait une robe noire à manches courtes, qui laissait voir ses épaules, ses bras et sa taille dignes de la Diane antique.

Sa physionomie hautaine, froide, imperturbable pendant son entretien avec M. de Morville, était alors agitée par la violence des plus furieuses passions.

Ses yeux, un peu creux, étincelaient comme deux diamants noirs. Debout devant la glace de la cheminée, elle semblait vouloir pétrir le marbre du chambranle sous ses mains convulsives. Emportée par le flot de ses tumultueuses pensées, elle ne s’aperçut pas du retour de la personne qui l’avait accompagnée.

L’aspect de cette jeune fille était étrange.

Une couleur chaude, brune comme le bronze florentin, couvrait son teint mat et faisait ressortir la blancheur nacrée du globe de l’œil et le bleu clair de la pupille ; ses cheveux châtains, épais, courts, frisés, se séparaient sur son front à la manière des hommes qui, de nos jours, portent leur chevelure très longue ; ses traits, assez réguliers, avaient quelque chose de viril, de résolu ; lorsqu’elle entr’ouvrait ses lèvres rouges et charnues, on voyait des dents très blanches, mais écartées les unes des autres.

Cette jeune fille, presque aussi grande que madame de Hansfeld, était beaucoup plus mince ; elle portait une robe noire montante, et une petite cravate de soie serrait autour de son col sa collerette à plis très fins.

Coiffée d’un chapeau rond, enveloppée d’un long manteau, cette jeune fille avait pu passer pour un homme et accompagner madame de Hansfeld, qui craignait de revenir seule la nuit dans ce quartier désert et de se trouver presque à la merci d’un cocher.

Pendant l’entrevue du bal de l’Opéra, la jeune fille avait attendu la princesse dans un fiacre et l’avait ensuite ramenée.

Elle s’aperçut de la préoccupation de madame de Hansfeld, et lui dit :

— Marraine, il est bien tard… il faudrait vous coucher…

— Je l’ai vu ! il peut me perdre ! — s’écria impétueusement la princesse, le visage enflammé de colère, en se retournant vers sa filleule (nous l’appellerons Iris, en nous excusant de cette mythologie).

— Qui donc avez-vous vu, marraine ? — dit la jeune fille, effrayée de l’exaspération de madame de Hansfeld.

— Charles de Brévannes.

— Il est ici ?

— Tout à l’heure… à l’Opéra… je l’ai vu… Oh ! c’était bien lui… La présence de cet homme m’annonce quelque nouveau malheur…

— Je ne connais pas cet homme, marraine… Je ne sais pourquoi vous le haïssez… mais je le hais parce que vous m’avez dit qu’autrefois il vous avait causé de grands chagrins.

En prononçant ces mots : Je ne sais pourquoi vous haïssez cet homme, Iris ne put vaincre un léger tressaillement qui ne fut pas remarqué par madame de Hansfeld.

— Pourquoi je le hais, tu me le demandes ! — s’écria la princesse presque avec égarement.

— Je ne vous le demande pas par curiosité, marraine ; si vous haïssez… vous voulez vous venger…

— Me venger… oh ! oui… Je voudrais une vengeance éclatante, terrible… comme le mal qu’il m’a fait…

— Si je puis vous servir, parlez.

— Toi, pauvre fille ?

— Ordonnez, j’obéis ; Iris est à vous, c’est votre bien ; elle vit par votre vie, elle respire par votre souffle, elle voit par vos yeux, elle veut par votre volonté.

Sans lui répondre, madame de Hansfeld tendit sa belle main à Iris ; celle-ci en approcha ses lèvres rouges et humides avec une expression de respect et de dévouement filial : puis elle se redressa vivement et s’écria :

— Mon Dieu ! marraine, votre main est glacée… vous frissonnez… Il faut vous coucher…

— Pas encore… mais écoute… Je ne sais ce que me présage l’arrivée de Charles de Brévannes ; de grands malheurs peuvent s’ensuivre… Tes services me seront peut-être plus nécessaires que jamais… Il faut que tu saches… tout… oui… le crime de cet homme… Alors tu comprendras que la vengeance devient aujourd’hui pour moi… une expiation…

Et la princesse s’assit près de la cheminée.

Iris prit un manteau de velours doublé d’hermine, et en enveloppa soigneusement sa marraine ; car, malgré le feu qui brûlait dans l’âtre, ces pièces immenses devenaient glaciales à la fin des nuits d’hiver.

Madame de Hansfeld resta quelques moments rêveuse avant de parler.

Iris aimait madame de Hansfeld avec une sorte de tendresse à la fois respectueuse, farouche et passionnée.

C’était un de ces attachements aveugles, sauvages, on dirait presque impitoyables, tant ils sont exclusifs.

La princesse croyait s’être à jamais attaché par une profonde reconnaissance cette jeune fille, qu’elle avait presque élevée ; elle ne se trompait pas, mais elle ignorait avec quelle violence ce sentiment, absorbant tous les autres, s’était développé dans le cœur de sa filleule.

Celle-ci avait toujours soigneusement caché les accès de jalousie féroce que lui causaient les moindres préférences de sa maîtresse…

Sombre, taciturne, impérieuse avec les autres domestiques de la princesse, Iris était généralement crainte ou détestée à l’hôtel Lambert.

Sa fonction de demoiselle de compagnie lui permettait de s’isoler complètement et de se vouer à cette idée fixe, absolue, incessante :

Vivre pour sa marraine.

Son chagrin de tous les instants était de ne pas se trouver assez utile, assez nécessaire à madame de Hansfeld, qui, riche, titrée, libre de ses actions, pouvait se passer du secours ou du dévouement de sa filleule…

Alors quelquefois, dans la funeste exagération de son attachement, Iris formait des vœux détestables : elle désirait presque voir sa maîtresse malheureuse pour avoir l’ineffable bonheur de la consoler, de la secourir, de lui consacrer ses jours et ses nuits, pour pouvoir enfin développer dans toute sa puissance le sentiment qui la dominait.

D’après cet aperçu du caractère d’Iris, enfant abandonnée, bohémienne ou Maure, on doit penser qu’elle poursuivait d’une haine amère les ennemis, non seulement de madame de Hansfeld, mais encore toutes les personnes auxquelles celle-ci témoignait quelque bienveillance. Sa haine augmentait toujours en raison de la vivacité des sentiments qu’on inspirait à sa marraine.

Ainsi, la sachant passionnément éprise de M. de Morville, elle exécrait celui-ci autant… plus même que M. de Brévannes… car elle ressentait une sorte de bizarre reconnaissance envers ceux qui inspiraient de l’aversion à la princesse.

Iris sortait à peine de l’enfance ; elle s’entourait d’une impénétrable dissimulation. Jamais madame de Hansfeld ne l’avait crue capable de cette exaltation sauvage ; et cependant cette jeune fille, poursuivant son but avec une inflexible énergie, égarée par une jalousie féroce, avait frappé sa maîtresse dans ses affections les plus chères.

Après un assez long silence, madame de Hansfeld, sortant de sa rêverie, fit signe à Iris de s’approcher d’elle.

Celle-ci, s’agenouillant et s’accroupissant, ainsi que font les Espagnols à l’église, croisa les bras, attacha ses grands yeux clairs, fixes et perçants sur les yeux de madame de Hansfeld avec ce mélange d’intelligence, de soumission et de dévouement particulier à la race canine ; et, de crainte de perdre un mot, un geste, une nuance de la physionomie de sa marraine, dès que celle-ci eut commencé de parler, elle se suspendit à ses lèvres… pour nous servir de l’expression consacrée.