Paula Monti/I/XII

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 118-122).


CHAPITRE XII.

LE BEAU-PÈRE ET LE GENDRE.


L’apparition de M. de Brévannes fit régner un silence de quelques instants entre les trois acteurs de cette scène.

Berthe frémit en lisant sur les traits de son mari l’ironie et la dureté.

L’austère figure de Pierre Raimond, jusqu’alors douce et bonne, prit tout à coup un caractère d’énergie hautaine. Redressant sa grande taille, et mettant sa fille derrière lui comme pour la protéger, il marcha deux pas à la rencontre de M. de Brévannes :

— Que voulez-vous, monsieur ?

— Je voulais savoir, monsieur, si madame ne m’en imposait pas, si elle venait passer la matinée chez vous, ainsi qu’elle me l’a dit ; j’ai mes raisons pour en douter.

— Ah ! Charles ! — dit tristement madame de Brévannes.

— Je vous défends de soupçonner ma fille de mensonge, monsieur.

— Mon père… — s’écria Berthe.

— Je n’ai, monsieur Raimond, de compte à rendre à personne… Si je soupçonne ma femme de mensonge, c’est que…

— Si elle a menti… ce n’est pas à vous, c’est à moi — s’écria Pierre Raimond en interrompant son gendre.

— Comment cela, monsieur ? — dit celui-ci en regardant Berthe avec étonnement.

— Charles, je vous en conjure… Et vous, mon père…

— Elle m’a menti — reprit le vieillard d’une voix forte ; — tout à l’heure encore, elle se disait heureuse…

— Ah ! j’y suis — reprit froidement M. de Brévannes — madame est venue parler ici de son bonheur avec des gémissements hypocrites… C’est fort adroit…

— Monsieur de Brévannes — s’écria Pierre Raimond — il y a quatre ans, ma fille se mourait dans cette chambre… Je vous disais : J’aime mieux perdre maintenant cette enfant… que la perdre un jour par suite des tortures que vous lui causerez… J’avais raison, vous la tuerez !

— Mon père — dit Berthe — je ne dois pas vous laisser dans une fâcheuse erreur… Il m’en coûte, mais je dirai la vérité ; je ne justifierai pas par mon silence les reproches peu mérités, je vous l’assure, que vous adressez à mon mari… J’ai pu vous cacher quelques contrariétés domestiques auxquelles les meilleurs ménages n’échappent pas. Vous étiez si content de me savoir complètement, absolument heureuse, que je voulais vous laisser cette illusion ; elle ne nuisait à personne, et j’espérais vous rapprocher de celui que vous jugez trop sévèrement.

— Ma fille, je connais votre faiblesse ; c’est à moi d’être sévère…

— D’être sévère ! — s’écria M. de Brévannes avec un éclat de rire sardonique… — d’être sévère… Ah çà ! est-ce que je suis ici à l’école, monsieur Raimond ? À qui croyez-vous parler, s’il vous plaît ?

— Au bourreau de ma fille…

— Ceci tombe dans l’exagération, monsieur Raimond… vos souvenirs révolutionnaires vous égarent…

— Berthe… emmène cet homme… — dit froidement le graveur.

— Charles, je vous en prie, venez… venez. Mon père, à jeudi… pardonnez-moi de vous quitter sitôt… peut-être reviendrai-je demain, — dit Berthe en voulant à tout prix rompre cette fâcheuse conversation.

— Puisque vous êtes en train de donner des leçons, monsieur — dit M. de Brévannes — dites donc à votre fille qu’il est toujours maladroit de témoigner à son mari de méprisantes froideurs lorsqu’il aurait peut-être le droit d’être jaloux…

— Berthe, que veut-il dire ?

— Ah ! Charles… est-ce à vous de rappeler cette scène…

— Je ne suis pas dupe, madame, de votre feinte délicatesse… de vos beaux scrupules… Il y a là-dessous… quelque intrigue… je la pénétrerai…

— De grâce, Charles, ne parlons pas de cela ici… Adieu, mon père.

Après un moment de silence, Pierre Raimond dit à sa fille :

— Berthe… méritez-vous ce reproche ?

— Non, mon père… — répondit Berthe avec dignité.

— Je vous crois, mon enfant… Maintenant, monsieur, écoutez-moi. Pendant quatre ans j’ai été votre dupe, j’ai cru ma fille heureuse ; aujourd’hui je sais la vérité… Berthe n’a pas au monde d’autre appui que moi… je suis infirme, pauvre, vieux… il n’importe, prenez garde…

— Des menaces, monsieur….

— Oui, notre position sera nette… Dès aujourd’hui… je renonce aux secours que j’avais acceptés à la seule instance de ma fille…

— Il vous est plus commode d’être ingrat…

— Ingrat… parce que j’ai bien voulu ménager votre orgueil…

— Mon père…

— Ainsi, monsieur — dit Pierre Raimond — c’est de vous à moi, d’homme à homme, que vous me rendrez compte du bonheur de ma fille… Je vous donne quinze jours pour abjurer vos torts….

— Quinze jours ? Pas davantage ?…

— Et si au bout de quinze jours vous n’êtes pas pour Berthe ce que vous devez être…

— Eh bien ! monsieur, que ferez-vous ?

— Vous le verrez.

— Venez, madame — dit M. de Brévannes en prenant Berthe par le bras.

— Mon père, adieu… Je reviendrai ; de grâce, calmez-vous.

— Vous reviendrez si je vous le permets — dit M. de Brévannes avec ironie.

— Sois tranquille, mon enfant, je veillerai sur toi — dit Pierre Raimond.

Berthe suivit son mari en pleurant.

Le vieillard resta seul.